Chapitre XII
LE MIRAGE
« L’homme est une prison où l’âme heureusement reste libre. »
(Victor Hugo)
Nyx avait achevé d’enlever le voile opaque qui recouvrait la terre, et les anges des ténèbres repartaient déjà vers leurs lieux de repos diurne, en attendant le moment de revenir, afin de perpétuer le cycle mystérieux de la séparation naturelle des deux astres opposés, selon la volonté du Créateur. Le jour, le contraire de la nuit, éclos de l’aube fraîche, commençait lui-même à dresser tranquillement sa tente. Le paysage à moitié engourdi, fondait déjà sous les rayons de la couronne d’Hélios qui s’apprêtait à traverser le ciel des Caraïbes, comme il le fait depuis 4,6 milliards d’années, sur son char de feu tiré par les quatre chevaux : Piroïs, Phlégon, Éoos et Aéthôn. Le jour arrivait dans la tristesse et la nuit se retirait dans l’angoisse. Derrière le soleil brûlant qui se pointait peureusement tous les matins, se dissimulaient les souffrances éreintées et révoltées d’une population à bout de souffle, captive d’une cruauté caligulienne. Pour avoir incendié la terre, Phaéton, le fils du Soleil, fut foudroyé par Zeus. Certains crimes ne peuvent être vengés que par les bras robustes de la nature. Le macoutisme – aussi cannibale, barbare, carnassier soit-il – n’arrivera jamais à émousser les lames de résistance et de combativité de nos compatriotes. Nos camarades finiront par trouver un Némésis pour décapiter l’Apophis du Champs-de-Mars, cette abominable créature du chaos et de la destruction des idéaux de Vertières qui se reposent sur le pilier de la « Liberté universelle » et qui garantissent l’autonomie de l’État, l’exercice des droits collectifs et individuels, et la souveraineté populaire. Au cours de mes périples d’introspection, absorbé par les moments de crise nostalgique, je revois toujours, dans la douleur persistante, le ciel martyrisé de ma terre natale. Je répète comme Charlie Chaplin : « J’aime marcher sous la pluie, car personne ne peut voir mes larmes. » Mais, fort heureusement, l’exil n’a pas affaibli mon âme combattante; au contraire, il l’aiguillonne…
Quelques instants après la sonnerie au « drapeau haïtien » – connu aussi sous le nom de « bicolore national » – exécuté par la fanfare militaire sous la direction du lieutenant Fernand Bien-Aimé, un communiqué laconique lu par le célèbre présentateur des nouvelles, Edgard Denis, sur les ondes de « Radio Indépendance », annonçait le couvre-feu une fois encore dès 18 heures. Le pays, comme on l’a déjà constaté, s’engonçait sous la loi martiale : restriction abusive des libertés individuelles, contrôle absolu de l’information, présence accrue des militaires dans les rues, arrestations sans mandat judiciaire, détentions illégales et arbitraires… Les autorités gouvernementales profitaient de ces moments d’embrouille sociopolitique pour se débarrasser de leurs opposants. Les enlèvements et les exécutions se multipliaient. Les chiens de Titanyen, lieu de sinistre réputation considéré comme la Roche Tarpéienne du duvaliérisme, festoyaient toutes les nuits à l’égale des conviés de Dionysos. Les bourreaux ne prenaient pas la peine d’enterrer les suppliciés. Ils grattaient la terre et y enfouissaient légèrement les corps criblés de balle, transformés en passoires, ou lardés de nombreux coups de poignard. Avec le déclenchement subit du couvre-feu, les riverains craignaient encore de nouvelles représailles politiques. Le bruit courait que des insurgés avaient débarqué du côté de Ouanaminthe. Ils menaçaient de marcher sur la capitale, comme Antoine Simon l’avait fait en 1908 contre Nord Alexis, pour accaparer le palais national où trône le clan des Duvalier. Les militaires et les miliciens étaient sur les nerfs. Ils tremblaient comme des feuilles de bananiers tripotées par les Alizés. Ordinairement, ceux qui tuent lâchement ont toujours peur eux-mêmes de mourir. On les observait avec leurs vieux fusils d’assaut passés en bandoulière. Ils ressemblaient à de vulgaires chasseurs dans un