Chapitre V
L’ARRESTATION
« Sous un gouvernement qui emprisonne injustement, la place de l’homme juste est aussi en prison. »
(Henry David Thoreau)
Mon père savait ce qu’il disait, quand il m’a conseillé de faire attention à ce que j’écrivais dans mes cahiers de poèmes. Il avait lui-même fait l’expérience douloureuse et humiliante de l’emprisonnement politique. N’était-ce la présence d’Hestia, la déesse de la sécurité et du bien-être de la famille, il aurait même pu y laisser sa vie, comme d’autres victimes plus malchanceuses. Certains détentionnaires – parmi lesquels des professeurs de sciences sociales, des avocats membres du Barreau des Gonaïves, des médecins de famille, des élèves de lycée, des ouvriers, des porte-faix, des commerçants… – étaient transférés dans les goulags de la capitale, particulièrement vers les prisons de Fort Dimanche et des casernes Dessalines. La ville ne les avait plus revus. Les parents souffraient et pleuraient en silence, par crainte d’être dénoncés. Ces compatriotes avaient été interrogés par des puissants chefs macoutes – comme Luc Désir, Mme Marx Adolphe, Lisius Jacques, Zacharie Delva – et des militaires barbares – tels que Jean Tassy, Abel Jérôme, Max Valmé, Franck Romain… – qui, au mépris de la loi, les avaient jugés, condamnés, emprisonnés et conduits au poteau d’exécution. « Sans autre forme de procès. » Ces bêtes féroces sont considérées aujourd’hui comme les Joseph Goebbels, Heinrich Himmler et Hermann Göring du régime anthropophage de François Duvalier.
Depuis 1957, les Haïtiens n’arrêtent pas de compter les cadavres des proches parents, des voisins, des camarades et des compatriotes. La plupart de ces citoyens qui sont enlevés, kidnappés et portés disparus – comme le grand romancier Jacques Stephen Alexis, originaire de ma ville natale – sont ensevelis quelque part dans la nature sauvage, sans avoir eu droit à l’extrême-onction, et plus triste encore, sans obtenir une bière pour protéger leurs os décharnés contre la glacialité de la terre receleuse. Ces martyrs sont déversés dans le sol excavé, comme des dépouilles d’animaux de ferme pestiférés. Il y a aussi les estropiés de ces horreurs, ceux-là qui parviennent, tant bien que mal – disons miraculeusement – à survivre aux séances des tortures quotidiennes.
Le duvaliérisme a momifié le peuple haïtien. Il lui a tout enlevé. Jusqu’à son droit de respirer librement. François Duvalier, à l’instar de Jules César ou de Caligula, s’octroie un pouvoir de vie et de mort sur la population souffreteuse.
Je venais d’avoir onze ans. Le jour s’annonçait sous un ciel brumeux. Les rayons du soleil jouaient à cache-cache derrière les nuages épais. La ville était quand même déjà bruyante dans les rues, malgré les gouttes de pluie qui s’apprêtaient à chatouiller les toits éreintés des immeubles. Par la fenêtre, j’observais les mouvements des paysans qui se dirigeaient vers le marché en fer. Ils passaient sans arrêt, à longueur de journée au bas de la rue Christophe, tout juste à quelques mètres de notre résidence. De là, ils s’engageaient sur le boulevard Lozama jusqu’à Savane Christ, où ils pouvaient emprunter la rue Liberté vers le sud, jusqu’à leur point de destination. C’était un samedi matin, à l’heure du déjeuner. Éliane avait préparé des œufs, du pain, du fromage et du chocolat. Elle remplissait les assiettes l’une après l’autre pour les déposer ensuite devant nous, sur la table nappée. Elle s’y installait à son tour, et se préparait à réciter le bénédicité. Brusquement, nous avons repéré des cognements à la porte principale. Quelqu’un y frappait avec insistance. Émilio se levait, traversait le salon à pas mesurés, ouvrait la porte et se trouvait presque nez à nez avec quatre ostrogoths qui endossaient l’uniforme des forces armées de Duvalier. Les habitants du quartier venaient observer la scène en silence. Car – comme le poète l’avait écrit – c’était « le temps de se parler par signes ». Sans fournir des explications, sans laisser également le temps à Émilio Victor Paulémon de placer un mot, les gorilles casqués – sous les yeux épouvantés, abasourdis, affolés de son épouse et de ses trois enfants – l’ont menotté à la manière d’un truand pour le conduire jusqu’à la caserne Toussaint-Louverture, non loin des vestiges du Musée des Gonaïves. Durant plusieurs jours, nous n’avons pu obtenir aucune nouvelle d’Émilio. Le Jour d’après, c’est-à-dire le dimanche qui a suivi la rafle, le père Siméon, qui célébrait la messe de 8 heures à la Cathédrale du Souvenir, a demandé aux fidèles d’élever leur âme, leur esprit et leur cœur vers Dieu pour la libération d’Émilio Victor Paulémon. Car le bruit de l’emprisonnement avait traversé toute la ville.
