Mort de Patrice Chéreau, metteur en scène sans limite

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Il était encore au lycée que sa réputation de metteur en scène de théâtre était faite à Paris. Ensuite, comme un jeune conquérant (il a incarné Bonaparte à l’écran), Patrice Chéreau a pris d’assaut l’opéra, le cinéma. Ce metteur en scène universel est mort lundi 7 octobre, à 68 ans. De ses premiers spectacles au théâtre de Sartrouville, alors que la France était prise dans les convulsions de mai 1968, à son triomphe cannois avec La Reine Margot, de sa mise en scène du Ring de Richard Wagner, qui révolutionna le monde de l’opéra, alors qu’il n’avait pas 30 ans, à son dernier spectacle, Elektra, opéra de Richard Strauss, créé à Aix-en-Provence en juillet (voir la retransmission, toujours accessible sur le site Arte live Web), Patrice Chéreau a laissé une empreinte profonde sur son temps.

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http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2013/10/07/le-metteur-en-scene-patrice-chereau-est-mort_3491549_3382.html

Dans le Figaro duv07/10/13

Ses yeux clairs étaient cerclés d’un cerne violet. On voyait bien qu’il était malade. Mais on ne voulait pas croire que la camarde pouvait l’arracher au monde, à ce monde qu’il illuminait depuis cinquante ans comme un éternel enfant qui inventait des univers et les partageait. Hier, à l’entracte de la répétition générale d’Aida, à l’Opéra-Bastille, la nouvelle s’est répandue comme un feu, figeant les vi­sages et les paroles. Un grand silence de douleur profonde. Car, de tous les artistes, Patrice Chéreau était sans nul doute le plus incontestable. Depuis ses années de lycéen, lorsque avec Jean-Pierre Vincent et Jérôme Deschamps il montait ses premiers spectacles, juste avant de rencontrer Richard Peduzzi, à Sartrouville, en 1968, il répandait partout l’émerveillement. Antoine Bourseiller, Ariane Mnouchkine, Giorgio Strehler avaient tendu la main à ce ­garçon d’une beauté sauvage, et très tôt, ses mises en scène avaient époustouflé public comme critiques.

On ne fera pas ici la liste des spectacles prodigieux qu’il a montés. On ne citera pas tous les grands comédiens qui se sont remis entre ses mains, dans la joie et la souffrance parfois. On pense à Pierre Boulez, son père en musique, le compagnon de l’aventure de Bayreuth. Ils avaient la même manière d’articuler, le même timbre feutré et doux, une sorte de léger accent, très particulier.

Il ne retrouvera pas sur un plateau son cher Gérard Desarthe. Le jeune homme tout en nerfs de La Dispute, de Peer Gynt, d’Hamlet… Ils devaient travailler ensemble pour un Shakespeare que tout le monde espérait, en mars prochain, à l’Odéon…

On revoit Patrice Chéreau, à la dernière d’Elektra, cet été, à Aix. Heureux, rieur, libre. Gai comme un enfant, un «enfant expérimenté», comme dit si bien Peter Brook. Jean et chemise blanche. Sa tenue préférée. Deux jours plus tard, pieds nus sur la scène de l’Opéra-Théâtre d’Avignon, il avait dit Coma de Pierre Guyotat, un texte qu’il aimait. Ce fut son dernier tour de scène.

À Paris, il avait déménagé. S’était délesté des livres qu’on n’ouvre plus, des disques qu’on n’écoute jamais. Il avait choisi l’ascèse d’un espace pur qui donnait sur un jardin. Il regardait les fleurs éclore avec son regard de rêveur. Il pensait à Séville, où il aimait séjourner. Il était l’enfant d’un couple d’artistes, et il avait pensé un moment devenir peintre, scénographe. C’était un petit poucet aux poches pleines de cailloux. Beaucoup de ses amis étaient morts. Pierre Romans, Bernard-Marie Koltès, tant d’autres. Il affrontait. Il souriait. On espérait…

Hypersensible, intuitif, il parlait toutes les langues de l’opéra et du théâtre. Il lisait tout le temps. On ne l’a jamais vu sans un livre à la main. Il aimait faire découvrir. Partager.

Acteur, il était prodigieux. Puisant au plus profond de son âme blessée d’énigmatiques ressources. Bonaparte pour Youssef Chahine, au cinéma, il avait attisé les puissances sombres et cocasses à la fois de Koltès dans Dans la solitude des champs de coton. Le ­metteur en scène nous laisse devant la béance de l’absence. Sans plus désir de rien.