vieux western de Warner Bros. L’ironie, c’est qu’ils étaient devenus eux-mêmes des « pintades » envoyées à la boucherie, chaque fois que le gouvernement se sentait menacé par la présence soudaine des combattants révolutionnaires issus des militants diasporiques. L’idée d’aller affronter les « guérilleros de la liberté » à la frontière haïtiano-dominicaine glaçait le sang dans les veines des macoutes. Sous alimentés, analphabètes, sans stratégie de guerre, ces fils de paysans qui étaient arrachés à leurs terres arides pour être insérés de force au corps de la milice de Clément Barbot, et qui avaient troqué leurs serpettes et leurs houes contre de vieilles carabines parfois enrayées, choisissaient souvent de déserter les casernes plutôt que d’aller s’exposer à une mort certaine. Les vauriens, les galvaudeux s’étaient rendu compte qu’ils n’avaient aucune chance de revenir vivants, en cas d’affrontements réels sur un champ de bataille entre les rebelles et les forces gouvernementales. Personne ne pouvait savoir ce qu’il y avait de véridique dans ces rumeurs qui traversaient la République à la vitesse d’un train de marchandises. François Duvalier, cynique comédien, schizophrène dangereux, ordurier mégalomane, politicien sordide, invente toujours des histoires de «kamoken », d’« atteinte à la sûreté interne de l’État » dans le seul but de terrifier, d’apeurer, d’effarer, d’épouvanter la population oppressée et paupérisée.
Le mois de juillet allait sur sa première semaine. Il faisait chaud. Les passants que l’on croisait tous les jours se profilaient dans les rues comme des tulipes au bord de la flétrissure. La pauvreté et la désespérance sculptaient leurs joues creuses et fadasses. À cela, il fallait ajouter la phobie des exécuteurs des œuvres ignobles et honteuses comme Charles-Henri Sanson, le bourreau français, sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI, puis sous la Première République française, qui a décapité des révolutionnaires comme Danton, Camille Desmoulins ou Robespierre… Et même le roi Louis XVI.
La période des grandes vacances d’été avait apporté un souffle nouveau à la ville légèrement désengorgée. Dès que le mois de juin avait tiré sa révérence, les écoliers originaires des bourgs et des villages prenaient les chemins des campagnes et des montagnes vers leurs milieux naturels, à l’instar des oiseaux migrateurs qui fuient chaque année la rudesse hivernale. Grâce à la ville des Gonaïves, les enfants des paysans de Bassin, de Passe Reine, de L’Estère, de Lapierre, de Terre Neuve, de Marchand Dessalines,… abandonnaient les classes sans salle, qui fonctionnaient sous les tonnelles ou sous les arbres, et accédaient de manière régulière aux écoles urbaines qui distribuaient le « pain du savoir ». Il y en a qui n’allaient pas revenir en octobre, au début de l’automne, à la reprise des activités scolaires. Les coûts des loyers réverbéraient l’exorbitance. Les dépenses obligatoires s’alourdissaient pour les familles de la paysannerie qui disposaient d’une marge financière assez réduite, alors que le phénomène de l’exode offrait tant bien que mal à leurs progénitures la possibilité de gravir, jusqu’à un certain niveau, les marches de la mobilité sociale ascendante. Peut-être, seraient-ils devenus des Julien Sorel à leur tour qui auraient réussi à prendre d’assaut la capitale, à se faufiler astucieusement par les officines corrompues de la politique, à faire fortune en trafiquant du sang humain comme Luckner Cambronne, l’un des bras vampiriques de François Duvalier, et à collectionner des maîtresses ou des amantes tirées du lot négligé des femmes perverses de la haute société, à l’exemple de la Marquise de Merteuil dans « les Liaisons dangereuses », le roman de Pierre Choderlos de Laclos publié en 1782 ? Auraient-ils également déclaré comme Julien Sorel : « Je suis allé au séminaire, j’ai appris l’hypocrisie et la médiocrité, je suis prêt pour Paris ? » Il y aurait seulement à remplacer « Paris » par « Port-au-Prince ».
