Michel Crozier est mort

—Par Philippe Cabin, Evelyne Jardin,Michel Lallement, Héloïse Lhérété, Dominique Vellin—

michel_crozierLe sociologue Michel Crozier vient de mourir à l’âge de 90 ans. Né en 1922 à Sainte-Menehould (Marne), il est considéré comme un pionnier de la sociologie des organisations. Diplômé de HEC et d’une thèse de droit, il laisse derrière lui une œuvre conséquente, dont L’Acteur et le système, livre traduit et débattu dans de nombreux pays. Chercheur au CNRS, il y avait fondé en 1962 le Centre de sociologie des organisations (CSO) qui reste encore très dynamique aujourd’hui.

Michel Crozier (1922-2013) faisait partie de ces intellectuels français nés dans l’entre-deux guerre, dont l’originalité intellectuelle et méthodologique a largement passé les frontières françaises. Né en 1922 dans la Marne, il a obtenu son diplôme de HEC Paris et une licence en droit en 1949, avant de  partir aux États-Unis pendant quatorze mois pour y étudier les Syndicats. Ce fut un véritable choc. Au fil de ses rencontres, il découvre une autre façon de vivre et de s’organiser en société qui le marque à jamais. De retour en France, il s’y impose comme le père de l’« analyse stratégique », expression qui désigne à la fois une approche sociologique spécifique et une méthode d’analyse des organisations. Son œuvre peut se décliner en plusieurs étapes.

Comprendre les relations de pouvoir

Ses premières enquêtes de terrain cherchent à rendre compte du fonctionnement (et des dysfonctionnements) des systèmes bureaucratiques. Dans Le Phénomène bureaucratique (1964), il met au jour les rouages organisationnels cachés de deux organisations publiques, l’Agence parisienne des chèques postaux et la Seita. Les relations de pouvoir apparaissent comme le principal élément structurant de l’organisation. Mais, loin de reproduire l’organigramme, elles reposent sur des données implicites, notamment la maîtrise des « zones d’incertitude ». C’est ainsi qu’à la Seita, le conflit récurrent entre les ouvriers de production et les ouvriers d’entretien s’enracine dans la maîtrise de la zone d’incertitude que constituent les pannes de machine. Crozier montre également comment la centralisation et la multiplication des règles aboutissent à la constitution de « cercles vicieux bureaucratiques » qui rigidifient l’organisation.

Dans L’Acteur et le Système (1977), il va donner une assise théorique à ces premières analyses : cet ouvrage, coécrit avec Erhard Friedberg, est le livre fondateur de l’analyse stratégique. Il est aujourd’hui un classique de la littérature sociologique. La thèse peut se résumer en quelques propositions. L’acteur n’est pas totalement contraint, il a une certaine marge de liberté. Son comportement est le résultat d’une stratégie rationnelle. Mais cette rationalité n’est pas pure, elle est limitée : les gens ne prennent pas les décisions optimales, mais celles qu’ils jugent satisfaisantes compte tenu de leur information, de la situation et de leurs exigences (les auteurs reprennent à leur compte la théorie de l’économiste américain Herbert A. Simon).

L’analyse stratégique comme méthode d’intervention

Pour Crozier, c’est sur la base de ces postulats qu’il faut analyser le fonctionnement des organisations. L’analyse stratégique étudie donc les relations de pouvoir et les effets des stratégies des acteurs dans l’organisation. Elle cherche à mettre au jour les logiques sous-jacentes des systèmes contingents nés de cette interdépendance. Elle est devenue une méthode de diagnostic organisationnel et d’accompagnement du changement de plus en plus usitée, par des sociologues mais aussi par des professionnels du management.

Crozier a également cherché à transposer ses interprétations à l’analyse de la société française, dans une perspective réformatrice : toute une série d’ouvrages s’inscrit dans ce projet. Il y a selon lui un modèle bureaucratique à la française (centralisateur, rigide, cloisonné) qui imprègne l’ensemble des organisations et empêche tout changement social. La crise de mai 1968 est interprétée comme un signe révélateur de ce blocage (La Société bloquée, 1971). Dans ses essais suivants, Crozier va préciser sa cible : ce n’est pas tant la société française qui est bloquée que l’État français qui, par son conservatisme, son « bureaucratisme » et son omnipotence, freine l’innovation et les adaptations dynamiques (État moderne, État modeste, 1986). Enfin, dans La Crise de l’intelligence (1995), il dénonce le rôle de la technocratie et des élites, qui gêneraient les transformations que la société civile est encline à accepter.

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