Chapitre XI
L’ENGAGEMENT
« Qui n’est pas capable d’être pauvre n’est pas capable d’être libre… »
(Victor Hugo)
À cause de la canicule, j’ai eu l’impression que la route qui conduisait à Mer Frappée était devenue plus longue. C’est vrai qu’il fallait marcher beaucoup, traverser toute une partie de la ville pour s’engager finalement sur les sentiers poussiéreux ou boueux qui reliaient l’endroit à Carénage comme un cordon ombilical. Lorsque le soleil montait haut dans le ciel, lorsqu’aucun souffle ne sortait de la poitrine de la nature pour se transformer en une brise douce et caressante qui rafraîchit et libère le paysage de son état torpide, les piétons suaient de toute leur eau. La douche de sueur que j’étais en train de prendre en marchant hâtivement collait la chemise légère de couleur gris pâle sur mon corps stressé comme un bout de métal emprisonné par une force magnétique. De temps à autre, je sortais le mouchoir de tissu que j’enfonçais dans la poche arrière gauche de mon pantalon et je me tamponnais le visage. J’ai continué à longer le littoral, sans m’offrir quelques minutes de repos sous les rares arbres qui bordaient le trajet. Il était environ 14 heures. Sur l’autre petit chemin parallèle, j’ai remarqué le vieillard muet qui se déplaçait dans la direction opposée, avec les cartons de bristol enroulés sous une aisselle. Pas un seul jour qu’il n’était présent sur les lieux ! Il accrochait sa chemise à la branche d’un manglier, désenroulait les cartons blancs et dessinait des cartes géographiques d’Haïti avec des lignes colorées. Parfois, il reproduisait les chaînes de montagnes qui ceinturent la rive nord de la ville, tout en prenant le soin de caricaturer les arbres à moitié effeuillés, les cahutes environnantes, les sentes qui paraissaient au loin comme des fils de fer, tellement elles étaient réduites sous la rétine de l’œil. Presque tous les riverains connaissaient l’histoire architragique de ce vieil homme. Aux élections du 22 septembre 1957, il appuyait la candidature du Sénateur Louis Déjoie à la présidence. François Duvalier, avec la complicité du Général Kébreau, remporta frauduleusement le scrutin. Après l’investiture du tyran fraudeur, la plupart des supporteurs influents de Déjoie ont choisi de se mettre sur les bancs de l’exil, pour échapper à la mort. Ulysse Hidalgo, c’était bien son nom, est resté caché durant trois ans à Mer Frappée, s’abritant dans un lamentable entrepôt de sel abandonné. Ses parents désespéraient de le retrouver vivant. Ils pensaient qu’il avait été arrêté, emprisonné et exécuté, comme de nombreux opposants au régime de « François le Terrible ». Ulysse enseignait la géographie stratégique et politique à la Faculté de Droit de la capitale. Il avait tout laissé tomber, par peur de représailles, après le renversement de Dumarsais Estimé dont il était un loyal et fidèle partisan, pour venir se réinstaller dans le quartier de son enfance, où il se sentait à l’abri du colonel Paul Eugène Magloire, le putschiste président surnommé « kanson fè » (le président au pantalon de fer). Au départ forcé du Général, il faisait partie du comité qui dirigeait la campagne de Louis Déjoie dans le département de l’Artibonite. Malheureusement pour les Haïtiens, François Duvalier a obtenu l’appui conditionnel des forces armées et est sacré « empereur » en s’octroyant lui-même, quelques années plus tard, le droit de désigner « l’héritier du trône ». Profondément déçu, le professeur Ulysse s’est coupé la langue avant de se retrancher dans le maquis. Il a écrit une lettre à ses parents et à la nation dans laquelle il tentait de justifier l’acte désespéré d’automutilation. Ce court extrait en dit long sur sa déception et son pessimisme par rapport à la montée politique du monstre.