Nous étions presque arrivés à la fin du mois de juin et la période des examens officiels pour l’obtention du diplôme de fin d’études primaires approchait à une allure de guépard. Les événements malheureux avaient paralysé considérablement mes activités scolaires. À la maison, toutes les conversations tournaient de préférence autour de l’affaire Émilio. Mes manuels d’histoire, de géographie, de sciences naturelles…, mes aide-mémoires d’orthographe et de mathématiques, mes cahiers d’exercices, mon trousseau de crayons et de stylos, mes règles graduées et mes carnets de notes gémissaient d’ennui dans un coin désorganisé de ma chambre. Mon corps et mon esprit basculaient lentement dans l’asthénie. Mon atonie, mon manque d’énergie, ma carence de vitalité, ma perte d’intérêt général, tout cela s’égouttait visiblement sur l’écorce de mes afflictions. Le frère Constant, notre professeur en classe primaire terminale, s’en était aperçu. Et il m’encourageait à garder prise. Parmi mes camarades, il y avait le fils du colonel Charles Lemoine, le commandant militaire qui était fusillé dans l’affaire controversée des 19 officiers pour complots contre la sûreté de l’État. Ulrick habitait avec sa grand-mère utérine sur la route des Dattes, et de cette tragédie familiale, il n’en parlait à personne. Cependant, la lame de tristesse, de morosité, et de chagrin avait charcuté ses joues fanées. Son visage, jadis rayonnant de joie, débordant de gaieté, comme une rivière en crue, avait la sombreur de la souffrance éternelle.
Les examens ont eu lieu. Je ne suis pas rentré immédiatement à la maison le dernier jour. Je suis allé me poster devant les portes principales de la caserne dans l’espoir d’obtenir l’autorisation – je ne savais même pas de qui – de voir mon père. Un jeune officier de l’armée m’a finalement aperçu. Il m’a fait signe de la main. J’ai traversé la salle de garde pour arriver jusqu’à lui. Il m’a pris par les épaules et m’a entraîné derrière les grillages en fer robuste.
« – Vous êtes le fils d’Emilio, je vous connais. J’ai l’habitude de vous voir avec lui », m’a-t-il dit.
– Je veux voir mon père !
– D’accord ! Vous allez le voir… Vous avez la chance de tomber sur moi… Votre père est quelqu’un de bien. Je me demande qui l’a mis dans ce pétrin ? Ne soyez pas inquiet ! Il ne lui est rien arrivé. Du moins, pas encore! Dans ce pays, on ne sait jamais. On ne sait plus rien !
L’officier ordonnait aux sentinelles de me laisser pénétrer dans la vaste cour ou les détenus s’étaient regroupés aux nombres de quatre et de six sur le pavée carrelé de pierres taillées de façon inégale et baroque. Ils échangeaient presque à haute voix sur les traitements qu’ils subissaient tous les jours, depuis le temps qu’ils étaient incarcérés dans cette prison qui porte pourtant le nom d’un héros national assassiné par l’empereur Napoléon Bonaparte pour ses idées de grandeur et de liberté. La plupart d’entre eux évoquaient sans crainte le sort qui les attendait à la tombée de la nuit. Ils sont déjà plongés tête première, pieds et mains liés dans la marmite d’eau bouillante ; alors, ils ne pouvaient plus craindre le diable et l’enfer. C’est comme cela que je l’ai compris, plus tard. Je suis passé tout près d’un groupe composé de cinq individus qui étaient occupés à discutailler sur la dureté de la vie… J’ai eu le temps d’écouter un petit bout de leur conversation.
« – Les jours sont vraiment difficiles », a déclaré le petit homme barbu.
