
Chapitre X
L’ENDOCTRINEMENT
Le jeune homme que j’ai croisé tout à fait par hasard à Mer Frappée m’a complètement bouleversé avec les paroles tourmentantes qu’il a enfoncées dans ma tête comme les clous qui ont transpercé les mains du « Fils de l’Homme ». L’inconnu m’a permis de comprendre qu’il existe deux forces attractives qui retiennent ce pays dans les liens sauvages de la soumission aveugle, qui maintiennent encore ses habitants dans un état moutonnier : la religion et le carnaval. La prière et le tambour ont provoqué la glaciation des penchants, la congélation des velléités révolutionnaires des Haïtiens. Quelqu’un m’a déjà dit qu’Haïti serait assez confortable dans le rôle de « la cigale » de Jean de La Fontaine. J’ai rétorqué non, pour une raison majeure: la paresse, l’oisiveté, ce n’est pas la maladie virale dont souffre ce peuple. Au contraire… Que dirait-on du paysan, même avec son statut fragile de métayage, qui sarcle, arrose, ensemence, de l’aube du matin à l’Angélus du soir, sans en tirer une part importante de son travail ? La pauvre montagnarde qui transporte sur sa tête des paniers de légumes et de fruits et qui parcourt des dizaines de kilomètres à pied pour arriver au marché du village afin d’amasser tout juste quelques sous qui lui permettent d’acheter du savon de lessive, de l’huile, du pain, du sucre, du sel… ? La pauvre mère de famille qui bourrique comme ménagère et cuisinière chez les bourgeois, qui se réveille à 3 heures du matin, au chant du coq, pour commencer à astiquer des meubles qu’elle n’arrivera jamais à s’offrir même avec des revenus accumulés sur une période de deux cents ans ? Le petit instituteur qui s’époumone devant le tableau vert pour assurer le transfert du savoir, et qui demain finira sa vie dans un sanatorium, fâcheuse conséquence du sous- paiement et de la sous-alimentation? La prolétarisation de la classe paysanne a transformé les agriculteurs en une meute d’esclaves du capital qui pourrissent dans les bidonvilles urbains. Tout ce qu’ils bénéficient de la part des sous-traitants, des industriels, c’est une maigre pitance qui leur permet de renouveler à peine leur force de travail. Lorsque la maladie ravage et affaiblit leur corps, ils sont sauvagement précipités sur le pavée, et ils deviennent des clochards, des itinérants victimes de préjugés sociaux, et exposés aux mauvais traitements de la police… Ce serait donc de l’indécence grave de comparer les masses haïtiennes à « La cigale ayant chanté tout l’été… » Et même à la « fourmi » qui a travaillé dur, certes, mais qui a économisé… Sans se faire exploiter… ! Alors que ces besogneux triment sans relâche, dans des conditions déplorables, et quand « la bise vient, pas un seul petit morceau de pain ou de cassave… »
Je lisais beaucoup les Évangiles. Le manque d’information que j’avais sur les êtres et les choses de l’univers m’emprisonnait dans l’ignorance innocente. Jusqu’à l’âge de dix ans, l’indigence des êtres paraissait tout à fait naturelle à mes yeux. Naturel que certains, la grande majorité, soient extrêmement pauvres. Naturel aussi que d’autres, l’infime minorité, soient intensément riches. Les adultes répétaient que les derniers « étaient nés sous une bonne étoile. » Alors, comme un simple d’esprit, j’ai cru sottement que même les étoiles étaient astreintes aux caprices cruels d’une destinée humaine basée ignoblement sur le manichéisme. En clair, « naître sous une bonne étoile », pour les individus qui utilisaient cette expression, signifiait avant tout : grandir, vivre, mourir sans grand souci des méfaits de