« Avec l’arrivée de ce médecin diabolique au timon de la Res Republica, notre pays, mesdames, mesdemoiselles et messieurs, vient de franchir le cap de la fatalité historique, de la décadence économique, du déclin social, de l’autocratisme politique, de la barbarie inimaginable. Les familles vivront sans répit dans les douleurs des ténèbres, avec des conséquences physiques et psychologiques désastreuses et irréparables… Fort de mes convictions idéologiques, j’ai pris toutes les dispositions pour éviter d’opiner sur les affaires de ce pays. Désormais, c’est dans le mutisme profond que je vous assisterai dans vos malheurs, vos craintes et vos souffrances. Dites-vous bien, la République n’est plus sur le seuil de l’enfer, elle vient de le franchir… »
Après trois longues années passées dans le désert où il a vécu et mangé des sauterelles sauvages comme le Prophète pour conserver la vie, Ulysse avait décidé finalement de retourner chez les siens. Il était accueilli par ses sœurs et ses frères comme Joseph, le onzième fils de Jacob. La seule différence: lui, Ulysse, ne faisait pas partie de la « maison de Potiphar ». Sa disparition brusque et inexpliquée avait fini par causer la mort de son père et de sa mère éperdument chagrinés, l’agronome Fabrice Hidalgo et l’institutrice Adeline Rebelle, un couple exemplaire qui cultivait, pratiquait l’amour et le culte de la patrie, développait le sens de la solidarité sociale et du devoir citoyen. Le père répétait souvent à ses enfants :
« La gloire n’est pas héréditaire… Chacun doit travailler pour la sienne propre. Combien de filles et de fils de femmes et d’hommes célèbres se sont révélés être des voyous, des assassins, des quidams encombrants pour la société… ? »
…Et puis Ulysse Hidalgo ne rendait plus visite à Mer Frappée. Il était arrivé au bout de sa tourmente et de son voyage…
« Nous sommes des pèlerins
Sur la route de la vie.
Nous marchons au bord d’un fleuve
Suspendu dans le vide de l’infini.
Chacun fera le voyage à son tour.
Un trajet sans retour.
Et croyez-nous,
Certains n’ont jamais eu le temps
De dire,
Avant de lever l’ancre,
Au revoir
Ou Adieu… ! »
Mes jambes flanchaient sous la rudesse de la fatigue des longues journées de marche et des nuits sans sommeil. Le trajet nécessitait deux bonnes heures à l’aller et au retour. Et je le faisais presque tous les jours. Je continuais d’avancer à pas comptés. Heureusement que je me rapprochais du but…! Un canard sauvage a survolé brusquement ma tête. Il est passé juste à quelques centimètres de mon corps. J’ai réagi comme un gamin effrayé par l’apparition soudaine d’une colonie de chauves-souris dans un film de Dracula interprété par Christopher Lee. Encore stupéfié, j’ai suivi de mon regard l’oiseau blanc qui cancanait. Il est allé se poser sur les vagues mouvementées de l’océan tripoté par les vents venus de Phaéton, le village côtier d’en face où l’on apercevait les toitures paillées des bicoques qui grimaçaient sous le soleil ardent de l’après-midi du mois de juillet. Soudain, un coup de feu tiré par un fusil de chasse a retenti à quelques mètres dans les buissons. J’ai sursauté à nouveau. Je me suis retourné pour voir le malheureux canard plongeur s’affaisser dans l’eau marine, après avoir poussé un nasillement d’agonie. Je remarquais le chasseur, un homme barbu, ravagé par la calvitie, allant sur la soixantaine avancée, le corps bouffi à moitié enfoncé dans la mer, tenant son arme encore fumante, et le chien qui nageait en direction de l’animal qui flottait comme un bouchon de lièvre abandonné aux caprices du courant. J’ai déployé un grand effort pour arriver à franchir le dernier kilomètre… Il fallait être précautionneux, capable de se déplacer tout droit, sans vaciller, de se tenir en équilibre comme un funambule dans les espaces de passage exagérément étroits. Sinon, on risquait de glisser et de basculer dans les eaux stagnantes et verdâtres. À peine arrivé, on pensait déjà au calvaire du retour. Mer Frappée, à cette époque-là, était devenue pour moi une cité grecque de l’antiquité où, comme un Xénophon, j’allais m’asseoir devant le « Maître » afin de recevoir mes leçons de philosophie sur l’éthique, la politique, et la religion. Trois « empoisonneuses », parmi d’autres, de la paix mondiale. Assis à même le sable, en face de l’océan, je regardais les vagues écumeuses qui venaient mourir sur le rivage. À la manière des humains, elles étaient parties de loin. Et c’est dans ces lieux isolés au visage défiguré par le « tædium vitae (dégoût de la vie)» de Sénèque qu’elles achevaient leur course insensée. On ne sait même pas d’où elles viennent. Il y en a qui, probablement, ont traversé les continents, à l’instar des vagabonds, à l’exemple des sans aveu, à l’égal des parias embarqués par Christophe Colomb sur les trois caravelles, pour atteindre finalement cette rive sauvage, déserte et étrange, où elles terminent leur cycle de vie dans la crispation mélancolique et l’indifférence de la nature.
