Martinique Jazz Festival 2011 Le renouveau d’un festival plus ouvert sur le monde

 — par Roland Sabra —

 

L’audace ne paie pas toujours. Samedi 26 novembre dans la salle Aimé Césaire du CMAC s’ouvrait le Martinique Jazz Festival ( notez l’ordre des mots!) avec en première partie en formation Quartet Grégory Privat, pianiste fils de son père José lui même pianiste du groupe Malavoi. Le public a apprécié et s’est laissé séduire par le manque de naturel du jeu quelque peu affecté de l’artiste qui en fait des tonnes, dans une gesticulation imitative qui emprunte vaguement à Glenn Gould et plus surement au grand guignol pour montrer à quel point il est traversé, travaillé, envahi par les morceaux qu’il interprète. Il faut dire que son toucher de clavier n’est pas aussi expressif et fait preuve d’une assez grande pauvreté, comme s’il lui fallait souligner par le geste ce que son interprétation ne sait dire. Taper n’est pas jouer. La complicité qu’il entretient avec Sonny Troupé à la batterie et au ka lors d’un duo est néanmoins l’occasion d’un rare moment de plaisir. Manu Godja à la guitare tire son épingle du jeu, tandis que Damian Nueva à la basse est totalement sous-employé. Musique classique, jazz fusion, clin d’oeil antillais, le public aime qu’on le caresse dans le sens du poil et Grégory Privat bénéficie en la matière, du moins on l’imagine, de l’expérience acquise par son père dans le registre de la musique de variété. Au risque de paraître paternaliste ou condescendant on dira que bonne enfant la salle était contente : elle aime ce qu’elle connait !

C’est avec la deuxième partie que le climat consensuel s’est détérioré. Erik Marchand, chanteur, clarinettiste, chercheur, est certes un artisan du renouveau de la musique bretonne actuelle mais pas seulement. Il est aussi passionné par les musiques du monde, de la Sardaigne, au Niger en passant par l’Albanie, la Hongrie, la Macédoine, les Balkans etc. Autant le dire tout de suite ce chanteur est le chantre des métissages interculturels. Il chante en breton sur des musiques issues du Tout-Monde. Il affectionne tout particulièrement Banat une région de Roumanie ou se mêlent intimement les Serbes, les Hongrois, les Allemands, les Bulgares, les Hutsuls de Transcarpathie et autres Ukrainiens sans jamais pour autant oublier les racines celtiques qui sont les siennes. Le Sextet dans lequel il se produisait est un parfait reflet de cette rencontre avec l’autre sans risque de se perdre. La réception des œuvres d’Erik Marchand suppose sans doute la mobilisation de codes culturels plutôt spécifiques à la vieille Europe.  On comprendra dès lors que cette recherche musicale assez étrangère aux oreilles martiniquaises ait pu inciter une partie du public à quitter ostensiblement la salle entre les morceaux ou plus grossièrement encore pendant les morceaux eux-mêmes. Dommage car ce n’est pas tous les jours qu’il  est donné d’entendre jouer du taragot, ce sax soprano en bois dont usait avec talent le musicien Costica Olan.  Hélène Labarrière à la contrebasse a semblé courir plus souvent qu’à son tour derrière le tempo qu’elle était sensée donner au groupe. Jacky Molard au violon et surtout Mircea Dobre à l’accordéon ont parcouru en long en large et en travers le champ de l’imaginaire slave peuplé de fêtes, de larmes, d’exubérance et de  tristesse à fendre l’âme.  A mille lieues de tout histrionisme les émotions étaient dans la musique, les artistes s’effaçant derrière leurs instruments, comme Erik Marchand se retirant sobrement de trois pas dans les passages purement musicaux.

La question qui reste posée n’est pas tant celle de l’insertion d’une musique du monde dans une manifestation qui se veut jazzique ou jazzistique, c’est comme on veut, les débordements vers la variété sont assez fréquents, mais ils sont acceptés dans leur coloration antillaise. La vraie question est celle d’une information préalable du public. Si on peut saluer l’audace de la programmation, sa volonté d’ouverture vers des horizons inconnus et fatalement inquiétants puisqu’ils bousculent les repères musicaux habituels, on regrettera, pour Erik Marchand qui se produisait à la Martinique en première mondiale en Sextet le manque de préparation à une telle réception.

Deux styles, deux poses…

P.S. : Il n’y aura pas de compte-rendu du spectacle de Fal Frett, toutes les places de presse ayant été attribuées aux autres médias martiniquais dont on sait qu’ils se font les fidèles commentateurs critiques des arts de la scène en Martinique. Nous ne pourrons rien dire sur  la prestation de notre ami Raph Tamar. Dommage!!

