L’inconnu de Mer frappée : Chapitre II

— Par Robert Lodimus —
Chapitre II

LE DÉGOÛT ET LA RÉVOLTE

C’était un après-midi d’automne. Les éclairs zébraient dans un ciel gris, chargé de nuages fuyants. Penché sur ma petite table de travail, je remplissais ligne par ligne, avec des mots étranges arrachés à mon cerveau en friche, les pages blanches dans lesquelles j’additionnais quotidiennement mes douleurs inapparentes. Je passais toutes mes journées et mes nuits à courir derrière le char d’Apollon pour le supplier de ramener le soleil sur les ténèbres de nos déboires et de nos humiliations. Haïti ressemble étonnamment à un champ de ruines. La gueusaille des bidonvilles et des campagnes défeuille comme les arbres à l’arrivée de la saison hivernale. Cette Tour de Babel semble être vouée au destin de Capharnaüm, la ville de l’apôtre Pierre, maudite par Jésus. A la vitesse où se déplace le train de sa décadence, un jour, peut-être, si rien n’est fait, on n’en entendra jamais plus parler. Ce pays disparaîtra avec ses héros, ses habitants, son histoire qui pétille comme le champagne dans un verre de cristal. Il s’effondrera avec son épopée qui goûte du vin bien fermenté et bien conservé dans la cave d’un œnologue de métier. Le pays entier est à genoux. Hurle sous la poussé grandissante de ses douleurs. Mais le « ciel » reste sourd. La république d’Haïti est abandonnée à la malignité et à la cruauté de Junon. Elle n’arrive pas à trouver un Mercure capable de l’aider, comme Hercule, à vaincre Cerbère, le chien monstrueux à trois têtes, gardien de l’entrée des Enfers. Le pays dans lequel je suis né, qui me hante jour et nuit, qui m’enlève le goût de sourire, qui m’interdit d’avoir une petite goutte de bonheur, qui m’« insomnise », et qui me tourmente, serait donc sorti des entrailles de l’« Enfer colonial » sans que ses membres eussent eu le temps de se former au grand complet. Il lui manquait le cerveau pour penser, les yeux pour voir et les pieds pour marcher. Cet État serait donc né avec une malformation congénitale néfaste à l’évolution de son peuple. Sévèrement handicapé, elle ne peut ni avancer ni reculer. Gèle affreusement dans la glace de la dormance. Le galion de l’indépendance et de la souveraineté a échoué avec les membres de son équipage et ses passagers sur un banc de complots internationaux, et contre un iceberg de trahison domestique… La misère, la souffrance, la peur, la tristesse poussent sur le sol d’Haïti comme la haie touffue qui borde les domaines huppés retranchés dans les montagnes pittoresques qui préfigurent le paradis de Jésus-Christ.