l’existence ; habiter dans une hacienda ; manger et boire à satiété, et non à sa faim et à sa soif ; fréquenter les meilleures écoles primaires et secondaires ; étudier dans une grande université européenne ou nord-américaine ; dormir dans un lit de velours à l’abri de l’air chaud ou frigorifiant ; passer la nuit à danser le tango, à valser sur « Le Danube bleu » de Strauss ; jouer du piano, et non du banjo, l’instrument des misérables troubadours ; séjourner à l’étranger dans les hôtels de luxe ; miser sur les cartes de poker toutes les nuits dans les casinos de Las Vegas ; fumer des cigares cubains dans les soirées mondaines aux saveurs orgiaques ; sabler le champagne en mangeant du caviar ; se déplacer en Lamborghini…
La découverte de cet endroit que j’ai entendu appeler pour la première fois Mer Frappée a été, si j’ose le dire, le fait d’un heureux hasard. Samuel, un camarade du quartier y avait accompagné son père Stephen, un chauffeur de poids lourd. Il était allé prendre livraison d’une cargaison de sel pour un commerçant de la place du marché. Samuel avait trouvé l’endroit à moitié sauvage et dégarni, tellement retiré qu’il était venu nous en parler avec un enthousiasme irrésistible. Celui-ci, à l’insu de ses parents, et à l’instar du Prophète Moïse, avait repris le chemin de Mer Frappée à la tête d’une bande de gamins curieux, tous marchant, sifflotant, dansant, courant, comme des petits saltimbanques, à la rencontre de ce coin pathétique qui semblait échapper aux décors grimacés de l’infernal « Carénage », ce vaste bidonville où les êtres humains – s’il faudrait vraiment les appeler ainsi – les chiens maigres, les porcs, les chèvres, les souris et les rats cohabitent dans les taudis fragiles plantés dans les eaux saumâtres, stagnantes et verdâtres, laissées par les flux ou les crues saisonnières de La Quinte. Au fur et à mesure que je grandissais, Mer Frappée était devenue pour moi un refuge de prédilections, une cachette sûre où je pouvais me laisser de temps en temps déshabiller et cajoler par la Muse harceleuse sur la couche modeste des inspirations pulpeuses, un havre de sérénité spirituelle où mon âme voyageait en grâce et en beauté au dessus d’un univers pervers, dépravé, vilain, absurde, incapable du moindre élan de générosité et de solidarité collectives… Un univers tout à fait freudien où s’entrecroisaient sans gêne l’inconscient, le narcissisme, l’hystérie…, et qui aurait besoin d’une cure psychanalytique. Ceux qui ont lu le témoignage de Pavel Galitsky, le dernier survivant du goulag stalinien, à propos d’un industriel et compagnon de détention, comprennent bien le sens de mes propos effilés comme le couteau du boucher.
« Il triait la matière fécale avec un bâtonnet, rapporte Pavel Galitsky, afin d’en extraire les grains de céréales qui n’avaient pas été digérés. J’ai croisé son regard, derrière ses lunettes. Alors, il m’a dit en pleurant : « Je ne suis plus un homme ; et ils ont fait de moi un animal. » Il est décédé peu après… »
Viendra, peut-être, le temps où de valeureuses et courageuses personnalités sentiront la nécessité de se mettre ensemble, de se joindre les voix et de crier comme Garry Davis, l’ancien pilote américain de la seconde guerre mondiale : «Nous sommes des citoyens du monde. » Comme l’a dit avant lui, mais bien à sa façon, le célèbre romancier et poète français du 19ème siècle, Victor Hugo. Cependant, et là, la grande inquiétude, trouveront-elles encore des André Breton et des Albert Camus pour les défendre, lorsque l’arbitraire aurait décidé contre eux la prison ou l’autodafé ?