Improbable ! Voilà le mot qui vient à l’esprit lors de la découverte, le 02 décembre 2011 au CMAC de Fort-de-France dans le cadre du Martinique Jazz Festival, du groupe NoJazz, qui s’impose d’emblée comme une non-évidence. Difficile de définir les contours de NoJazz. D’abord combien sont-ils ?sont-ils quatre ? Sont-ils cinq ? Question vertigineuse quand on découvre que chacune d’eux est plusieurs à la fois. Commençons par le plus simple, enfin ce qui peut paraître le plus simple, tellement NoJazz échappe à toute catégorisation. Le groupe est né il y a une dizaine d’années, on n’en saura pas plus, de la rencontre de copains musiciens engagés dans des champs musicaux hétérogènes, le rock, le jazz, l’électro, le hip-hop, le R&B, le funk etc . Et voilà qu’ils décident de jouer ensemble, d’abord des impros, se trouvent immédiatement un nom, puis vient le premier concert deux mois plus tard au Sunset. Un autre mois passe et Teo Macero, le producteur de Miles Davis, fait une entorse aux règles de vie que lui impose ses 75 ans, à savoir se mettre au lit à 23 heurs au plus tard, et reste à danser, oui, oui, à danser devant eux jusqu’à plus d’heure. Six mois plus tard NoJazz était avec lui à New York pour l’enregistrement du premier album. La configuration du groupe a peu changé depuis. Aujourd’hui il se compose de Philippe Balatier ( DJ, Claviers, Samplers) , Pascal Reva (Batterie, Guitare, Chant), Philippe Sellam ( Saxo)et Sylvain Gontard ( Trompette), auquel s’est adjoint HKB Finn, un anglais d’origine jamaïcaine, jongleur de mot, auteur de théâtre, choriste classique, etc.

Ils arrivent sur scène déguisés comme pour Carnaval en footeux extra-terrestre, en rappeur rosifié, en « orange-mécanique » décati, et autres trouvailles vestimentaires. Affirmation d’identités fortes qui  dès les toutes premières notes privilégient le groupe comme entité. La musique, un peu planante mais toujours dansante, est un patchwork dans lequel dominent les cuivres, qui sont la marque de fabrique du groupe, et les sons acoustiques remixés par les synthés. Dans l’explosion on reconnaît du jazz, des tonalités latines, mille autres sources et on s’y perd pour mieux faire la fête. C’est le batteur Pascal Réva qui le dit : « «La musique de NoJazz, et particulièrement en concert, est un prétexte au partage d’un moment de fête, de la vibration autour d’une même pulsation et énergie positive à travers la danse, le groove, ou même le ‘risque’ de l’improvisation». A la fin du concert  la salle Aimé Césaire du CMAC a dansé sur le titre le plus célèbre de NoJazz, « Boogaloo », qui sert de générique à l’émission « Salut les terriens » sur C+. C’est dans le live que leur talent donne toute sa mesure. L’énergie, le plaisir du décalage, la distanciation, l’ironie dans le jeu et les impros n’ont d’autres motifs que de promouvoir une musique qui insiste sur la joie de vivre, expression qui devient impudique par les temps qui courent.. Le détachement avec le quel le groupe opère n’est que l’expression d’un professionnalisme mis au service d’une émancipation des codes institués et sclérosants. NoJazz, en groupe futuriste nous dit que l’avenir est dans la diversité, la confrontation des différences, dans le métissage et que c’est bien bon.

Après NoJazz en première partie ce fût JazzOnly avec Kenny Garrett en quartet accompagné donc de Benito Gonzales au piano, Marcus Baylor à la batterie et Corcoran Holt à la contrebasse. Après le travail de l’horizontalité et des champs de traverse, le travail de la verticalité, de l’approfondissement du sillon qu’il faut creuser sans cesse. Kenny Garrett est devenu, un missionnaire du « vrai jazz en terre païenne du rock et du funk ». On retiendra la très belle homogénéité du timbre sonore mise en valeur dans les petites phrases musicales qu’il décline à l’infinie, dans des reprises non moins infinies de morphèmes musicaux, comme s’il était à la recherche de la note qui manque celle qui permettrait de les jouer toutes en un seul souffle. Il y a là dans le jeu musical de Kenny Garrett avec ses envolées, ses silences, ses cavalcades, ses ruptures, ses échanges parfois complices, parfois plus rudes avec son batteur, une quête de spiritualité, la recherche d’un au delà qui ne semble concerner que lui seul. C’est la mise en place d’une structure répétitive du morphème musical, avec une maitrise technique éblouissante , dans le creusement obstiné de quelques notes que Kenny Garrett nous dit que nous sommes irrémédiablement seuls au monde. Certains morceaux, comme l’introduction sont la juxtaposition de solos instrumentaux qui relèvent plus de l’affrontement d’Égos que de la coopération. Ce n’est que plus tard dans le concert que l’apaisement viendra quand la ligne harmonique l’emportera sur les seules associations rythmiques.