L’homme qui allait m’entretenir dans peu de temps pouvait, à sa façon, être catalogué de disciple de la maïeutique. Son enseignement philosophique, pas du tout dogmatique, m’a révélé certainement ma profonde ignorance des caractéristiques élémentaires des êtres et des choses, tout en me donnant le goût de vouloir franchir le cap des perspectives phénoménologiques de la « réflexivité » de Pierre Bourdieu qui permette au cerveau humain de cerner, de maîtriser et de définir les champs disciplinaires – politique, économie, sociologie, anthropologie, psychologie, etc. – qui découlent d’une méthode de « vérité fondée sur la raison et l’universalité ».
La planète file mal. Il importe qu’il y ait des personnalités exceptionnelles, courageuses, capables de s’élever au dessus de la peur et de la mêlée, dans la ferme intention de dénoncer les situations d’abus politique, de déprime sociale et d’assassinat économique et financier. Fixer les responsabilités criminelles. Distribuer les torts. Et exiger des sanctions proportionnelles. La liberté commence là où finit la peur. Pour se rapprocher de la pensée de Spinoza, la peur demeure la cause principale de la « servitude ». Étienne de la Boétie parle lui-même de « servitude volontaire ». Il y a des individus qui sont nés avec une croix rouge tracée sur leur front. Elle symbolise l’engagement, la lutte, la tragédie, la martyrologie… En fait, toutes les marques et les valeurs existentielles qui confèrent les titres posthumes de noblesse et qui s’accouplent solidement à l’engrenage de l’Héroïsme. Le défi contre la « bêtise humaine » qui se caractérise dans l’« injustice dominatrice » est d’une vastitude comparable à la surface planétaire. Dans tous les coins et recoins de l’univers, une multitude de bras faibles sont tendus vers un « Messie » qui, peut-être, n’est même pas né ! Ou encore – dans certains cas – ne verra jamais le jour ! Les malheurs de l’humanité ne sont-ils pas devenus les terreaux des religions et des sectes. Les citoyens éprouvés et paniqués y cherchent un refuge à leurs souffrances, un mode de solution spirituelle à leurs problèmes matériels.
Je restais dans la même position, immobile durant des heures à scruter cette bande océanique qui relie Carénage à Phaéton. La direction vers laquelle je m’asseyais – pour l’avoir entendu plusieurs fois – recelait quelque part le pays légendaire des frères Castro : Cuba. La mer symbolisait dans mon esprit la Liberté totale. L’évasion. La Liberté, au sens complet. Je parle vraiment de la Liberté : celle où l’individu ne soit esclave de rien. De biens matériels. Et même de sexe. Être Diogène. N’avoir comme seule redevance que la force de la pesanteur pour pouvoir se déplacer et jouir de son droit de libre circulation. Aller et venir comme le vent qui tourne de bord. Avoir Alexandre Legrand à ses pieds et afficher ouvertement du mépris et de la pitié à l’endroit de son personnage royal. Quelle Liberté extraordinaire que celle qui rend les humains plus heureux que les rois ! Je répétais souvent à moi-même : « Si l’on pouvait suivre l’océan bien loin, l’on arriverait sûrement sur une petite île où un gosse comme moi pourrait y vivre et y mourir loin de tous les chagrins. » Alors, je comprenais pourquoi dans les romans, certains héros avaient décidé de partir pour ne plus revenir sur les lieux de leur enfance.
