— Par Janine Bailly —
Cécile Coulon, la littérature sans concession
Cécile Coulon est une jeune romancière, nouvelliste et poétesse, qui dès l’âge de seize ans fit une entrée prometteuse en littérature en publiant un premier roman, Le voleur de vie, pour lequel il serait parlé de « langue coup de poing ».
Elle nous livre aujourd’hui, avec son neuvième opus, La langue des choses cachées, une histoire singulière, qui par son sujet pourrait décontenancer un lecteur rétif à l’irrationnel des choses. Parce que ses personnages sont de ces guérisseurs, magiciens, rebouteux ou sorciers qui entrent dans le secret des âmes, que l’on appelle quand la médecine ordinaire s’est avérée impuissante à soulager les maux du corps. Parce qu’ils sont ceux qui soignent, qui guérissent ou conduisent vers la mort. Et qu’ils possèdent un don de divination, dans la mesure où ils découvrent ce qui est caché, par des moyens autres que ceux d’une connaissance naturelle ou scientifique : ils pressentent, entendent, voient et déchiffrent les secrets enfouis au cœur le plus profond des maisons et des hommes, débusquent ce que d’ordinaire l’on tait, bien serré dans les liens tissés au sein obscur des familles.
Fable pour adultes, fable aux couleurs de l’enfer, conte philosophique et cruel, qui flirte avec la tragédie antique ou classique – unité de lieu, de temps et d’action en ce qui concerne la nuit où le fils prend le relais de la mère –, l’histoire n’a pas d’ancrage temporel ni géographique précisé, et pourrait commencer par la formule « Il était une fois ». Il était une fois la mère et le fils, qui ne seront jamais d’autre façon désignés, cet anonymat voulu bannissant du roman tout aspect anecdotique au profit d’une valeur plus universelle. L’histoire est déroulée en une sorte de huis clos, le temps d’une nuit – au matin qui se lève, les destins auront été noués —, au ventre douloureux d’un village qui est aussi un personnage, les choses que l’on dit inanimées ayant ici une âme, un pouvoir bien ou malfaisant, la nature enserrant les hommes de sa noire poésie. Les rues allant se resserrant et les maisons se rapprochant deviennent menace pour ceux qui là se terrent, et se taisent. Quelques habitations humbles et sauvages, une église, la rivière et le pont de pierres moussues qui l’enjambe, sous lequel flotte l’ombre des anciens pendus, en ce lieu retiré, encaissé, justement nommé le Fond du Puits…
Deux époques alternent, chapitre après chapitre : l’instant présent du roman, consacré au fils qui, parce qu’il lui faut prendre la place de la mère, trop avancée en âge pour encore agir, se rend ce soir-là seul au village ; le passé proche, temps d’apprentissage auprès de celle qui connaît et transmet la langue des choses cachées. Mais s’il est question de transmission, il nous est dit aussi la force et la nécessité de la transgression, le fils, désobéissant à l’ordre reçu interviendra non comme il était de coutume dans ce rituel sur une seule personne, mais sur deux, l’une en sa fin, l’autre en ses débuts. Cette notion de cercle qui se referme sur le temps d’une vie est donnée par le prologue et l’épilogue qui encadrent le récit : « Car c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent, en prenant avec les cieux de funestes engagements… », et « Car c’est ainsi que vient la mort, qu’elle s’empare des lieux, des bêtes et des enfants… »
Guidé par le prêtre du village, le fils entrera dans deux maisons différentes, liées par de terribles et douloureux secrets : celle de la femme victime, pour laquelle la mère fut autrefois appelée ; celle de l’homme, « la brute aux épaules rouges », le violeur qui sous sa bestiale apparence figure toute la noirceur d’une humanité que Cécile Coulon a pour habitude d’explorer jusque dans ses plus sombres retranchements. Le symbole en serait cette fois cette table, décrite avec une minutie intrigante, salie, entaillée, usée de maltraitances, lourde des crimes sur elle perpétrés…
Le fils, au carrefour de sa jeune vie érigé en vengeur, rétablit, non sans une impitoyable cruauté, l’équilibre du monde. Ce serait déflorer l’histoire que de mettre des mots sur la vengeance exercée, disons seulement que plane sur ces maisons l’ombre de l’enfance, le fantôme des vivants et des morts. Et que la chute, à recevoir comme celle d‘un mythe grec, m’a fait songer à la façon dont la sanglante Médée punit celui qui fut, avant de la répudier, son époux, l’infidèle Jason.
Rennes, le 6 juin 2025