L’inceste, la domination et les militants politiques

— Par Natacha Polony —
« Au cœur de la démarche de Camille Kouchner, il y a cette question du silence. Silence imposé à la victime, son frère, et à elle-même. Silence choisi des autres, à partir du moment où les faits sont révélés », analyse Natacha Polony à propos des accusations de viol incestueux contre Olivier Duhamel.

Il se dégage de cette histoire une odeur insoutenable. Celle de la lente décomposition savamment recouverte pour en cacher la laideur. Les révélations de Camille Kouchner sur Olivier Duhamel feront sans doute se délecter ceux qui y verront l’occasion d’une revanche contre un milieu pétri de certitudes et de bonne conscience, dans l’entre-soi de ces réseaux de pouvoir où l’on perpétue le système à coups d’ostracisme idéologique. Mais dans un pays où 10 % des adultes disent avoir été victimes d’inceste, réduire cette affaire au procès d’un clan, d’un milieu social ou d’une époque est non seulement réducteur mais aussi profondément irrespectueux pour les victimes de ces actes. Plus essentiel serait de comprendre les mécanismes qui aboutissent à des chiffres aussi effarants.

Lire aussi :

L’inceste, ce crime encore trop banal perpétré à 96 % par des hommes Par Solène Cordier —

Au cœur de la démarche de Camille Kouchner, il y a cette question du silence. Silence imposé à la victime, son frère, et à elle-même. Silence choisi des autres, à partir du moment où les faits sont révélés. Et sans doute ce livre est-il essentiel pour les innombrables victimes d’inceste, emmurées dans le silence parce qu’il n’est rien de pire que de briser la famille, d’être celui par qui le scandale arrive. Le mouvement qui, depuis quelques années, « libère la parole » a ceci d’indispensable qu’il permet de renverser cette mécanique mortifère de la honte et de la culpabilité.

Rapport de domination

Encore faut-il comprendre comment se joue l’articulation entre l’abus lui-même, la mécanique de honte qui se met en place et, enfin, la structure d’une société longtemps patriarcale et dont certains estiment qu’il faudrait y voir le nœud du problème. Le récit de Camille Kouchner, comme en son temps le livre de Vanessa Springora, le Consentement, met en lumière le rapport de domination qui s’instaure entre un enfant – ou un adolescent – et un adulte charismatique – ou narcissique. Une domination qui permet l’abus et le silence.

Mais, dans une époque où la notion de domination est devenue l’unique prisme à travers lequel se lisent les rapports humains, il est nécessaire de comprendre ce qu’implique cette domination-là, celle qu’exerce un adulte sur un enfant, ou un frère sur un autre frère, et qui va jusqu’à l’inceste. Dans Libération l’anthropologue Dorothée Dussy explique que « le cœur de l’ordre social est le fonctionnement incestueux de la famille » pour finalement conclure que « la banalisation des violeurs dans la société » serait un tabou. « Continuer de penser que c’est une pathologie, ou que les incesteurs [sic] sont fous, empêche de comprendre les mécanismes et dépolitise la question. »

Le débat est essentiel. Parce qu’on ne fera pas diminuer le nombre d’incestes si l’on échoue à décrypter les mécanismes qui les rendent possibles. La tendance actuelle dans les sciences sociales est de favoriser une interprétation systémique des violences et des dominations, quelles qu’elles soient. C’est ce que nous montre le discours de cette anthropologue. Pour le dire plus simplement : le patriarcat donnerait aux hommes toute licence pour exercer leur domination sur les femmes et les enfants et en faire leurs jouets, de sorte que l’ensemble de la société participerait à cette « culture du viol » qui banaliserait ces abus.

La domination entre êtres humains ne se réduit pas à une mécanique sur laquelle on pourrait plaquer des concepts simples

C’est oublier la dimension complexe de l’être humain qui en fait le jeu, non seulement de structures politiques, mais aussi de pulsions individuelles liées à un vécu. L’effacement total de la psychanalyse dans la psychologie actuelle et la prééminence des sciences sociales sous influence des courants de pensée anglo-saxons tendent à nier les aspects multiples de la domination. Or quiconque s’intéresse aux rapports humains comprend qu’il est par exemple des mères abusives et dominatrices qui, certes, ne commettront pas d’inceste, mais à propos desquelles la psychanalyste Caroline Eliacheff et la sociologue Nathalie Heinich ont pu parler d’« inceste platonique » (dans leur essai Mères-filles : une relation à trois, Albin Michel). Il existe aussi des femmes charismatiques, ou narcissiques, ou perverses. Pourquoi évoquer ces réflexions ? Parce que la domination entre êtres humains ne se réduit pas à une mécanique sur laquelle on pourrait plaquer des concepts simples. Et parce qu’il n’y a pas une sorte unique de dominants, les mâles, mais une multitude de sortes, qui détruisent autrui par une multitude de moyens.

Combat contre le silence

Répondre à ce défi immense qu’est la protection des enfants passe par une action politique, à travers des structures adaptées et une mobilisation de tous les acteurs, par un combat contre le silence, grâce au récit et grâce à l’action indispensable de la justice, seule capable de permettre des discours nuancés et contradictoires dont peut sortir une éventuelle vérité. Enfin, par un travail d’approfondissement de la complexité humaine. Le danger des discours militants qui fleurissent aujourd’hui, c’est de passer à côté de cette complexité, et de croire qu’il suffirait de mettre à bas un « système » pour en finir avec la perversité, le narcissisme et l’écrasement des faibles, quels qu’ils soient, par les puissants, quels qu’ils soient. La littérature, voyage vertigineux dans la noirceur humaine, nous apprend (comme parfois la psychanalyse) ce que les slogans politiques et les outrances militantes ne nous offrent pas : la possibilité, peut-être, de penser l’être humain dans toutes ses dimensions, pour espérer en tirer, qui sait, un progrès.

À LIRE AUSSI :

Le politologue Olivier Duhamel accusé de viols incestueux dans un livre

Le couple mère-fils dans un « Aparté » incestueux — Par Roland Sabra —

Source : Marianne.net