Durant la nuit du 12 au 13 octobre 1954, le cyclone Hazel dévasta plusieurs régions d’Haïti, particulièrement le Sud et la Grand-Anse. Des essayistes, des historiens, des journalistes, des vieillards ont retracé les horreurs vécues par les survivants de l’événement calamiteux. Gonaïves ne fut pas épargnée. Les vents impétueux arrachaient les toits. L’eau grimpait comme des lianes sur les murs des maisons. Les cris affolants des mères et des pères qui cherchaient, comme ils le pouvaient, à protéger leurs enfants se mêlaient aux sifflements effrayants de la bourrasque. Les populations des villages, des bourgs et des villes choisis par la nature pour y déverser sa colère rageuse se battaient dans les eaux tumultueuses pour ne pas être emportées par les courants tempétueux. Certains individus avaient été surpris dans leur sommeil par l’arrivée de l’ouragan. N’ayant pas été informés à temps, ils n’eurent pas la chance de gagner des abris plus résistants. Les récoltes des cultivateurs étant complètement détruites, la faim sortit ses griffes et dévora la paysannerie et les bidonvilles, comme le loup mangea la pauvre Blanquette dans la montagne. À certains endroits, les portes des écoles restèrent fermées durant des mois. 19 ans auparavant, soit en 1935, la nature s’était déchaînée de la même façon dévastatrice et meurtrière. Dans ces moments cataclysmiques aux conséquences âpres, les catégories sociales vulnérables, qui se terrent comme des lapins dans les taudis, sont toujours les plus éprouvées. Je garde dans ma mémoire les images lointaines de plusieurs cas d’inondations qui ont affecté la cité de l’indépendance. Surtout à certains endroits comme Descahos, Raboteau, Carénage, Les Dattes, Parc Vincent, Kay Solèy, et même une partie du Centre de la ville. Parfois, je m’allonge sur le dos dans mon lit d’exilé pour ressasser les souvenirs de ma ville natale qui refusent de s’éteindre dans ma mémoire tracassée. Lorsqu’il pleuvait beaucoup, les écoliers déambulaient pieds nus dans les eaux sales et boueuses, avec leur sac de livres, de cahiers, de plumes, de crayons placé en bandoulière et leurs souliers accrochés à une main. C’était un grand malheur pour une famille de ne pas pouvoir inscrire son enfant à un établissement scolaire, faute de moyens économiques, par manque de ressources financières. Des petits paysans marchaient, et jusqu’à présent j’imagine – même si je ne suis plus là pour le constater de visu – plus de 20 kilomètres par jour dans le seul but d’apprendre à lire, à écrire et à calculer. Depuis le 22 septembre 1957, date des prestations de serment du « petit bout d’homme en noir », les vents apportent aux quatre coins du pays des nouvelles de découragement, de désolation, d’abattement… Elles ne sont jamais bonnes. La maladie, la prison et la mort rôdent sans cesse autour des demeures ternes, vidées de leur conscience, et qui respirent par les narines presque obstruées d’un mince filet de résilience. Lorsque l’on vit dans un pays pareil, il faut toujours s’attendre au « pire » ! Ne jamais espérer le « mieux » ! C’est ce qui m’est arrivé cette journée-là. La voix familière a contrarié subitement le voyage de mes pensées dans les bras magnanimes de ma nymphe inspiratrice : « Ton ami agonise! Il te réclame à son chevet…! » J’ai bondi sur ma chaise et j’ai franchi le seuil de la porte à la manière d’un cheval dressé pour le saut des haies. J’ai traversé la rue en courant sous les regards de mon frère qui m’a suivi, sans savoir les motifs d’un empressement si soudain et si vif. Les passants et les habitants du quartier nous regardaient étonnamment. Nous avons parcouru à la vitesse de l’éclair les 500 mètres qui séparaient la maison modeste de mes parents et la bicoque de mon ami. Quelques individus, des femmes et des hommes du voisinage, s’attroupaient sous la galerie à moitié envahie par le soleil d’un été consumant. Les murmures commençaient à s’élever du petit groupe de curieux qui s’écartaient volontairement afin de me libérer le passage. Sans nul doute, ils savaient que j’étais un habitué de l’endroit. En effet, il ne se passait jamais, avant la tragédie, un seul jour sans que je m’y rendisse. Une pauvre mère paniquée, déboussolée, éventait sous mes yeux impuissants, embués de larmes le visage mourant de son unique enfant. Le morceau de carton jaune ramassait l’air chaud et le larguait comme une bombe sur le visage émacié du compagnon de ma désespérance. Le corps ne ressentait plus rien. La poitrine de l’adolescent ne bougeait plus. La faim tenace et persistante avait vaincu la résistance de son corps frêle. Félicia, la mère, a poussé un grand cri et s’est écroulée sous son poids comme une ânesse trop chargée. Je suis retourné chez moi bouleversé. La pluie se déchaînait. La colère faisait bouillonner mon sang comme l’eau dans une marmite chauffée dans la forge d’Héphaïstos. Mon pays figure parmi les nombreuses régions du monde où les habitants, pour être proclamés héros, doivent affronter ce seul adversaire redoutable: la faim ! Désormais, je n’avais pas le droit de rire et de danser dans le cercle des pleurs et des grincements de dents de ces parias de l’oligarchie.

