Mahomet, le prophète posthume

Qui est le fondateur de l’islam ? Comment vivait-il dans l’Arabie occidentale du VIIe siècle ? L’historienne Jacqueline Chabbi rassemble les rares pièces du puzzle de l’édification de sa légende.

Au Mali, les guerriers jihadistes d’Al-Qaeda ont détruit mosquées et mausolées, symboles du soufisme. Pour imposer par la terreur leur vision de l’islam et de son fondateur. Cette lecture fondamentaliste s’impose de plus en plus. La figure de Mahomet, elle, alimente la controverse en faisant monter la tension entre l’Occident et le monde musulman. Depuis l’affaire des caricatures de Mahomet, publiées en septembre 2005 dans un journal danois, jusqu’au film l’Innocence des musulmans, diffusé cet automne sur Internet, les polémiques se succèdent. Pourtant, comme l’explique Jacqueline Chabbi, l’une des meilleures spécialistes françaises des origines de l’islam, cette «sacralisation» du prophète a une histoire, malheureusement trop méconnue.

Que sait-on historiquement de Mahomet ?

La figure de Mahomet n’est pas historique, comme les musulmans se l’imaginent. La réalité historique de cette figure s’est effacée depuis très longtemps, depuis le Moyen Age. En fait, la tradition musulmane va raconter Mahomet et créer, au début du IXe siècle, cette figure de prophète, soit deux siècles après sa mort. Pour avoir une idée de ce qu’il a pu être de son vivant, nous n’avons guère, comme document d’époque, que le Coran. Et encore, il fait des allusions très brèves à la vie personnelle de Mahomet. Nous savons qu’il était orphelin de père et qu’il n’a pas eu de fils qui lui survive. C’est à peu près tout. Nous ne connaissons pas la date de sa naissance, le nom de sa femme à La Mecque. Le Coran nous donne un troisième élément que l’on peut considérer comme historique, c’est le bannissement de Mahomet de La Mecque. Pour approcher la réalité, nous devons nous appuyer sur les connaissances historiques dont nous disposons sur la société dans laquelle il vivait.

Qu’est-ce que cela signifie d’être orphelin et un père sans fils ?

Etre orphelin de père est un handicap social important. Dans une société de tribus, cela veut dire que l’on n’a pas de père qui vous protège et vous défende. Le fait de ne pas avoir de fils survivant, c’est un drame ! Dans le monde tribal, ce qui compte, c’est de s’inscrire dans une lignée qui se perpétue. Mahomet ne laisse pas son nom, il va disparaître de la mémoire généalogique.

Est-il l’inventeur d’une religion ?

Ce Mahomet historique ne peut aller plus loin que les horizons de croyance de sa société. La grande illusion, c’est de penser que dans toutes les sociétés et les époques, on croit de la même façon. La manière de croire dans une société tribale de la péninsule arabique au temps de Mahomet n’a rien à voir avec la manière de croire d’une société complexe ultérieure. Ce que l’on sait du Mahomet vivant est toujours à mettre en relation avec la société dans laquelle il vivait. A La Mecque, cet homme, avec ses lourds handicaps sociaux et dont on peut penser qu’il traverse une crise personnelle, va recevoir une inspiration, ce qui n’est pas exceptionnel dans une société comme celle-là. Les devins, les poètes, les sorciers étaient censés aussi recevoir ce type d’inspiration.

Que veut Mahomet au départ ?

De statut affaibli dans sa société, il appartient aussi à un clan tribal en déclin. Son clan s’occupe du culte mecquois (païen) mais une partie des autres clans s’est lancée dans de petits voyages caravaniers. A La Mecque, il commençait à y avoir des distorsions économiques. Le clan de Mahomet était défavorisé par rapport à d’autres. La première parole coranique est une parole de réforme, un appel à la solidarité idéale des tribus. Comme le statut de Mahomet n’est pas reluisant au sein de sa tribu, on lui rit au nez. Mais il persiste dans son intention de réforme et rencontre alors la thématique biblique avec laquelle il va «bricoler», au sens ethnologique où l’entend Claude Lévi-Strauss.

Ces tribus étaient-elles polythéistes ?

Oui, pour la majeure partie d’entre elles, mais au sens d’une forme de paganisme. Chaque tribu avait un protecteur divin (ou une protectrice). On ne peut pas parler de religion mais plutôt d’alliance. L’alliance entre les hommes était symétrique de l’alliance avec le dieu. Le dieu partage le territoire de la tribu, la protège. Il est présent sur son territoire, enfermé et personnifié dans des pierres, les bétyles. De mon point de vue, le culte initial de la Kaaba était un culte des bétyles. Ces bétyles étaient transportables et les tribus, pendant les batailles, les emportaient pour être protégées. Dans la péninsule arabique, les tribus rendaient aussi un culte aux arbres sacrés.