Dans les sections rurales, les établissements scolaires et les professeurs compétents sont aussi rares que les camélias rouges de Middlemist. Lorsque des parents décidaient involontairement de renoncer à la ville et de retourner vivre à la campagne, les enfants laissaient tout derrière eux : l’école, l’amitié, et même l’avenir, à proprement parler : l’avenir construit sur le roc de la réussite intellectuelle et matérielle. Et tout ce qui les attendait derrière les collines et les vallées lointaines, c’étaient la déperdition scolaire, le vagabondage, la prostitution, la délinquance, la maternité précoce pour les fillettes… Des années plus tard, il y en avait qui étaient revenus comme domestiques chez les bourgeois ou les gens de la classe moyenne, comme cireurs de chaussures, vendeurs ambulants de pâtés, de kola, de « fresko » (glace broyée et sirupeuse), de tablettes de maïs et de pistache au sirop de cannes, et aussi – dans le cas des jeunes filles – comme ménagères, cuisinières, lavandières ou prostituées à Asifa, à Descahos, à Sans Raison et à Raboteau.
Aux Gonaïves, ainsi que dans plusieurs autres régions du pays, la pauvreté est palpable. On la respire à plein nez. On la touche. La plupart des familles sont entraînées dans la spirale d’une paupérisation véloce et vorace. À cause de la misère amplifiante, les couples et leurs progénitures ont atteint les rebords de la résilience. Et les foyers éclatent tout bonnement. Sous le gouvernement de François Duvalier, Haïti n’a pas seulement reculé sur le plan du respect des Droits de la Femme et de l’Homme, mais encore sur celui de la « conscience morale ». Mentir, tuer, prostituer ou se prostituer, trahir, dénoncer, renier, voler, souiller ou se souiller, avilir ou s’avilir, humilier ou s’humilier pour manger, survivre au jour le jour, sont devenus des situations courantes, banales et dérisoires. Dans mon quartier, les jeunes adultes, lorsqu’ils se réunissaient pour jouer aux dominos ou aux dames, rapportaient l’histoire d’Amélia, une femme paysanne au début de la trentaine, qui se vendait à des hommes mûrs, avec le consentement de son concubin, afin de nourrir les sept gosses. Boniface était mécanicien. Et il se débattait dans le garage de « boss Raymond » pour rester à la surface. Alors qu’auparavant, les affaires tournaient comme les pales du moulin à vent de la comptine populaire inspirée d’une chanson de Léon Raiter et Fernand Pothier.
Le paysage de Mer Frappée, fixe et rigide, ressemblait à une photographie en noir et blanc de Joseph Nicéphore Niépce, au XIXe siècle. L’endroit était désert. Les cris des goélands avaient abandonné le rivage à sa mélancolie torpide. Un petit bruit de branches cassées m’a fait sursauter. Je redressais la tête. J’ai vu subitement une angélique et adorable créature qui me souriait. Que faisait-elle à cette heure dans cet endroit si retiré, entièrement éloigné des zones de turbulences des bidonvilles enclavés qui grimaçaient la cité? Le temps descendait tranquillement vers la bruine du crépuscule vespéral. Le soleil commençait à enlever ses rayons dans le firmament froissé, pour les enfoncer graduellement sous les vagues houleuses de l’océan saturé. D’une beauté réellement électrisante, la jeune fille se tenait à moitié cachée dans les buissons. Ce qui me faisait tout de suite penser à Adam et Ève, après qu’ils avaient mangé le fruit défendu dans le jardin d’Eden. Elle me fixait de ses yeux vert d’eau, clairs et limpides, pareils à ceux de la « déesse de Sax Rohmer. On aurait dit des pépites d’émeraudes pures vissées dans les orbites d’une Sophia Loren ou d’une Ursula Andress des Caraïbes. Une bouche ravissante finalisait le charme envoûtant du visage. Elle avançait vers moi en toute confiance. Le maillot de bain rose et noir épousait un physique presque parfait. On se croirait devant un portrait vivant du peintre Bartolomé Estéban Murillo. Elle était vraiment belle! Qu’ai-je dit : plutôt jolie, l’étrangère… Je me sentais embarrassé sous son regard suave et enveloppant. Gêné et pétrifié par la présence de ce corps élancé, effronté, provocant, d’un angélisme prétentieux et sournois, qui se déplaçait avec classe, grâce et élégance. Le dos tourné à la mer dormante, le jeune personnage féérique n’a pas hésité à casser la glace pour réduire la distance psychologique et matérielle qui se dressait entre nous.