Le jeune adulte qui m’a complètement impressionné par l’étendue de son savoir philosophique ressemblait étrangement à ce Garry Davis qui réclamait, au lendemain même de la fondation des Nations unies, la formation d’une «assemblée constituante mondiale ». Le cartésianisme imprégnait le fondement de ses analyses économiques et culturelles. Il revendiquait un mouvement planétaire de changement social, un mouvement qui n’aille pas précisément dans le sens de la philosophie de « l’égalitarisme absolu » soulignée par Karl Popper, éminent philosophe britannique d’origine autrichienne. « Il faut éviter, a-t-il corrigé, de basculer dans le vide de l’utopie égalitaire, car l’égalitarisme peut conduire à l’égalité négative qui résulte de l’uniformité imposée. »
Deux ou trois fois par semaine, on se rencontrait à Mer Frappée, à des heures variées. Fait toujours curieux, il ne m’était jamais venu à l’idée de demander à ce type où il habitait, ce qu’il faisait dans la vie, et ce qui l’attirait dans ce coin perdu de la ville des Gonaïves ? II m’entretenait avec aisance et clarté d’un peu de tout. Les thèmes débattus tournaient autour de la politique, de l’économie, de la société, de la culture : théâtre, poésie, cinéma, musique, danse, peinture, sculpture… C’est encore lui qui m’a appris et expliqué le sens des exploits réalisés par certains grands et illustres personnages politiques, comme « la Longue Marche » de Mao Tsé-toung pour libérer la Chine du Kuomitang de Tchang Kaï-chek, « la Sierra Maestra » de Fidel Castro et d’Ernesto Guevara pour déloger le dictateur Batista de la Havane, le règne de l’Empire ottoman commencé au XVe siècle sous le sultan Mehmed II, et beaucoup d’autres. J’ai trouvé tous ces récits passionnants et motivants. Lorsque je m’étendais dans mon lit la nuit pour attendre que le sommeil se manifestât, je voyais tous ces héros, auxquels j’attribuais individuellement un visage, défiler dans ma petite tête. Je n’avais jamais vu leurs photos, donc, il fallait bien que je m’en fisse pour chacun d’eux une représentation physique afin de les incarner pour toujours dans ma mémoire.
Grâce à ce contact fructueux, je commençais tranquillement à exposer des hommes et des femmes remarquables, des visionnaires conséquents, nobles, dignes et extraordinaires dans les galeries du musée de ma conscience en devenir. J’ai appris aussi à vomir des noms qui flirtent avec les atrocités inimaginables, qui causent des souffrances intenses jusqu’à présent à l’humanité… Des noms maudits qu’il faut cracher sur le pavée du mépris et du rejet. En fait, ce mystérieux individu, jeune, dynamique, m’a aidé à canaliser ma curiosité intellectuelle vers les confluents du savoir universel, facteur essentiel à la compréhension des comportements absurdes du genre humain. Grâce à mon interlocuteur éclairé, j’ai compris beaucoup de choses. Je réalise, entre autres, que l’analphabétisme est lié à des enjeux politiques plutôt mesquins. La connaissance, génératrice éclairante des « comment » et des « pourquoi », nous ouvre les yeux sur la « falsification consciente et inavouée de la vérité » à des fins dominantes. Montesquieu lui-même reconnaît que « la liberté de la pensée est l’unique rempart de la liberté des nations. » Dans les pays baptisés ironiquement d’entités ingouvernables, les armes de guerre en circulation dépassent largement la quantité de livres, de crayons et de cahiers disponibles pour instruire et éduquer les masses. Pourtant, le prix d’un ouvrage, d’une boîte de craie blanche et d’un tableau est nettement inférieur à celui d’un fusil mitrailleur. Tout cela m’a fait aussi comprendre que l’arme la plus redoutée de l’impérialisme de droite ou de gauche, c’est celle de la connaissance qui vrille la planche de l’ignorance et de l’illettrisme pour y déposer des germes phosphorescents de liberté réelle et perpétuelle. J’avais considérablement mûri. Mes idées ne s’apparentaient plus à celles des adolescents de mon âge qui s’aliénaient par la lecture des bandes dessinées simplistes : Zembla, Bleck le Roc, Miki, Tex Willer…
Robert Lodimus
L’inconnu de Mer Frappée
(Prochain extrait : Chapitre XI, L’engagement)