Il portait une vieille chemise sale rayée de bleu et de rouge. Un autre répliquait :
– Vous n’avez pas mal dit. Pour avoir tenté de dérober quelques bananes dans l’un des jardins du chef de section de mon village, ils me gardent ici depuis six ans. Ma femme venait d’accoucher de notre dernier enfant, je n’avais rien à lui donner… Alors, j’ai volé… Je n’ai pas honte de le dire…
Une voix reprenait :
– Vous avez voulu voler, puisque vous n’avez pas eu le temps… Ils vous ont mis en prison seulement pour « votre intention de voler ».
– C’est vrai, le bananier était quelque peu penché et le régime pendait à l’extérieur de la clôture, sur la sente qui mène à la rivière. J’avais à peine touché les bananes que les gardiens se mettaient à crier après moi. J’ai couru à toutes jambes… Mais ils étaient plus rapides. Je n’avais pas mangé depuis deux jours. Ils m’ont rattrapé… Et le chef de section m’a remis aux gendarmes qui m’ont conduit ici. Ils m’avaient tellement battu, ces fils de p…, que je perdais connaissance…
– Et c’est rare pour nous de traverser la soirée sans recevoir une bonne raclée…
Il était environ dix-sept heures. Le soleil achevait sa descente capricieuse dans un ciel chargé de nuages de pluie. C’est la première fois que je voyais ce bâtiment carcéral postcolonial de l’intérieur. Sur des pans de murs sales, les couches épaisses du mortier de sable, de chaux et de ciment avaient lâché prise à plusieurs endroits, laissant apparaître des plaques de roches taillées qui ressemblaient au loin à des dents fossiles extraites des mâchoires d’un dinosaure. Quelques gendarmes visiblement fatigués de leur oisiveté ennuyeuse s’appuyaient de leurs coudes ou de leurs avant-bras sur le balcon en béton armé qui se dressait en face des cellules exigües qui se comparaient à des unités minuscules de logement aménagées dans un mouroir. Qu’est-ce qu’il y avait vraiment à faire pour un militaire dans cette ville où il n’y avait pas la guerre, où les riverains se connaissaient presque tous, s’appelaient par leurs prénoms, où tout ce que l’on enregistrait comme des expressions de violence se limitait à des scènes de jalousie pour le cocuage, un homme trompé par sa concubine ou l’inverse, et parfois aussi, des garçonnets qui se battaient pour quelques billes, ou encore, un individu loqueteux qui s’introduisait par effraction chez un notable, un boutiquier pour commettre un larcin et qui emportait quelques piastres pour aller casser la croûte chez Célie, la marchande réputée de manger cuit ? À quoi servait le gendarme dans cette atmosphère de convivialité citoyenne qui régnait continuellement au sein de cette municipalité où les citadins, les paysans, les porte-faix, les écoliers, les chiens, les chats, les chevaux, les ânes, les rats, les souris, les cochons, les cabris, les poules et les cafards se croisaient, se frottaient presque, traversaient les rues côte à côte sans se chamailler, et même en échangeant entre eux un petit geste de tolérance, de solidarité et de sympathie ? Alors, pour casser le fil de sa lassitude, pour briser le coquillage de sa « langueur monotone », le gendarme se transformait en une vulgaire machine de propagande politique et en un vil instrument d’espionnage au service d’une présidence dentée avec sa milice comme le grand requin blanc. Il fallait bien qu’il trouvât quelque chose à faire. Dans un pays normal, sans filière de crime politique sordide, sans essaim de dénonciation traitresse et sans odeur d’assassinat, le militaire serait recouvert par le sable de sa paresse mortelle jusqu’aux oreilles. Alors pour ne pas crever d’ennui comme les gars du « Palais des coups » dans « Rue de la Sardine » de John Steinbeck, les officiers, les sous-officiers et les subalternes des forces armées inventaient, expérimentaient les mauvais coups. Ils arrêtaient, battaient, violaient, torturaient, incarcéraient, fusillaient pour se donner de l’importance et pour justifier leur rapport de temps.
