L’indécente lettre de Madame Ursull

— par Tony Albina —

shoah-1

l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture on
pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer de
coups, le tuer – parfaitement le tuer – sans avoir de
compte à rendre à personne sans avoir d’excuses à pré
senter à personne
un homme juif
un homme-pogrom
un chiot
un mendigot
Aimé Césaire

Il y a une indécence sans fond dans la lettre de la citoyenne, Madame Joëlle Ursull.
Anecdotique aurait pu être cette sombre affaire si l’enjeu n’était rien d’autre qu’une certaine domiciliation d’un antisémitisme larvaire et rampant dans nos pays au nom de l’insoumission nègre.
C’est se tromper mille fois. Et s’obstiner à glisser dans ce que Serge Letchimy a appelé l’abîme. Car en effet, c’est s’y engouffrer que de dire, et nous nègres ! chaque fois que l’on entend Shoah. C’est précisément ce qu’a fait cette dame. D’où la grande indécence de sa missive. Indécence : manquer de correction prévient une définition. Autrement dit manquer de rectitude, c’est à dire refuser de conformer son action à une droite conduite.
Quelle est cette droite conduite à laquelle cette lettre fait défaut ?
Verser dans la concurrence mémorielle tout en refusant prétendument la hiérarchisation des crimes. Prétendument car de l’un à l’autre la relation est sans faille. Mais ce n’est pas le plus grave. Travaillée sans doute par du ressentiment, Mme Ursull focalise sur le mot nègre et oublie le mot humanité. Comment expliquer alors que son courrier soit lié à cette déclaration sur l’insoumission des nègres ?

Voyons tout ceci.
D’abord, je dois dire que l’argument qui a consisté à dire que c’est François Hollande qui a commencé en hiérarchisant les crimes lors de sa déclaration à l’occasion du 70ème anniversaire de la libération du camp de la mort d’Auschwitz est moralement indéfendable.
Dénoncer un mal en le commettant à son tour ce n’est pas seulement être pris au piège d’une contradiction logique mais s’enfermer dans une contradiction éthique. Cela ne tue peut-être pas mais instille un poison dans nos veines et nous voue à une descente en humanité.
Ensuite, qu’a dit le président de la République ? « Je sais ce qui vous tourmente : qui parlera quand vous ne serez plus là ? Je vous fais cette promesse : la République française n’oubliera jamais » avant de rendre hommage aux victimes du « plus grand crime jamais commis contre l’humanité ».
Il n’y a chez moi nulle intention de défendre une quelconque hiérarchisation des crimes. Mais posons la question : qu’est ce qui oblige à entendre dans cette dernière phrase une attaque contre l’esclavage transatlantique ? N’est-ce pas manquer de tenue dans une circonstance pareille ? N’est-ce pas se faire sourd et aveugle à ce qui constitue une exceptionnelle singularité dans l’extermination des peuples quand on considère les juifs.
Oui le génocide des juifs a fait l’objet d’une intention écrite, programmée et exécutée de manière rationnelle et industrielle en plein milieu du vingtième siècle. Les nazis ont voulu éliminer les juifs de la surface de la terre au seul motif qu’il était des juifs.
Et pourquoi ? Parce qu’au bout du petit matin d’Europe, a triomphé une conception de l’identité racine unique tant dénoncée par Edouard Glissant, qui a rasé les peuples entiers et qui a entouré les gorges des nègres dans les forges des plantations des Amériques véritables nurseries des camps de la mort.
C’est dire que le nazisme n’est que l’aboutissement de cette conception de l’identité racine unique qui a nourri la haine de l’autre dans l’aventure occidentale et a aussi produit la déshumanisation des nègres dans les colonies d’Amérique. Que des guadeloupéens descendants d’esclaves tout comme aussi des juifs d’Israël, s’engouffrent aujourd’hui dans cette conception mortifère de l’identité, c’est comme si Hitler n’était pas mort.

Voilà pourquoi enfin, il est non seulement indécent de dire « Et les nègres ? » quand on parle de la Shoah mais c’est tout autant s’interdire de saisir la solidarité entre ces deux crimes contre l’humanité.
Pour cette raison il importe de comprendre que si l’esclavage transatlantique (ce n’est pas le cas pour les formes antiques d’esclavage) est crime contre l’humanité ce n’est pas un crime contre l’humanité nègre. Il n’y a pas une humanité blanche, une humanité jaune, une humanité noire… Mais unité du genre humain.
C’est l’humanité dans le nègre qui a été atteinte et non le nègre dans l’humanité.

Un dernier point importe, parfaitement saisi par Serge Romana aujourd’hui frappé d’exclusion de la communauté des antillais sur les réseaux sociaux au motif qu’il défend les juifs, ce qui permet de voir en passant où conduit la bêtise identitaire.
Cette façon d’en appeler à la reconnaissance à cette figure de l’autorité qu’est le chef de l’Etat quand il invite la République à ne pas oublier ses enfants juifs n’est ce pas s’installer dans une rivalité fraternelle en se soumettant au Maître ?
« Je ne suis pas esclave de l’esclavage » disait Fanon. On oublie souvent dans cette citation sa dernière partie. « Je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mon père. »
Cette phrase de Fanon est un viatique. Quel est ce voyage secret emprunté par Fanon pour passer de père déshumanisé à homme libre ?
Une certitude : pas celui que nous invite à prendre cette lettre.

Il faut dire aux admirateurs que contrairement à ce qu’ils pensent, ils empruntent le chemin de la soumission et qu’il serait grand temps qu’ils construisent leur métropole en eux-mêmes.

Tony ALBINA


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