Le jeune inconnu de Mer Frappée m’a ouvert l’horizon de la curiosité intellectuelle. Et des années plus tard, grâce à lui, je pouvais lire Le Génie du Christianisme de Chateaubriand, Gargantua de Rabelais, Les Lettres persanes, Les Pensées et Le Spicilège de Montesquieu, Les Fleurs du Mal de Baudelaire, Les Dix Hommes noirs de Vilaire, Caligula, Le mythe de Sisyphe d’Albert Camus, Un enfant du pays de Richard Wright, La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette, etc. Quel triste constat pour l’individu que celui d’avoir le sentiment de grandir dans un monde où l’avenir semble ne tenir aucune place! J’évoque un monde abandonné à la folie « caligulienne». Caligula, le cruel, sadique et incestueux empereur romain, qui a poussé Hélicon, son ami d’enfance, à réciter comme une fable de Jean de La Fontaine :
« L’exécution soulage et délivre. Elle est universelle, fortifiante et juste dans ses applications comme dans ses intentions. On meurt parce qu’on est coupable. On est coupable parce qu’on est sujet de Caligula. Or tout le monde est sujet de Caligula. Donc, tout le monde est coupable. D’où il ressort que tout le monde meurt. C’est une question de temps et de patience. » Fort heureusement, la nature finit toujours par trouver un Chéréa pour lui confier la tâche de vaincre et de détruire le symbole du « mal ». Car Caligula, lui aussi meurt. Question de temps et de patience… ! Je repérais au loin la silhouette mobile d’un homme. Elle grossissait au fur et à mesure qu’elle se déplaçait dans ma direction. J’ai reconnu finalement l’étranger.
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Depuis quinze minutes nous essayions d’avancer sur la piste éclairante d’un débat chaleureux, dangereux pour nous deux, et qui devait se tenir sur une place publique, devant une bande de parias, de trimardeurs, de sabouleux, de meurt-de-faim… qui rêvaient de fuir leur misère, plutôt que de rester et de s’organiser pour la combattre.
– Frérot, fait encore remarquer mon interlocuteur, il n’existe pas de problème sans solution. Seulement irrésolu. Albert Einstein a dit lui-même : « Un problème sans solution est un problème mal posé ». En le paraphrasant, on obtiendrait ceci : « S’il n’y a pas de solution, il n’y a pas de problème. » Héraclite d’Éphèse nous apprend : «… C’est de la lutte que tout naît. » Les élections déloyales organisées par les gouvernements bourgeois ne peuvent pas solutionner les problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels des masses populaires. Au contraire, elles les aggravent. Les « Voyous » qu’elles élisent œuvrent au profit des oligarques nationaux et internationaux qui eux-mêmes évoluent au sein d’une mafia mondialisée. Il faudrait prendre le temps de se demander pourquoi des « hommes d’État » qui prétendent travailler dans l’intérêt des classes défavorisées sentent-ils le besoin de se « surprotéger » dans leurs palais, d’avoir toujours des gorilles enragés, pareils à des bergers allemands, et armés jusqu’aux dents qui assurent leur protection rapprochée ?
Ils le font pour deux raisons : tout d’abord, et ils le savent, ils ne gouvernement pas pour le peuple, mais pour eux-mêmes. Nous n’avons qu’à regarder le train de vie qu’ils mènent dans leurs bunkers, la quantité de richesses qu’ils amassent impudemment avec leurs familles et leurs amis, le nombre de maîtresses qu’ils collectionnent pour assouvir leur honteux appétit sexuel. Il y en a qui, comme Juan Domingo Perón, l’ex-militaire-président de l’Argentine, font construire des tours à appartements afin de loger toutes leurs concubines, ainsi que leurs Nelida, à la même enseigne. Ensuite, ces gens-là – pour emprunter le langage du poète et chanteur engagé Jacques Brel – sachant que leurs comportements politiques ont généré la frustration, la souffrance et la révolte au sein de leurs populations, se voient obligés de prendre toutes les précautions pour ne pas finir tragiquement comme l’empereur Néron, le roi Louis XVI, le président Trujillo, quand ils ne meurent pas comme Louis XIV, le roi des arts et de la guerre, dans l’indifférence de la Nation…
– Le président Sylvain Salnave a été exécuté par ses adversaires, pourtant, on rapporte qu’il a voulu aider les pauvres, en enlevant de l’argent aux riches familles et aux commerçants.
