Nèg pa ka mô : par Daniély Francisque, interprétée par la troupe Mawon

— Par Selim Lander —

Théâtre populaire à l’Atrium

Une pièce écrite et mise en scène par Daniély Francisque, interprétée par la troupe Mawon

Voir la grande salle de l’Atrium complètement remplie pour une pièce de théâtre ! Qui voudrait bouder son plaisir. Sans doute le fait que ce spectacle ait été offert gratuitement a-t-il contribué à son succès, mais si c’est là la condition pour amener au théâtre de nouveaux spectateurs, on ne le regrettera pas. Cela étant, les spectateurs étaient-ils vraiment nouveaux ? Il est difficile de l’affirmer car la pièce a pu attirer les habitués des comédies créoles, Bankoulélé ou autres.

Nèg pa ka mô mêle en effet assez agréablement des genres différents. Des scènes de comédie pure, en créole, à des scènes plus dramatiques souvent en français, des évocations de la vie des noirs au temps de l’esclavage – déportation, travaux des champs, etc. – sous forme de tableaux chorégraphiés, enfin des scènes plus proches de notre présent, comme celle de la veillée qui suit l’exécution du nèg marron. Le tout relié par le récit du temps d’antan qu’une grand-mère adresse à sa petite fille.

Roland Sabra, dans la précédente livraison de Madinin-Art, a déjà rappelé, avec le talent qui le caractérise, tout le bien qu’il pensait de la mise en scène et de l’interprétation de Nèg pa ka mô lors de la représentation qui fut donnée en Martinique à l’occasion du cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage. Nous ajouterons simplement que, depuis le deuxième balcon où nous étions installé, le dispositif scénique de cette nouvelle représentation paraissait efficace. Côté cour, surgissait la proue d’un navire négrier, qui vu de plus bas devait paraître encore plus impressionnante. Côté jardin, une petite case devant laquelle se tenait la grand-mère et la petite-fille. Les comédiens et danseurs étaient suffisamment nombreux, suffisamment mobiles pour remplir le grand plateau de l’Atrium. Et même s’ils n’étaient que des amateurs plus ou moins confirmés, leur prestation, comme celle des musiciens, fut plus qu’honorable dans l’ensemble. En dépit du rythme parfois un peu trop lent de l’action, du propos parfois un peu trop appuyé, ils surent communiquer au public le plaisir qu’ils démontraient à se produire sur scène.

On ne peut pas parler d’une pièce, surtout lorsqu’elle se destine au plus large public, sans considérer son argument. Celui de Nèg pa ka mô pose immédiatement la question de la finalité de ce genre de spectacle : simple divertissement ou théâtre militant ? Quand on choisit, comme ici, le thème de l’esclavage, on s’installe obligatoirement dans une forme de militantisme.

La pièce joue sur deux registres, celui du devoir de mémoire, rappelé avec insistance dans le discours du patriarche, au début de la pièce, et celui de l’exaltation des ancêtres esclaves, héros de la résistance à l’asservissement et de la conquête de la liberté. Dès lors que la pièce se situe ainsi sur le registre politique, la question se pose immédiatement de savoir si elle est nécessaire, ou si elle est au moins opportune. Celles de Brecht, par exemple, étaient-elles opportunes ? On peut, rétrospectivement, en douter : la dénonciation manichéenne du capitalisme et la propagande en faveur des régimes communistes pouvait se montrer redoutablement efficace. Mais n’était-ce pas leurrer tant les spectateurs d’Allemagne de l’Est terrorisés de facto par la STASI, que ceux de notre côté du rideau de fer, appelés à plébisciter sans le savoir un système d’oppression.

Que faut-il penser, alors, de Nèg pa ka mô ? Le perpétuel retour sur la tragédie de l’esclavage est-ce cela dont nous avons encore besoin aujourd’hui ? Un tel ressassement ne peut conduire qu’au ressentiment, synonyme d’impuissance, comme l’a bien montré Jean-Paul Sartre. Macérer dans le souvenir des humiliations passées n’aide pas à prendre en charge son destin. Certes le message de la pièce, comme on l’a dit, est double. Il n’y a pas seulement le souvenir du temps de l’esclavage. Il y a encore l’exaltation de l’héroïsme du marron, protagoniste de la pièce. Bien que ce ne soit certes pas la première fois que cette figure est utilisée au théâtre pour incarner le rédempteur du peuple asservi, on ne prend pas suffisamment garde qu’elle joue dans les deux sens : présenter le marron comme celui qui rachète la honte des esclaves, c’est reconnaître chez ces derniers une sorte de culpabilité. D’où l’humiliation. D’où la macération.

Tant qu’à faire du théâtre politique, ne vaudrait-il pas mieux affronter la réalité et les contradictions de la Martinique d’aujourd’hui ? Mais peut-être cette pièce, qui date de 1995, a-t-elle simplement été écrite trop tôt ? Gageons que les auteurs antillais sauront trouver dans les bouleversements provoqués par le LKP et le Collectif du 5 février une source d’inspiration pour des pièces plus en phase avec les défis de notre temps.

Selim Lander, 19.4.2009.