– « Vous venez souvent ici », a-t-elle commencé ?
– Assez souvent… !
– Quelle excellente vue sur la montagne ! Je vois que vous avez du papier et un stylo. C’est votre coin d’inspiration ? Vous y venez pour écrire ?
– Disons mieux ! Pour réfléchir… Enfin, pour paraphraser Nicolas Boileau, j’apprends à réfléchir, « avant que de commencer à écrire… »
– « Je m’appelle Marie Flore », a-t-elle poursuivi. J’ai dix neuf ans. Je viens de fêter mon anniversaire. Vous paraissez très jeune. Et vous ?
– Mon nom est Marti. Je vais avoir quinze ans… Je suis encore au lycée… C’est la première fois que je vous vois dans les parages. Je suis venu aujourd’hui à Mer Frappée pour rencontrer un ami que j’appelle « l’inconnu ». Cependant, tout semble indiquer qu’il ne viendra pas. Pour être franc avec vous, nous n’avons pas fixé de rendez-vous. Je suis ici comme cela…
Quelques minutes après, Marie Flore et moi, nous nous sommes retrouvés assis côte à côte. Son corps frôlant presque le mien… Elle déballait sa vie à mes pieds, comme une vendeuse qui étalait ses marchandises au marché du bord de mer. Elle m’apprenait qu’elle était originaire de Fermathe : une banlieue retirée de Pétionville. À l’âge de trois ans, d’après ce qu’elle m’expliquait, sa mère l’a abandonnée à son père pour aller vivre avec son amant à Petit-Goâve, une localité du Sud du pays, fondée en 1663, considérée comme l’une des plus anciennes villes de la colonie française de Saint-Domingue.
– Lorsque j’ai eu sept ans, ajoutait-elle, mon père s’est remarié avec la fille d’un riche commerçant. Cette belle-mère, que je considérais comme une véritable diablesse, m’a fait voir de toutes les couleurs. Elle ne m’aimait pas. En l’absence de Martino elle me maltraitait, m’injuriait, me criait des obscénités. À quinze ans, j’ai commencé à fuir la maison. J’ai rencontré Jean Richard et j’ai succombé sous son charme et sous sa gentillesse. Il était mon aîné de deux ans. L’année qui a suivi notre rencontre, je suis tombée enceinte. Jean m’a rassuré. Il manifestait la ferme volonté de m’épouser. De vivre avec moi chez ses parents. Il est allé voir mon père et ma belle-mère pour leur annoncer la nouvelle, et aussi pour leur faire part de son intention de réparer mon honneur. Patricia a incité mon père à refuser le mariage. Ils ont mis mon fiancé à la porte. Ils l’ont humilié et chassé sous le seul et unique prétexte qu’il appartenait à un milieu social précaire, totalement différent du nôtre… Donc, ils considéraient notre famille socialement, économiquement supérieure à la sienne. Ce garçon était d’origine modeste… Mes parents ne voulaient absolument rien entendre de lui. Mon père a décidé de m’envoyer chez ma grand-mère à New Jersey pour cacher ma grossesse à ses collègues de travail et à ses amis. J’ai finalement mis au monde un fils que j’ai eu la joie de tenir une seule fois dans mes bras, car, par la suite, l’enfant a disparu mystérieusement. Ma grand-mère m’a laissé entendre que le petit était né avec une malformation cardiaque, et qu’il n’avait pas survécu à son handicap… Pourtant, mon bébé me paraissait en bonne santé.
– Mais que s’est-il passé vraiment ? L’avez-vous appris par la suite ?
– Oui ! Il y a une infirmière haïtienne qui travaillait à Mount Sinai Hospital où j’ai accouché qui m’a fait des confidences. Selon elle, mon enfant a été confié à un organisme d’aide et d’adoption. Il paraît qu’il a été adopté par un couple du Nevada, très riche. On leur a fait croire que la mère biologique était décédée et qu’on ne lui connaissait aucun proche parent qui aurait pu s’occuper du petit.
– Et Jean Richard dans toute cette histoire ? Êtes-vous parvenue à le retracer ?
– Ne sachant pas où j’étais passée, il m’a cherchée partout. Il était, semble-t-il, très malheureux. Et puis, un matin, sa sœur l’a retrouvé sans vie dans son lit. Il s’est suicidé.