– C’est en partie vrai. Une sorte de Robin des Bois. Je l’ai lu comme vous dans le Manuel d’histoire d’Haïti, cours élémentaire des Frères de l’instruction chrétienne… Il taxait les mieux nantis de la société haïtienne pour engraisser l’assiette fiscale. On l’appelait « Protecteur de la République ». Traduit par devant une cour martiale, il fut déclaré coupable de massacres et de trahison et fut exécuté le 15 janvier 1870. Il avait 43 ans. Les dirigeants qui veulent se rapprocher des masses populaires, qui veulent offrir de meilleures conditions de vie aux gens appauvris, nous parlons des individus paupérisés, connaissent toujours une fin tragique. Alors que les dictateurs ne sont pas inquiétés. Ils commettent des crimes politiques affreux. Ils emprisonnent les citoyens. Et malgré tout, ils bénéficient de l’appui des puissances étrangères qui ont pratiqué l’esclavage et la traite négrière. La seule façon de les écarter du pouvoir, ainsi que leurs descendants, c’est de les destituer par la force. Ensuite, de les exiler ou de les exécuter. Tout cela fait penser à François Duvalier qui s’est autoproclamé « président à vie » avec le droit de choisir son successeur. Lorsque c’est le mode de scrutin électoral qui règle les mécanismes de l’alternance et de la succession au niveau de la gouvernance politique, les partis qui aspirent à diriger à leur tour ont tendance à moins utiliser la violence comme moyen de s’emparer du pouvoir. Dans plusieurs cas, l’histoire révèle que les coups d’État servent plutôt d’instrument de contrariété à des projets politiques porteurs d’espoir et d’avenir pour les peuples oppressés et défavorisés. Les chefs d’État renversés par des putschs militaires sont effectivement ceux que l’on retrouve proches des masses populaires et qui ont tenté de réaménager le climat social et économique dans le sens des intérêts des collectivités. Le pouvoir des dictateurs est toujours dur à déboulonner, car ces derniers ont le soutien, l’appui des grandes puissances qui leur fournissent des armes, des munitions pour contrer et mater les « esprits de rébellion ». Tout ce qui intéresse la frange rapace de la communauté internationale, c’est de s’approvisionner gratuitement en ressources naturelles à la périphérie pour poursuivre et soutenir leurs recherches scientifiques secrètes dans les domaines du nucléaire, de l’espace, de la santé et de l’environnement.
– François Duvalier bénéficie-t-il de l’appui d’États étrangers pour gouverner dans la peur, comme il le fait ?
– Particulièrement des États-Unis… C’est l’aboutissement de la guérilla cubaine qui a ouvert la voie à la « présidence à vie » de 1964 en Haïti. Cuba est trop proche de notre pays. Vous ne le savez peut-être pas, vous êtes trop jeune, il a toujours existé un essaim de socialisme en Haïti. Cette jeunesse estudiantine, à laquelle ont appartenu les Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis, René Depestre, Gérald Bloncourt, Théodore Baker, Gérald Brisson, … d’abord attiré par le triomphe de la révolution d’octobre en Russie, dirigée par Lénine et Trotski, a rêvé d’installer le communisme sur le territoire national comme un système d’État capable de conjuguer la prospérité économique et l’équité sociale. Cette vision politique doit être placée dans la topographie de l’Utopie de Thomas More: un rêve irréalisable, condamné à flotter dans la conscience de l’idéal. Le maccarthysme a finalement démontré que les États-Unis ont une « peur rouge » du communisme. C’est cette partition que joue François, le mégalomane, pour régner sur le pays comme Agamemnon, le vilain roi d’Argos et de Mycènes.