Contrastes et oppositions musicales auront été les tonalités musicales des deux concerts du Martinique Jazz Festival 2011 auxquels il nous aura été permis d’assister. Encore un signe d’ouverture.

Brillantissime, c’est à dire extrêmement brillant, très séduisant et intelligent, voilà le mot qui vient à l’esprit en sortant du concert de clôture du Martinique Jazz Festival donné comme une offrande par Omar Sosa le 08 décembre 2011 au CMAC de Fort-de-France. Ce cubain, il est né à Camagüey et partage sa vie aujourd’hui entre Quito et San Francisco, est un fin explorateur des cultures musicales africaines, sud-américaines et caribéennes dont il cultive le syncrétisme, à l’image de la religion dont il est imprégné, la Santeria. Nombre de ses morceaux évoquent les Orishas, ces divinités afro-américaines originaires des traditions religieuses Yoruba. Loin d’être un assemblage de styles sa musique est une construction cohérente qui s’enroule autour d’une recherche de spiritualité en invitant à la méditation. « Chaque chanson est une inspiration pour la suivante, et l’improvisation est la base de l’expression musicale. Je voulais jouer du début à la fin sans réfléchir, seulement ressentir où chaque note m’emmènerait, en suivant la voix de mon âme. Il est possible que le silence, la nostalgie, l’espoir, l’optimisme, et la tristesse voyagent tous main dans la main dans la plupart de ces morceaux » déclarait-il à propos de son cinquième album de piano solo.

Il ne s’agit pas pour autant d’une musique éthérée, vide de chair, elle est au contraire pleine de sensualité, elle emprunte au free jazz, au breakbeat hip hop, à la salsa caliente etc. Les lignes harmoniques sont d’une très grande sensibilité tout en étant marquées par virages voire des ruptures tout à fait imprévisibles et qui mêlent les sonorités les plus inattendues. Les lignes mélodiques d’une grande sobriété, tout comme la rythmique par ailleurs, musardent du coté de celles d’Erik Satie et même de Pierre Boulez. Aucun domaine musical ne semble étranger à Oma Sosa . Il jongle avec bonheur entre et avec piano acoustique, claviers électriques, effets électroniques, échantillonnage de divers éléments sonores enregistrés en studio avec lesquels il inter-réagit en temps réel et de la façon la plus spontanée possible. L’artiste est aussi d’une certaine humilité. « Je ne suis qu’un médiateur, un porte parole des esprits » répète-t-il à l’envi. Sur la Scène nationale de Martinique il a souvent mis en valeur l’excellente prestation de Peter Apfelbaum au saxophone, flutes et percussions. Mark Gilmore à la batterie fait un travail énorme avec un toucher d’une grande subtilité. Chico Tomas à la Basse, M’bira et chant est très à l’écoute de son leader.

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Mère martiniquaise, père guadeloupéen elle a grandi dans l’ile sœur. Elle voulait faire des études de biologie, devenir vétérinaire, soigner les animaux, mais voilà il y a quatre ans elle se rend au « Duc des Lombards à Paris à un concert « Jazz Biguine » et elle bascule. Elle va s’intéresser à nos oreilles et de ce qui se trouve entre les deux. Elle le dit en ces termes : » La musique m’a prise et ne m’a pas laissée repartir« . Pour être plus juste disons qu’elle a grandi entourée de musiciens et qu’elle a toujours chanté. A Fort-de France elle a produit un concert très consensuel, d’une facture très classique, à partir de reprises de standards et quelques morceaux personnels. Elle expérimente des associations pas si fréquentes, voix-guitare-saxo dans son premier album, ou voix piano-contre-basse en live sur la scène du CMAC par exemple. La voix est belle, le timbre chaud et coloré. Si elle semble encore se chercher, le public lui l’a trouvée. Son nom, Tricia Evy et pour ne pas l’oublier il suffit de l’écouter.

Cette dernière soirée du Martinique Jazz Festival s’est inscrite dans la ligne qui semble se dessiner pour ce rendez-vous annuel : celle du renouveau. Portes et fenêtres ont été ouvertes et un souffle d’air frais a balayé l’atmosphère convenue, un peu émolliente de ces dernières années. D’Erik Marchand à No Jazz en passant par Grégory Privat sans oublier Kenny Garrett et les autres, tous les autres, la programmation a illustré l’incroyable diversité et l’immense richesse d’un genre musical d’origine afro-américaine dont la seule unité intangible est aujourd’hui son universalité.
Il faut espérer que Josiane Cueff, Frédéric Thaly et toute l’équipe du CMAC poursuivent dans cette voie.

R.S. les 02/ 03/04 décembre 2011 à Fort-de-France