Manifestes pour un mouvement à travers l’océan des humanités

— Par Aliocha Wald Lasowski, philosophe —
Un ouvrage rassemble, pour la première fois, six textes coécrits par les penseurs martiniquais Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant. Dix ans après la mort de ce dernier, d’autres ouvrages nous invitent à naviguer dans son sillage.

Manifestes
Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau,
préface d’Edwy Plenel
La Découverte et Institut du Tout-Monde, 2021,
168 pages, 14 euros

En 2009, évoquant les États-Unis saccagés par le racisme et la xénophobie, les écrivains et penseurs martiniquais Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau voient l’élection de Barack Obama comme l’imprévisible réalisation de la créolisation, ce processus en devenir du tissage de contacts et de relations mêlées. « Dans un pays où toute idée de rencontre, de partage, de mélange était violemment repoussée par une grande partie de la population » , Obama incarne alors la diversité, lui qui grandit à Hawaï, d’un père kényan, d’une mère du Kansas et d’un beau-père indonésien. Cette analyse éclairante, publiée aujourd’hui avec d’autres textes sous le titre Manifestes , montre comment la haine peut être dépassée par la mondialité, conçue, espérée comme un « imprévu de métissages inouïs et inattendus ». Par le devenir du Tout-Monde, qui désigne la prise de conscience de la multiplicité et de la diversité des relations dans le monde, nos fragiles archipels, ces lieux singuliers désormais reliés, deviennent une force, capable de vaincre la barbarie. Dix ans après sa disparition, c’est au pari d’une mondialité généreuse et d’un imaginaire ouvert que nous invite l’œuvre d’Édouard Glissant, mort à Paris le 3 février 2011.

Pour construire la société de demain, Glissant privilégie l’enchevêtrement et l’interdépendance C’est qu’il faut, plus que jamais, refuser l’impérialisme identitaire. La pensée de Glissant, qui fut militant anticolonial, directeur du Courrier de l’Unesco ou encore membre du Bureau du Parlement des écrivains créé à Strasbourg, dénonce l’exaltation des souverainetés ethniques repliées sur elles-mêmes autant que la normalisation standardisée, qui ravage les singularités. Pour construire la société de demain, Glissant privilégie l’enchevêtrement et l’interdépendance. Pour dépasser l’antagonisme entre le vide global de la mondialisation et le repli sur soi isolé, Glissant met en avant la relation, qui réalise la rencontre des différences au sein d’un monde hybride et multiplié.

Ce qu’il nomme « créolisation » vaut aussi bien pour une langue, un individu ou un pays. Glissant en appelle au mouvement des humanités, freiné par la violence. Menacées ensemble, la diversité des cultures et la préservation du vivant nous interpellent pour dire l’urgence de changer le monde. Glissant actuel ? Plus que jamais ! Comme l’attestent de récents ouvrages.

Pour montrer les idées sociales de Glissant, Buata B. Malela, dans Édouard Glissant. Du poète au penseur (Hermann), s’appuie sur les temps du poète autour de l’œuvre fondatrice, le Discours antillais, de 1981. Faisant dialoguer Glissant avec d’autres penseurs, la dissolution des liens sociaux dans la société liquide de Zygmunt Bauman, ou le souci de soi chez Michel Foucault, il montre comment l’œuvre de Glissant permet de penser une identité non figée, ouverte sur la différence et en perpétuel devenir. 

De son côté, l’ouvrage collectif Épopées postcoloniales, poétiques transatlantiques (Classiques Garnier) explique le rôle politique de la littérature des Amériques, des Caraïbes et des Afriques. Par la polyphonie collective, la poésie de Sylvie Kandé, les essais de Fanon ou les romans de Glissant construisent une mémoire des résistances.

Leur écriture forge des outils pour faire éclater la linéarité des récits impériaux et ressaisir l’histoire subalterne de la dépossession, comme le montrent les articles de Florence Goyet ou de Florian Alix.

Glissant met en avant la relation, qui réalise la rencontre des différences au sein d’un monde hybride et multiplié.

Une analyse de premier plan sur le temps, l’espace, la subjectivité ou l’histoire Autre ouvrage collectif éclairant, Édouard Glissant, l’éclat et l’obscur (Presses universitaires des Antilles) réunit des textes sur le féminin, l’altérité, la linguistique ou l’écologique.

Les articles « Chaos et beauté » de Jean-Pol Madou, « Narration du monde » de Jacques Coursil ou « La lézarde a débordé » de Juliette Éloi-Blézès révèlent dans l’œuvre de Glissant des possibles culturels et politiques qui traversent les frontières et viennent nourrir un imaginaire commun. Le travail des langues, par la puissance d’une parole poétique, donne à éprouver l’existence d’un monde à la « mesure d’un dire ».

Aux États-Unis, l’essai Water Graves : the Art of the Unritual in the Greater Caribbean (University of Virginia Press) de Valérie Loichot s’ouvre par une visite sur la tombe de Glissant, au cimetière du Diamant en Martinique, ornée d’une œuvre réalisée par l’artiste Victor Anicet. Inspirée par cette création, l’autrice explique les relations entre l’art et le sacré : sculptures ou poèmes servent de chant funèbre à la place de l’ Unritual ou absence de rituel.

Toujours aux États-Unis, John Drabinski publie Glissant a(npd the Middle Passage : Philosophy, Beginning, Abyss (University of Minnesota Press). À partir des notions de nomade ou rhizome, il déploie la pensée de la relation post-traumatique de Glissant : théorie de la ruine, de la catastrophe, de l’abîme et de la mémoire des esclavages, de la cale du bateau à la plantation. Montrant aussi la force métaphysique et épistémologique au cœur de la philosophie de Glissant, le livre de John Drabinski propose une analyse de premier plan sur le temps, l’espace, la subjectivité ou l’histoire, grâce à une lecture précise des écrits théoriques du penseur antillais.

Depuis l’expérience caribéenne, les écrits de Glissant construisent une pensée de l’émancipation et de l’ouverture au monde, dans la résistance aux violences et aux dominations, pour aujourd’hui comme pour demain.

ALIOCHA WALD LASOWSKI PHILOSOPHE

Source : L’Humanité du 04/02/2021