Lorsque la parole de Mahomet est rejetée, que se passe-t-il ?

Il est persuadé que sa tribu court à la catastrophe et tente de la ramener dans le droit chemin. Il se passe alors quelque chose d’étonnant : Mahomet emprunte des éléments à la Bible, d’abord la thématique du jugement. En substance, il affirme : «Si vous n’agissez pas bien, vous serez jugé.» Ce jugement n’est pas individuel mais tribal. Si le chef de famille est puni, tout son clan périclite. La représentation de la punition n’est pas non plus l’enfer de flammes mais un nomadisme de faim et de soif dans un désert chauffé à blanc par le soleil ; ce qui, pour les hommes sédentaires des cités d’Arabie, était une phobie épouvantable.

Comment Mahomet a-t-il connaissance de ces éléments bibliques ?

A Médine, il y avait des tribus juives installées depuis très longtemps.

Mais Mahomet ne convainc pas plus…

En effet, il convaincra par l’action et non pas par la parole. Quant à la thématique de la récompense et de la punition largement présente en période mecquoise, elle n’appartenait pas à la mentalité de la société tribale de la péninsule arabique, sauf évidemment sur les marges du nord et de l’est, ou au Yémen où christianisme et judaïsme coexistaient avec le paganisme. Mais, à La Mecque, plus la tribu résiste, plus la parole coranique persiste à essayer de convaincre. L’inspiré y croit dur comme fer, il cherche des arguments. Le Coran va aussi attribuer au dieu mecquois la faculté de création, alors que les autres dieux locaux ne la possèdent pas ; ce qui en fait donc des alliés inefficaces pour les tribus. Mahomet calque, en outre, son propre itinéraire sur celui de figures bibliques que le Coran dit toutes prophétiques. De cette manière, il justifie le sien. A La Mecque, il s’assimile à Moïse qui, missionné par Dieu, affronte un tyran terrestre, le pharaon. Mahomet l’utilise comme une image de son propre destin. Mais le Coran mecquois est finalement une parole en échec. Mahomet est banni de La Mecque par un de ses oncles. Il se réfugie à Médine dans un clan auquel il est apparenté.

Mahomet a quand même créé un système religieux…

Non, il cherche des arguments pour convaincre sa tribu et enfoncer les dieux locaux. C’est un homme de tribu qui essaie de distinguer son dieu, des dieux païens. Mahomet ne s’adresse pas au monde. Il veut rallier sa tribu à son dieu.

A Médine, c’est le clash avec les tribus juives…

Oui, mais, pour lui, c’est complètement inattendu ! Durant, la période mecquoise, le peuple de Moïse, les «fils d’Israël» dans la terminologie du Coran, constituent une figure entièrement positive. Mais, à l’arrivée à Médine, c’est le grand malentendu. Avec ses histoires bibliques «coranisées», Mahomet est face aux rabbins. Cette manière coranique de raconter la Bible n’est pas acceptable pour eux. Médine est une grande oasis où deux tribus arabes se disputent la suprématie. Vivent là aussi trois tribus juives où Mahomet s’imagine trouver des alliés. Il discute d’abord, essaie la conciliation, puis il passe à l’action. A La Mecque, face à sa tribu, il ne pouvait pas répondre par la force, il ne pouvait que parler. A Médine, il peut agir. Comme il a été banni de sa tribu, il peut aussi la combattre car il n’a plus d’obligation vis-à-vis d’elle. Mahomet se lance dans les razzias, c’est-à-dire les attaques surprises qui sont la forme privilégiée du combat dans cette société. Mais dès qu’il le peut, il va essayer de rallier les siens, de les amener à parlementer. Et il va réussir. Sa tribu négociera deux ans avant sa mort

Que se passe-t-il avec les tribus juives ?

C’est un conflit sans issue. Mahomet ne comprend pas pourquoi les juifs lui résistent : s’ils lui résistent, c’est qu’ils ont dévié et trahi la cause de leurs prophètes, de Moïse, d’Abraham…

Quand le Coran prend-t-il forme ?

Le Coran est un peu le journal de bord de l’itinéraire de Mahomet, de son combat contre sa propre tribu, puis contre ses adversaires à Médine. Historiquement, on considère qu’il est fixé à la fin du VIIe siècle, une cinquantaine d’années après sa mort, sous l’empire omeyyade à Damas. A mon avis, cela intervient pour une nécessité politique. L’empire omeyyade est à son apogée. Mais en face, il y a l’empire byzantin. Le sacré des Byzantins s’est, lui, concrétisé dans une écriture. Ils ont des livres.