Dans L’exil et le royaume, Albert Camus fait dire à son « renégat » mutilé : « On m’avait trompé, seul le règne de la méchanceté était sans fissures, on m’avait trompé, la vérité est carrée, lourde, dense, elle ne supporte pas la nuance, le bien est une rêverie, un projet sans cesse remis et poursuivi d’un effort exténuant, une limite qui n’atteint jamais, son règne est impossible. Seul le mal peut aller jusqu’à ses limites et régner absolument… »
John Steinbeck constate lui-même, encore dans « Rue de la Sardine », que « le culte de la vérité a peu de fidèles, et la vérité peut être une dangereuse maitresse. »
Difficile d’imposer la vérité au mensonge. Celui-ci a pour corolaires la haine, la méchanceté, l’amoralité, la dépravation, la corruption, enfin tous les « sept péchés capitaux » qui rapprochent les « salauds » du royaume des esprits malins. La puissance du mensonge condamna l’innocence lumineuse de Socrate, jusqu’à lui empoisonner le sang et lui bloquer le cœur. Le mensonge décapita Cicéron, sectionna ses mains, fit taire sa voix qui s’élevait à la défense de la vérité. Jésus-Christ lui-même, qui se disait être « le chemin, la vérité et la vie », succomba sous les coups audacieux du mensonge blasphémateur. Que peut on contre ce monstre sans âme, sans conscience, ce fléau sans élan de commisération, surtout lorsqu’il sied au plus haut sommet de l’État, lorsqu’il détient le pouvoir discrétionnaire sur la vie et la mort. Le mensonge trancha le cou de Thomas More, fit rouler sa tête sur les pieds d’un bourreau impassible. Le mensonge est trop fort pour les faibles, les pauvres, les misérables, les honnêtes gens, pour les individus comme vous et moi qui avons appris à être corrects avec nos semblables, qui plaidons pour le respect des droits de la femme, de l’enfant et du vieillard, qui croyons que l’injustice sociétale doit être combattue par tous les moyens, qui nourrissons le vœu sacré que les biens de la terre, patrimoine commun, soient profitables à tous, quels que soient sa couleur, sa religion, son origine familiale, son pays, son quartier… Mais faut-il pour autant abdiquer son honneur, son courage, sa fierté devant la plénipotentiarité du mensonge ? Je n’oublie jamais les paroles que j’ai notées en visionnant tout jeune le film « Alexandre Le Grand » de Robert Rossen, interprété par Richard Burton : « Les hommes endurants et téméraires accomplissent de grands exploits; qu’il est merveilleux de vivre courageusement et de mourir en laissant derrière soi une renommée éternelle. »
Mon regard pétrifié a balayé la cour de la prison à la recherche de mon père. J’ai remarqué quelques femmes au fond, des prisonnières sans aucun doute, assises sur des tranches de carton d’emballage qui leur servaient de couchette pour la nuit. Elles gesticulaient sans arrêt… Je n’arrivais pas à comprendre clairement ce qu’elles racontaient… Il y en avait même une qui tenait un nourrisson dans ses bras. J’ai appris plus tard que le bébé est venu au monde dans une des cellules de la section des femmes. Mon père se tenait assis sur un banc à l’aile gauche de la vieille bâtisse peinte en jaune ocre. Je l’ai trouvé en compagnie d’un ex-caporal de l’armée traduit devant la cour martiale et qui a été reconnu coupable d’avoir aidé des villageois persécutés à fuir le pays à bord d’un voilier en direction de Nassau. Ces braves gens refusaient de suivre le sort des milliers de pauvres paysans que les camions en provenance de toute la république déversent chaque année, à pareille date, sur la capitale où le tyran président se fait vénérer comme Jupiter. Les misérables venus des régions campagnardes et montagneuses, de malheureux cultivateurs enlevés de force, kidnappés au retour des corvées dans les champs par les miliciens aussi féroces que les bergers allemands, étaient contraints de se courber devant les photographies en couleur et en noir et blanc du « président à vie » pour réciter la prière de la soi disant « révolution politique ». Ce médecin fou a voulu coûte que coûte ressembler à Benito Mussolini ou à Adolphe Hitler. Et il y est parvenu. Le militaire réformé, accusé de haute trahison envers sa patrie et condamné à mort, a été fusillé le soir même où je l’ai revu dans ces lieux d’enfermement exécrables… J’avais du mal à le reconnaître, tellement qu’il avait maigri. La moustache de Friedrich Nietzsche était plaquée sur un visage osseux et blême… Il semblait plutôt se résigner à son sort, car il savait qu’il ne quitterait jamais vivant sa cellule. En ce temps-là, de paisibles et respectables citoyens étaient exécutés, assassinés pour bien moins que le crime qui lui était reproché. Et jusqu’à présent, d’ailleurs…
Robert Lodimus
L’inconnu de Mer Frappée
(Prochain extrait : suite du chapitre V, L’arrestation)