– Vous mentionnez le maccarthysme… Je n’en ai jamais entendu parler…
– Le maccarthysme, du nom du sénateur Joseph McCarthy, est un mouvement de persécutions contre les citoyens étatsuniens soupçonnés d’être des militants communistes. De 1950 à 1954, la commission présidée par ce membre influent du Congrès des États-Unis s’est livrée à une véritable chasse aux sorcières afin de débusquer et d’envoyer en prison tous les individus accusés de sympathiser ou d’adhérer à l’idéologie politique de gauche. Ils étaient déclarés péremptoirement ennemis du Département d’État. On les voyait comme des espions à la solde de l’URSS. Cette période est aussi connue sous le nom de « Guerre froide » entre l’Ouest et l’Est.
– Mais c’est bizarre ! Les États-Unis, la France, l’Angleterre…, ce sont des pays de la « démocratie » où, d’après ce que j’ai entendu dire, chacun est censé libre d’exercer les droits qui demeurent liés à sa naissance : droit d’opinion, droit d’expression, droit de religion, droit d’idéologie, droit de libre circulation… Ils veulent même être des « modèles » pour les autres régions du monde qui conçoivent la « démocratie » différemment…
– Je voudrais apporter des correctifs à la « perception innocente » que vous avez laissé transpirer d’une « conception erronée » de la « Liberté » dans les pays que vous évoquez. Tout d’abord, quelle définition exacte pourrait-on donner au concept de « Liberté » – s’il en est vraiment un – dans un monde en constante mutation? Certains philosophes conseilleraient avec prudence de la mesurer à l’aune de la « Justice » sociale. Seulement, existe-il un endroit de la planète où la notion de « Justice » sociale ne soulève pas un doute inassouvi ? L’imperfection des êtres et des choses ne rend-elle pas impossible l’idée que les humains soient entièrement et véritablement Libres ? Libres d’exercer sans contrainte et dans la plénitude leurs droits légitimes, c’est-à-dire ceux qu’ils ont acquis à la naissance ? Observée sous la loupe de l’utopie, la « Liberté » ne serait autre chose que la quête d’un « idéal ». Sans être elle-même la réalité universelle, elle demeure l’évocation d’un lieu et l’incarnation d’une certaine réalité. Plusieurs intellectuels disent carrément que la « Liberté » est une illusion. La recherche de ce « monde idéal », nous la retrouvons dans le courant de l’humanisme de Pétrarque, revisité par les philosophes des Lumières, entre autres, François-Marie Arouet, appelé communément Voltaire. Il y a des auteurs, Albert Jacquard entre autres, qui poussent la logique plus loin. La « Liberté » ne peut en aucune façon être exercée individuellement. Il faut être deux ou plusieurs pour en jouir. Et encore – ceci est de moi – dans une certaine mesure. Elle évolue sur le terrain du relativisme.
– J’avoue que je suis complètement perdu…
– J’en suis humblement conscient. Cependant, sachez que le vent qui se lève sur l’océan souffle dans toutes les directions. Il a le pouvoir d’emporter au loin nos paroles et nos idées, pour les disséminer aux quatre coins du globe. Et c’est par la théorie, fruit patient et résultat dynamique de la méthode, que les pensées survivent, traversent les temps, bouleversent les consciences, pour imposer le progrès et le changement. Nous sommes en train de marcher dans la forêt vaste de la Sagesse. Le chemin que nous avons emprunté est infini. Infini comme la quête de l’idéal humain. Je crois entendre encore Montaigne : « Dieu a donné à l’individu le goût de connaître pour le tourmenter… » Retenez que j’ai sciemment utilisé « individu » à la place du mot « homme » qui figure dans le syntagme verbal original de l’écrivain. La connaissance de la « Liberté » cause la déception de savoir que personne n’est libre. Ce sont les conditions climatiques qui déterminent l’emplacement de la maison que j’ai construite pour m’abriter contre le vent, le soleil et la pluie. Peut-être que j’aurais bien aimé la bâtir ailleurs. L’individu va toujours là où ses conditions de vie l’emmènent. Il est prisonnier, à tout jamais, de son rêve de Liberté, de sa soif de mieux-être. « Va où le vent te pousse ! » Le vent, dans ce contexte figuratif, s’apparente à une métonymie qui symbolise « la vie ». Nous pensons toujours à cet ailleurs où vivre serait différent et meilleur. Nous rêvons toujours de partir pour découvrir cette île, cet archipel paradisiaque à la Marlon Brando. Mais je vous le dis, en vérité, mon frère, marcher à la rencontre de l’utopie, c’est courir après un fantôme. Or, le fantôme est invisible. Immatériel. Pourra-t-on un jour le rattraper ?