– Votre histoire est profondément émouvante… !
– Vous avez le droit de le penser et de le dire…
Marie Flore baissait la tête. Je voyais les gouttes de larmes se former et se détacher de ses yeux comme des grêlons qui s’échappent des nuages gris flottant dans le firmament. Elle se mordillait les lèvres pour contrôler ses émotions.
– J’ai appris la mauvaise nouvelle une fois descendue de l’avion de Panam. J’ai failli tomber sur la piste d’atterrissage. Une semaine plus tard, j’ai décidé de fuir la maison, de disparaître à tout jamais aux yeux de mes parents, de changer de nom et de me faire oublier. Avec les maigres économies dont je disposais, j’ai quitté la capitale et je suis allée m’installer dans le Nord, au Cap-Haïtien. Bien vite, je me suis retrouvée à court d’argent. Pour survivre, j’ai commencé à me prostituer avec les commerçants, les intellectuels et les professionnels de la cité. J’ai loué une maison meublée. La nuit, je me saoulais et livrais mon corps à la débauche sexuelle. Comprenez bien, je le faisais beaucoup plus par dégoût que par vice. C’était tout simplement une façon à moi de me suicider, de m’enlever de la haute société, de me bannir de mon milieu d’origine, de me détruire physiquement, spirituellement, moralement, psychologiquement… Je ne voulais plus vivre…
Marie Flore continuait à déployer le parchemin de sa vie tourmentée devant moi. Aujourd’hui, en repensant à son histoire, je revois le célèbre ouvrage du grand romancier haïtien, Jacques Stephen Alexis, L’espace d’un cillement. La petite cubaine qui échouait à Port-au-Prince dans ce bordel de Martissant et qui donnait du plaisir jour et nuit à des ouvriers et à des travailleurs, sans en avoir retiré pour elle. Jusqu’au jour où elle a croisé sur son chemin l’homme de sa vie : El Caoutcho, le mécanicien fort et costaud, originaire lui aussi de Cuba. La jeune femme gardait la tête baissée. Les larmes ne tarissaient pas à ses yeux qui avaient quand même conservé les éclats de leur beauté ensorcelante. Avait-elle honte de moi ? Je l’ai prise doucement par la main. Elle levait la tête pour la laisser retomber dans la même position.
– Marie Flore, lui ai-je dit, vous portez le nom le plus joli au monde. Et votre visage ne le trahit pas. Vous êtes adorable et intelligente. Je crois sincèrement qu’il est venu pour vous le temps de mettre fin à l’autotorture. Je comprends que vous éprouvez de la haine pour vos parents qui vous ont causé un immense chagrin en vous enlevant votre enfant, en vous empêchant d’épouser celui qui aurait pu faire votre bonheur, après toutes les souffrances que vous avez endurées; vous avez vécu des années difficiles après le départ de votre mère, et à l’arrivée inopportune de cette sorcière dans la vie de votre père. Je comprends tout cela. Ce n’est pas demain que vous arriverez à oublier Jean Richard. Cependant, je vous demande de faire l’effort d’emprunter un autre chemin. De changer de direction. La vie ne peut pas se terminer pour vous à dix-neuf ans.
– Marti, vous rendez-vous compte ? Il est mort à cause de moi. Mes parents lui ont reproché ses conditions sociales et économiques modestes et précaires. Mon père disait qu’un « maigre et un gras » ne pouvaient pas fonctionner ensemble. Et qu’il ne fallait pas mêler les « raisins» et les « mangues ». Pourtant, Jean Richard était toujours bien soigné. Il brillait à l’école. Sa mère et son père m’estimaient bien. Ils tenaient une toute petite épicerie aux abords du marché de Pétionville, à l’angle des rues Grégoire et Darguin.