Qu’arrive-t-il à la mort de Mahomet ?

Avant sa mort, Mahomet a réussi à confédérer les tribus de l’Arabie occidentale qu’il a ralliées à son dieu. Contre toute attente, cette alliance pourtant très récente survit à sa disparition. Tout réussit aux tribus arabes et elles commencent à sortir d’Arabie. Ce n’est pas une conquête religieuse mais une conquête de razzias. Sous le califat d’Omar (à peine cinq ans après la mort de Mahomet), c’est une expansion ininterrompue vers l’Iran, la Syrie-Palestine, l’Egypte. Cela ne va plus s’arrêter ! Plus tard, la question va se poser de savoir comment gérer ces conquêtes et cela donne une guerre entre les familles mecquoises. Les Omeyyades, un clan mecquois puissant, en sortent vainqueurs et installent le califat à Damas. Dans les pays conquis, ils laissent leur religion aux habitants qu’ils soient chrétiens, juifs ou zoroastriens. La seule chose qui a été exigée, c’est le ralliement des tribus d’Arabie. Durant le siècle omeyyade pour devenir musulman, il fallait s’affilier à une tribu ; c’était une affiliation sociale.

Quand l’islam devient-il cosmopolite ?

En 750, les Abbassides arrivent au pouvoir. Un changement de mentalité va alors s’opérer. Ils s’appuient sur l’orient de leur empire, l’Iran et l’Irak, et vont mettre fin au système tribal. Tout bascule à partir du IXe siècle. L’islam devient cosmopolite. Chaque citoyen de l’empire peut devenir musulman. Les populations vont s’engouffrer dans cette possibilité. Avec les convertis, un autre islam va s’inventer. Sous les Abbassides, il va y avoir une première théologie musulmane pensée par de grands intellectuels, nourris de philosophie grecque. Ils vont placer Mahomet dans une lignée prophétique, théoriser sa «prophétologie». Mais ils ne s’intéressent pas à la vie pratique de Mahomet. Ils ont une vision abstraite de la prophétie.

Quand la figure de Mahomet émerge-t-elle et dans quel but ?

Au milieu du IXe siècle, également. Parmi les convertis, dans les villes, la masse de la population veut un modèle pratique. La tradition prophétique s’invente à ce moment-là, à travers ce qu’on appelle les hadiths, c’est-à-dire les paroles et les actes prêtés au prophète sur lesquels on veut calquer sa conduite. Mais c’est une figure complètement reconstruite, à partir d’éléments tirés, notamment de l’historiographie de la sîra, la vie du prophète, voulue par les Abbassides qui appartenaient au clan tribal du prophète, les Hachémites, et qui en tiraient leur gloire dynastique. Jusqu’au milieu du IXe siècle, le pouvoir des Abbassides s’appuie sur les théologiens de l’élite. Dans un premier temps, ils combattent ceux qui veulent un islam pratique, notamment un idéologue issu des classes moyennes, Ibn Hanbal, qui, à Bagdad, commence à réunir ce qu’il considère comme les paroles véridiques de Mahomet. Au milieu du IXe siècle, le califat abbasside va finalement abandonner les théologiens pour adhérer aux thèses littéralistes d’Ibn Hanbal.

Le wahhabisme, l’une des matrices du fondamentalisme musulman actuel qui apparaît au XVIIIe siècle en Arabie, et le salafisme se rattachent-ils à ce mouvement littéraliste ?

Le wahhabisme s’y rattache à travers un maillon essentiel, un idéologue du XIIIe siècle, Ibn Taymiyya, qui luttait au nom d’une lecture littéraliste contre les théologiens et les mystiques de son époque. Mais le salafisme a également d’autres racines. C’est très complexe. Il naît aussi, par exemple, en Afrique du Nord, pour lutter contre la colonisation. Le salafisme, c’est le retour à un passé rêvé, à une communauté musulmane qui, dans les faits, n’a jamais existé, à un califat des premiers temps… C’est une vision rêvée d’un passé pour combattre les traumatismes du présent et les difficultés de la modernité.

Dans ces mouvements, la figure du prophète est-elle sacralisée, intouchable ?

Dès le Moyen Age, la figure mythique du prophète a connu plusieurs reconstructions, plusieurs types de figures sacralisées. Il y a aussi un refus de la représentation de la figure de Mahomet. Dans les manuscrits médiévaux, on met un voile blanc sur sa figure.

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