– Pourquoi associez-vous la « Liberté » à l’utopie et au relativisme ?
– Parce que la « Liberté » est la somme de toutes les libertés difficiles voire impossibles à obtenir. Ce que je vous dis là nous renvoie à la célèbre pièce de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Le Mariage de Figaro. Je vous tiens en ces lieux qui nous assistent un plaidoyer en faveur d’une réforme en profondeur de la « Justice ». C’est la « Justice » qui a l’autorité légitime de donner droit de cité à la « Liberté ». Elle demeure le résultat incontestable de l’égalité de jouissance des droits individuels et collectifs. Ces droits ne sont pas acquis. Mais naturels. Combien de camarades sur la planète ont-ils la liberté de manger à leur rythme – et encore, de manger ce qu’ils désirent vraiment – aux heures de leur convenance, de décider de leurs moments et de leurs lieux de loisirs, d’aller où ils veulent, de choisir celle ou celui qui personnifie leur passion d’amour pour vivre, de fréquenter un établissement scolaire, de se loger décemment, de dormir dans un lit doux et accueillant, d’exercer le métier de leur choix, de se vêtir convenablement et à leur goût… ? Je ne vois pas jusqu’à présent de quelle façon on arriverait à rimer « Misère » et « Liberté » ! Napoléon disait de l’œuvre de Beaumarchais qu’elle était « déjà la Révolution en action » ? Et Louis XVI l’avait frappée d’interdit. Cependant, les Écritures nous apprennent que l’on ne peut pas allumer une lampe et la cacher sous un lit, elle donnera quand même sa « Lumière… » Les intellectuels, les citoyennes et les citoyens ordinaires doivent se comporter devant les murailles des souffrances humaines comme Kurt Gerstein, cet officier SS troublé et révolté devant les horreurs de Belzec en Pologne. De l’autre côté – et il faut le reconnaître dans un esprit de probité – quelques États ont placé au centre des intérêts politiques, l’amélioration des conditions de vie de leurs peuples. Ils font de leur mieux pour que les individus jouissent effectivement – même si c’est à un certain niveau et jusqu’ à une certaine limite –, de plusieurs privilèges liés à l’exercice des libertés fondamentales et essentielles au développement humain… Nous n’avons pas besoin de les citer. Ils sont facilement reconnaissables sur les branches délicates et fragiles des idéologies de changement universel. Et puis – il faut aussi l’ajouter – chaque citoyen, chaque nation couve différemment son rêve de liberté. Cette soif diffère d’un besoin à l’autre. Les rêves sont greffés à l’existence humaine comme les feuilles sur les branches des arbres. Elles ne sont pas toutes de la même dimension, mais rassemblées, elles forment les immenses feuillages qui donnent de l’ombre aux pèlerins éreintés, aux voyageurs fatigués, de l’ombre qui leur permet de se remettre de la fatigue. Isolées les unes des autres, les feuilles n’auraient pas été d’une telle utilité. L’ombre est donc le résultat du rassemblement et de l’unité des feuilles, et cela, quelle que soit leur taille, quelle que soit leur dimension, quelle que soit leur position. Chaque feuille qui est arrachée de l’arbre meurt. Elle pourrit dans la terre. Les rêves des individus, des cellules familiales, des nations… suivent la même logique. Il faut d’abord un terrain fertile pour faire pousser l’arbre. Un tronc pour soutenir les branches. Des branches pour retenir les feuilles. C’est dans cette seule condition que l’on peut arriver à obtenir l’ombre rafraîchissante, tellement importante pour le bien-être et le repos des voyageurs, incluant les chemineaux et les vagabonds. Il faut donc un rêve global, universel, pour permettre aux rêves individuels de se matérialiser. Le grand handicap : certains peuples ne sont pas encore prêts à payer le prix de leur Liberté. Diogène a payé le prix de sa « Liberté » par la marginalisation sociale.