– Il vous regarde de là-haut. Je suis sûr qu’il aurait aimé vous voir stoïque, courageuse ; vous voir réussir, mais pas échouer ; vous voir reprendre le chemin de l’école, vivre avec quelqu’un qui vous aime, qui soit capable de le remplacer dignement auprès de vous ; à mon humble avis, voilà ce qu’il aurait souhaité et attendu de vous. Vous n’avez pas le droit de le décevoir, de l’attrister, de blêmir sa mémoire…
– Cher ami, je dois vous confesser que je m’apprêtais à m’enfoncer dans la mer jusqu’à ce que j’eusse perdu pied… Lorsque je vous ai aperçu, mon cœur s’est mis à battre très fort. J’étais sur le point de rayer mon existence de la surface de la terre pour toujours. Demain, à cette heure, un pêcheur serait probablement tombé sur mon cadavre et j’aurais appartenu au passé.
– Marie Flore, je crois que c’aurait été injuste de votre part de le faire, de priver le soleil de votre beauté, de votre intelligence, de votre sourire, de votre générosité… Il y a tout juste deux heures que j’ai fait votre connaissance et je dois vous avouer que c’est la chose la plus merveilleuse qui puisse m’arriver aujourd’hui. Depuis une semaine, je viens ici tous les jours dans l’espoir de rencontrer un ami avec qui j’ai pris l’habitude de discuter, d’échanger sur des thèmes importants, des sujets intéressants qui touchent tous les continents. Peut-être qu’il est malade… Cependant, je ne regrette pas d’être venu ce dimanche. C’est un honneur pour moi de vous rencontrer sur ma route.
– Vous êtes encore mineur, je ne pourrai pas vous inviter à me rencontrer chez moi, enfin, où j’habite provisoirement. Je suis logée au bordel de Cléanthe, à l’impasse Robert Geffrard, pas loin du cinéma DLF… Mais si vous voulez, on pourra se revoir demain, au même endroit. Vous m’avez redonné du courage et de l’espoir…
– Je vous le dis sincèrement, si je devais aimer une jeune fille, c’est à vous qu’elle ressemblerait. Peu importe la vie qu’elle aurait menée avant de me rencontrer. Ce qui compterait pour moi, c’est la personne qu’elle serait devenue, et non celle qu’elle aurait été auparavant… Je crois que les gens peuvent changer, s’ils le veulent… Je crois que vous pouvez changer, si vous le voulez…
– Vous parlez bien Marti… Vous êtes un poète et un philosophe.
– C’est vrai que vous êtes une fille adorable. Extraordinaire. Je n’ai que quatorze ans. Je vis encore chez mes parents. Je regrette sincèrement de n’être pas encore un homme… L’homme qui vous aurait aidée à reprendre goût à la vie. Retournez chez vos parents. Essayez de retrouver votre mère. Elle doit souffrir de votre disparition subite et mystérieuse.
– Je ne sais pas si elle voudra encore de moi, mais je sais où la retrouver… Je suivrai vos conseils, car je veux vous revoir…
– Je vous laisserai mon adresse… Vous m’écrirez pour me dire comment vous avez réorganisé votre vie.
– Mon petit ange, depuis la disparition de Jean Richard, jamais quelqu’un ne m’a parlé comme vous le faites. Je vous garderai une place pour toujours dans mon cœur. Je vais retourner à Port-au-Prince ce soir même. Tante Carmen me dira où je peux rejoindre ma mère…
– Je vous souhaite Bonne chance Marie Flore !
– Je vous dis merci Marti de m’avoir ouvert les yeux! Marie Flore a fouillé dans son sac à main. Elle m’a remis une photo d’elle, sans dédicace. Un autre nom était inscrit à l’endos : Martine Piccard. Elle a souri légèrement.
– Marti, si vous cherchez un jour Marie Flore, vous ne la retrouverez pas… Il s’agit d’un pseudonyme. En réalité, je m’appelle Martine Piccard… Mon père, Martin Piccard, est directeur de banque et professeur à l’Université d’État où il enseigne l’économie politique.
