Nelson Mandela, un héros moral et politique

 — Par Didier Fassin (Professeur à l’Institute for Advanced Study (Princeton) et à l’Ecole des hautes études en sciences sociales ) —

mandela-360A la veille des premières élections libres de 1994 en Afrique du Sud, peu d’observateurs imaginaient qu’elles pussent se tenir sans effusion de sang. Une transition douce vers la démocratie semblait bien improbable : le pays, sous état d’urgence de 1985 à 1990, avait subi des années de quasi-guerre civile ; au début des années 1990, des tueries étaient commises par la police du régime d’apartheid, par des suprématistes blancs et par des sécessionnistes zoulous à l’encontre de membres de l’ANC (African National Congress) ; le secrétaire général du Parti communiste, Chris Hani, venait d’être victime d’un assassinat commandité par un député du Parti conservateur ; et, dans les meetings de l’ANC, la foule entonnait le chant belliqueux Kill the Boer (Tuez les Boers). Une transition improbable, donc, d’autant que le président afrikaner, Frederik de Klerk, était accusé de soutenir l’Inkatha Freedom Party de Mangosuthu Buthelezi, impliqué dans les violences.

Les élections se déroulèrent dans la ferveur d’un droit de vote pour la première fois accordé à tous, et aucun incident majeur n’en émailla le cours. L’ANC triompha avec 62 % des voix et Nelson Mandela, libéré quatre ans plus tôt, après vingt-sept années d’emprisonnement, devint président de l’Afrique du Sud, tandis que ses ennemis d’hier, Frederik de Klerk et Mangosuthu Buthelezi, étaient nommés respectivement premier vice-président et ministre de l’intérieur. Cette improbable union nationale était le fruit d’âpres négociations conduites par le président de l’ANC tant avec le pouvoir blanc, désireux de maintenir ses privilèges et redoutant l’esprit de revanche de la majorité noire, qu’avec son propre parti, peu enclin à faire des concessions à ceux qui avaient conduit la politique raciste de ségrégation et d’oppression.

Militant intraitable de la lutte contre l’apartheid aussi bien que stratège pragmatique du processus de démocratisation, il pensait également qu’il ne faut pas « craindre de pardonner dans l’intérêt de la paix » : ainsi, après la finale de la Coupe du monde de rugby, en 1995, il portait le maillot de l’équipe des Springboks, symbole honni du racisme blanc, quand il remit le trophée à son capitaine, un geste qui parut à beaucoup un puissant symbole de la réconciliation nationale.

C’est bien cette double image de combattant politique et de héros moral que les Sud-Africains conserveront de l’homme qui a fait passer leur pays du ban des nations au statut de modèle. C’est elle aussi qui en fait une figure si consensuelle dans le monde entier, puisqu’elle restitue le droit des dominés, auxquels elle rend la dignité, sans perpétuer la rancoeur et inciter à la vengeance. L’institution de la Commission vérité et réconciliation, qui, de 1996 à 1998, permit d’accorder l’amnistie aux individus coupables de graves violations des droits de l’homme s’ils confessaient leurs actes, est ainsi devenue une référence obligée pour les pays qui sortent de périodes de dictatures ou de conflits, même si beaucoup ont pu regretter une justice trop clémente pour les criminels doublée d’une réparation trop modeste pour les victimes.

A la différence de son successeur, Thabo Mbeki, responsable politique vindicatif, Nelson Mandela n’était donc pas un homme du ressentiment. Inlassablement engagé dans le présent et résolument tourné vers l’avenir, il ne ressassait pas le passé. Pour autant, il ne cherchait pas à en effacer les traces, comme beaucoup ont voulu le faire depuis la fin de l’apartheid, afin d’exonérer de leur responsabilité ceux qui ont suscité ou simplement toléré ce régime. Pour lui, pardonner n’est pas oublier.

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Lire les archives du Journal Le Monde: Avril 1994 : premières élections multiraciales en Afrique du Sud

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