– Vous m’avez déjà parlé d’un intellectuel allemand qui a réfléchi dans le même sens, mais avec des mots différents. Son nom m’échappe…
– Je crois deviner celui auquel vous faites allusion : Karl Marx…
– Karl Marx, oui c’est bien lui…
– Cet intellectuel progressiste lie la « libération » et la « désaliénation» des classes pauvres à l’organisation historique de l’union internationale des prolétaires. Seule la lutte collective contre les « usurpateurs » débouchera sur la récupération, la réappropriation des droits individuels. Il faut entrer dans la logique des Mousquetaires d’Alexandre Dumas : « Tous pour un, un pour tous. »
– N’est-ce pas quelque peu illusoire? Comment rassembler les travailleurs de tous les pays pour déclencher ce vaste mouvement de révolte et de lutte ? Il faut de grands moyens technologiques, une vaste campagne de sensibilisation, une prise de conscience au niveau de la planète, et surtout des femmes et des hommes crédibles, recrutés sur tous les continents, préparés, bien formés, pour accomplir cette mission impossible.
– Il ne s’agit pas d’aller partout dans le monde prêcher « l’évangile de la Révolution ». Chaque ouvrière, chaque ouvrier, chaque travailleuse, chaque travailleur exploité est conscient de ses conditions de travail et de sa situation financière. Ce n’est pas nous qui allons lui apprendre l’exploitation à laquelle le patronat a soumis sa force de travail. Les ouvrières et les ouvriers savent qu’ils sont surexploités et sous-payés. Par contre, ils ignorent comment ils doivent s’organiser pour s’en sortir. C’est donc une responsabilité qui incombe aux intellectuels, aux universitaires progressistes. Quels que soient les pays où ils évoluent, ils ont un rôle majeur à jouer dans la « reconstruction de l’humanité ».
– Je commence à comprendre… Cependant, je dois avouer que mes questions peuvent vous paraître parfois infantiles.
– Pas du tout, bien au contraire… Pour apprendre et comprendre, il faut être curieux. Par ailleurs, je n’ai pas tout à fait répondu à votre question. Je sais que vous ignorez ce que l’on appelle la « théorie des dominos ». Cette théorie qui relève de la géopolitique a été utilisée pour la première fois par les États-Unis pour contrer la montée du communisme, surtout en Amérique. Selon le président Eisenhower qui en a fait mention tout juste dès la seconde moitié du XXe siècle, un pays qui adopterait l’idéologie socialiste pouvait se révéler contagieux pour tous les autres de la région. Nous pensons nous-mêmes que cette approche qui a découlé des études de Gregory Bateson, John Weakland et d’autres chercheurs pourrait servir dans un mouvement de révolte des prolétaires contre l’impérialisme, qui serait né d’abord dans un pays pour faire finalement tâche d’huile sur la planète. Ce mouvement s’étendrait donc de région en région, de continent en continent. C’est possible… Il ne faut jamais arrêter d’espérer et de lutter. Et si l’on doit perdre, c’est en luttant, et non en se croisant les bras… ! Je vous laisse, cher camarade, avec la parole d’Héraclite : « […] C’est de la lutte que tout naît. » Ce « Tout » est un euphémisme qui remplace le concept de « Révolution » qui fait trembler les « oligarques » et la « canaille » composée « d’intellectuels petit-bourgeois », d’incultes et de brigands qui copulent avec le système néocolonial.
C’est sur cette dernière parole que l’inconnu et moi avons pris congé l’un de l’autre. Il m’a laissé partir en premier, tout en faisant valoir que c’était mieux ainsi. J’ai exécuté humblement son souhait, sans chercher à comprendre davantage. Je savais que mes parents se demandaient, peut-être, à l’instant même, où j’étais passé. Une fois, je m’en souviens encore, mon père m’avait poursuivi jusqu’à Mer Frappée pour me forcer à rentrer avec lui à la maison. Emilio avait entendu dire que le couvre-feu allait être décrété à 18 heures.
Robert Lodimus
L’inconnu de Mer Frappée
(Prochain extrait : chapitre XII, Le Mirage)

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