Marie Flore s’est rapprochée un peu plus de moi. Au contact de sa chair douce et tendre, mon corps se mettait à frissonner tranquillement. Elle a pris tendrement mes bras et elle les a enroulés à son cou. Sa peau veloutée accélérait les battements de mon cœur. Nous sommes restés longtemps dans cette position de deux lianes suspendues à un même arbre, qui s’étreignent dans la forêt dense de l’Afrique. Nous n’avons pas bougé. Autour de nous, Mer Frappée était devenue un tableau grandeur nature de Louis le Nain ou de Delacroix, de Valcin II ou d’Emmanuel Pierre-Charles : un paysage féérique composé d’ombres massives et de lumières abondantes. Après avoir pleuré sur mes épaules, Marie Flore s’était endormie entre les sillons étroits que ses larmes nourries avaient laissés sur ma chemise bleu pâle. La pleine lune répandait sa clarté sur un ciel d’été immaculé. L’éclairage puissant rejaillissait sur la surface plane de l’océan, le sable grisâtre, les arbustes et les arbres qui bordaient le littoral. Quelle heure était-il ? Et puis, à quoi bon y songer ? Mes pensées, mon cœur et ceux de Marie Flore avaient entamé un long voyage dans un monde béatifiant où le temps n’existe pas, parce qu’il ne se passait rien. La terre arrêtait de tourner, le vent cessait de souffler… Il ne se passait rien, absolument rien, sinon que le bruit de résistance de deux cœurs émus qui n’arrivaient pas à traverser même inconsciemment les barrières de l’interdit… Pour la réveiller, je l’ai embrassée sur le front. Elle a compris tout de suite qu’il était temps pour nous de prendre congé de ce lieu isolé, enterré aux confins de Carénage. Elle a passé une jupe noire sous son maillot de bain et enfilé un chemisier blanc presque transparent. Nous avons marché ensemble sur une bonne distance avant d’affronter le moment solennel de la séparation. La voix entrecoupée de légers sanglots, Marie Flore réitérait sa promesse de quitter la Cité de l’Indépendance le lendemain à l’aube pour aller retrouver ses parents à la capitale. Elle ira de bonne heure s’installer à bord d’un des autobus qui effectuent quotidiennement le trajet Gonaïves-Port-au-Prince, et elle divorcera définitivement de son ancienne vie. Heureusement que le temps n’avait pas achevé son œuvre malfaisante sur son corps faible, désabusé et sans défense. Elle me demandait d’inscrire l’adresse de mes parents sur un bout de papier pour que nous échangions des lettres chaque semaine. J’ai détaché la page de mon carnet de note sur laquelle j’ai griffonné clairement les précieuses indications. Je la lui ai remise avec un sourire forcé. Je voulais cacher ma tristesse. Elle y jetait un coup d’œil intéressé, puis prenait soin de plier le morceau de papier en deux, avant de l’enfouir dans la poche arrière de sa jupe moulante et fine. L’idée de ne pas perdre les traces de Marie Flore, de pouvoir communiquer de temps à autre avec elle, d’avoir de ses nouvelles, de savoir ce qu’elle faisait, me réjouissait, me soulageait, me rassurait… sans que je susse trop pourquoi. Je la connaissais à peine. Pourtant, je gardais drôlement l’impression que j’avais toujours vécu en sa compagnie et qu’elle allait vraiment me manquer… Cette nuit-là, toutes mes pensées se tournaient vers Marie Flore. Je revoyais son visage contrit et inquiet, son corps ondulant déployé au pied de la baie reposante, ses yeux lunaires, ses cheveux noirs bouclés qui lui donnaient l’allure d’une star de cinéma aux côtés de l’agent 007, j’entendais sa voix séduisante et attristée me raconter les déboires de sa vie malchanceuse, je sentais le souffle haletant de sa respiration traverser ma poitrine fragile pour aller réchauffer mon cœur frileux, serré et chagriné… Vers deux heures du matin, mon corps avait finalement succombé sous la lourdeur de la fatigue assommante.
Vole, vole petite hirondelle
Là-bas au bout du chemin
Tu trouveras le pays du soleil levant
Il te rendra ta vie et ton sourire
Vole, vole petite hirondelle
Va où te conduit ton destin
Cherche ta route dans les ténèbres
Pourvu qu’aujourd’hui ne soit pas demain
Vole, vole petite hirondelle
Suit les traces de ta conscience
Fais de ton cœur ta boussole
Et traverse le désert de tes malheurs
Vole, vole petite hirondelle
Sèche tes pleurs abondants
Avec tes yeux embués de larmes
Tu risques de trébucher sur tes pas
Vole, vole petite hirondelle
Devant toi la branche de l’avenir
Sur laquelle tu vas te poser
Pour renaître du passé
Robert Lodimus
L’inconnu de Mer Frappée
(Prochain extrait : chapitre XIII, La ville hérétique)

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