J’ai même connu le marché des esclaves. Des jeunes filles bien portantes, des adolescents que des parents aux prises avec la disette vendaient comme du manioc sur le wharf des Gonaïves aux plus offrants. Le dénommé Sylvio, chauffeur de poids lourd, en avait acheté une, toute neuve, sans une égratignure, seulement un peu amaigrie. « Mais cela se répare, disait-il… Pour dix huit gourdes, elle en valait la peine! » Il en avait fait son « jouet sexuel » parlant, reprisant, cuisinant, lessivant… Mon père est arrivé à la maison avec un garçon presque de mon âge, Féclis. Il était accompagné d’une paysanne qui semblait être la mère de l’enfant. Elle disait qu’elle s’appelait Chrismène. Je n’ai jamais pu oublier son nom évocateur et son visage rongé par les vermines du désarroi. L’histoire de cette famille ressemblait au scénario d’un film d’horreur. Chrismène a raconté en pleurant que son époux et ses 6 enfants étaient morts de maladie transmise par la famine. Elle n’avait pu rien faire pour les sauver. C’est pour épargner les deux autres d’un destin semblable qu’elle avait consenti de les confier à des bons Samaritains comme mon père et à cette vieille fille, une mulâtresse septuagénaire, répondant au nom de Nicole Dalois, qui vivait seule dans une maison « gingerbread » située aux alentours du musée des héros de l’indépendance tombé en déconfiture. Mademoiselle Nicole lui promettait d’être une mère bonne et attentionnée pour la fillette de 5 ans. De bien l’éduquer. De l’inscrire à l’École St-Antoine fondée et dirigée par madame Lise Lamothe, réservée aux filles de bonnes et respectables familles de la cité. Chrismène aurait voulu placer les deux enfants dans un même foyer, mais mademoiselle Nicole manifestait sa préférence pour la petite Rébecca et lui conseillait de trouver un autre endroit pour son fils. Elle faisait valoir que les petits garçons, s’ils se montrent turbulents, sont parfois difficiles à contrôler. Il leur fallait la présence d’une personne capable d’exercer de l’autorité. Compte tenu de son âge un peu avancé, elle pensait ne pas pouvoir y arriver. Chrismène a éclaté en sanglots. Nous comprenions que c’était dur et déchirant pour elle de reprendre le chemin de son village en abandonnant ses enfants à des étrangers, des gens dont elle n’avait aucune idée de leur manière de vivre. Elle répétait que la vie était injuste. Ma mère lui a proposé de demeurer un certain temps avec nous. Elle ferait une partie des travaux ménagers et gagnerait un peu d’argent, en attendant que la situation se soit replacée ou améliorée. Chrismène a repoussé gentiment les propositions d’Éliane. Elle ne voulait pas courir le risque de se faire voler son lopin de terre, sa mansarde et ses vieux meubles. De plus, il y avait la situation désespérée de sa vieille mère aveugle qui nécessitait sa présence, et aussi celle de son frère qui, suite au décès subit de son épouse, surmontait difficilement son veuvage. Mon père n’a pas insisté davantage. « Féclis ira à l’école et sera traité comme mes enfants », a-t-il expliqué à la pauvre femme qui paraissait quand même soulagée d’avoir éloigné son fils de la fatalité de Jean Rabel. « Tu dois faire l’effort de venir le visiter de temps en temps. Tu pourras également le reprendre quand tu voudras », a ajouté Émilio, en se retroussant les lèvres. Chrismène s’est levée tranquillement du petit banc sur lequel elle était assise au fond de la cour. Elle a expliqué à mes parents qu’il était temps pour elle de regagner le wharf de la ville des Gonaïves. Le voilier qui la ramenait dans son patelin allait lever l’ancre dans moins d’une heure. Elle a promis de venir prendre de temps en temps des nouvelles de Féclis et de sa fille Rébecca, lorsque la situation le lui aura permis. Émilio a remis un peu d’argent à la dame et celle-ci a disparu au tournant de la rue Saint-Charles, du côté de l’église protestante Beraca. Après quelques mois, Féclis avait décidé lui-même de regagner les pénates de ses parents à Jean-Rabel. La situation socioéconomique semblait y aller mieux. Cette région du nord-ouest n’avait besoin que d’une goutte de pluie pour produire une quantité considérable de bananes, de patates, d’ignames, etc. Cependant, à cause du phénomène aggravant de la déforestation, les bourgs et les villages du nord-ouest peuvent passer deux à trois ans sans que les terres boivent les eaux du ciel. En ce temps de dictature féroce, de répression sauvage, de famine assassine et de mutisme déshumanisant, des pères et mères aux abois, originaires d’Anse-Rouge, de Jean-Rabel, de Bombardopolis, de Baie-de-Henne, dans l’Arrondissement de Môle-Saint Nicolas, venaient souvent échanger leurs enfants sur le quai Amiral Killick des Gonaïves pour la modique somme de cinq gourdes : juste de quoi s’offrir de la farine de maïs, du blé, du sel, quelques poissons des chenaux, de l’huile, de la cassave de manioc, du rapadou, une sorte de gâteau de canne à sucre pour adoucir le café, et du kérosène pour la mèche des lampions.

Les images du passé et du présent s’entrelacent dans ma mémoire vive et répandent des aiguilles d’acier dans mon lit de solitude et de mélancolie. Je refuse de traverser les murailles de l’insouciance pour aller faire la fête au château de Dionysos entre le crépuscule et l’aube. Les râles des trépassés de la pauvreté extrême me poursuivent, me persécutent sans répit, bourdonnent dans mes oreilles comme les abeilles qui fuient la fumée transportée par les apiculteurs. Je voudrais mériter le privilège exceptionnel de mourir également au pays de Moab. Pareil à beaucoup d’autres, je me couche en compagnie de tous les esprits qui sont maudits et blasphémés par l’Occident. Souvent, découragé et désorienté, je pense vraiment à une mort libératrice. Mourir pour libérer mon cerveau des tortures de mes réflexions afflictives et révoltantes. Et je réfléchis encore. Mourir, certes! Mais de quelle mort ? Comme Hector en affrontant le cruel et redoutable Achille pour défendre l’Honneur de Troie ? Donc mourir honorablement des mains de ses ennemis comme Jean-Jacques Dessalines, Ernesto Che Guevara et les autres…! Et encore, abdiquer comme le guerrier indien Geronimo pour essuyer la félonie, la honte et s’exposer aux railleries des «salopards envahisseurs »!

Mourir, certes! Mais comment ? Devenir son propre bourreau en retournant l’arme éventuelle du crime contre soi, pour n’avoir pas eu tout simplement le courage de « payer le prix de la Liberté » au sens d’Henry de Montherlant, en affrontant ses persécuteurs ! Ou finalement mourir par le «silence »? Car l’on meurt également de se taire…! Je me demande toujours, en me réveillant le matin, si la nature me laissera le temps et le privilège de choisir moi-même – comme Hector, Amiral Killick, Pierre Sully… – ma façon de mourir ?

Robert lodimus

L’inconnu de Mer Frappée

(Prochain extrait : chapitre III, La rencontre)