L’imprévisible ruse avec le temps quand le prévisible réapparaît.

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— par Patrice Ganot —

Fin de matinée de ce jeudi 19 novembre 2009.

Je viens d’allumer mon ordinateur et me suis mis à l’écoute de Radio Classique sur Internet. Le site (et la radio) nous donne du Beethoven, une de ses symphonies.

J’ai préalablement tenté à plusieurs reprises, sans succès, d’ouvrir ma boîte aux courriels. Les aléas des messageries sont agaçants aussi vais-je rechercher de la musique qui a pour vocation d’adoucir les moeurs de l’internaute excédé (la musique dite classique est dans ce cas tout particulièrement recommandée), pour retourner, apaisé, aux tentatives d’accès à ma messagerie.

Midi. Il est 17h00, en France.

La symphonie se termine et laisse place au flash d’information.

J’apprends que la Fifa demande de rejouer le match France-Irlande, j’apprends que le tribunal a écarté la responsabilité des patrons d’AZF, j’apprends…

Deux minutes de flash. On nous annonce, ensuite, la participation de Bernadette Chirac dans l’émission de 18h00. Puis, c’est une danse hongroise de Brahms.

Interruption du son. Il n’y a pas que la messagerie qui bloque.

Après de nombreux essais, ma boîte aux courriels finit, enfin, par s’ouvrir.

Le premier message, la Lettre de Madinin’Art, relaie un article de Manuel Norvat qui entreprend une recension du dernier numéro de la Revue Recherches en Esthétique du CEREAP (Centre d’Études et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques). Celui-ci est consacré à l’imprévisible dans l’art. L’article de Manuel Norvat a pour titre « La ruse de l’imprévisible » et commence par « On ne présente plus l’imprévisible : il s’invite par définition sans prévenir. On peut seulement tenter de l’approcher. En vérité, l’imprévisible nous apparaît sous les aspects les plus incroyables du quotidien et de l’imaginaire, … »

Alors que je lis ces lignes, il est environ 12h15, le site de Radio Classique se remet à fonctionner et m’annonce le flash d’information de 17h00 lequel m’apprend que la Fifa demande de rejouer le match France-Irlande, m’apprend que le tribunal a écarté la responsabilité des patrons d’AZF, m’apprend…

Deux minutes de flash. La voix de la présentatrice annonce qu’il est dix-sept heures et deux minutes (j’ai espéré entendre autre chose ; peut-être s’agissait-il du même flash répété à cinq heures et quart), mon ordinateur affiche 12:17. La voix nous annonce la participation de Bernadette Chirac dans l’émission de 18h00. Puis, la danse hongroise de Brahms dont j’entends les premières mesures.

Interruption du son.

L’imprévisible.

« sous les aspects les plus incroyables du quotidien et de l’imaginaire »

Suis-je dans le premier ou dans le second. Optons pour ce dernier. Grand amateur de science-fiction, j’ai pénétré une bulle spatio-temporelle.

Ou alors était-ce « l’inopiné des tremblés de la terre » ? Je n’ai pas ressenti le séisme mais peut-être la Guadeloupe s’est-elle déplacée d’un quart de fuseau horaire nous faisant, mon ordinateur et moi, remonter le temps. Non, il s’agirait de tectonique des plaques. Ici, c’est autre chose. Pour preuves, l’horloge de mon ordinateur a suivi l’avancement du temps et un clic d’accès au site de Radio Classique me renseigne sur l’actualité du programme, lequel est passé depuis un moment à la diffusion d’une oeuvre de César Franck ; mais demeure inaudible. Cette sorte d’écho, de très longue durée mais non réitéré, que je viens d’entendre, procède de tout autre chose.

Il est des jours difficiles pour un matérialiste. Qu’il me serait doux de me couler dans le confort du merveilleux(1) !

Alors, poétique du virtuel ?

« ; les fureurs poétiques des conteurs et autres tireurs de merveilles ; » écrit, un peu plus loin, Manuel Norvat. Je n’avais jusqu’à présent jamais imaginé qu’Internet puisse convoquer la fureur poétique. Et pourtant…

C’est Rimbaud qui est en couverture de la revue du CEREAP avec un célèbre tableau d’Ernest Pignon-Ernest. Et c’est l’image qui, précédant l’article, m’a donné envie de le lire immédiatement.

Le poète a développé la puissance du voyant, y aurait-il ajouté celle de l’écoutant ? Il est vrai qu’il prônait le dérèglement de tous les sens pour arriver à l’inconnu (l’imprévisible ?).

Dans le réel, déjà !

Un entre points-virgules « ; une grève générale en colonie de surconsommation ; », parmi les autres exemples d’imprévisibles évoqués par Manuel Norvat, me ramène au mouvement social tel que nous l’avons connu en Guadeloupe, d’une ampleur imprévisible même pour ses initiateurs, et à l’article que j’ai rédigé pour Rouge -n° 2285, 05/02/2009 (excusez-moi de me citer).

…il est, en tout premier lieu, extraordinaire de constater que les Guadeloupéens redécouvrent qu’ils peuvent utiliser leurs jambes pour se déplacer et, les stations d’essence étant fermées, organiser du covoiturage pour se rendre, notamment, aux manifestations éloignées de leurs domiciles.

Dans la rue, dans les quartiers, une parole rénovée trouve toutes les bouches et les oreilles nécessaires à son éclosion. Des forums s’improvisent. Le verbe supplante l’économie de consommation débilitante.

Long feu, retour du prévisible ?

Lundi dernier, je ne sais trop quelle rumeur s’est propagée, d’immenses files de voitures comme on n’en avait pas vues depuis longtemps sont venues provoquer de sérieux embouteillages par le blocage des voies donnant accès aux stations d’essence. Et, depuis plusieurs jours, on a pu apercevoir le prévisible effectuer ses promenades de santé, vautré dans des caddies bourrés jusqu’à déborder, à la sortie des enseignes dont la fermeture a été annoncée.

Manuel Norvat finit ainsi son article : « ... une mystique de l’imprévisible pourrait nous guetter avec les mêmes prétentions que la domination scientiste ou totalitaire. Oui, contre toute attente mortifère, l’espoir est têtu : il nous donne de vivre. »

J’aimais l’imprévisible,

pas celui d’Internet, il m’a juste amusé,

mais celui, incarné, du mouvement social.

Cet imprévisible-là, porteur d’espoir.

L’espoir,

toujours,

contournant les caddies,

se reconnaît dans l’art

qui surgit,

nouvel imprévisible,

en un lieu(2) pétrifié,

qui surgit,

comme un souffle de vie.

Patrice Ganot

Le Gosier, 19 novembre 2009

___Notes

(1) Les faits relatés ci-dessus se sont réellement produits.

J’attends de quelque camarade féru d’informatique une explication, nécessairement, logique qui inscrira mon récit dans le Fantastique plutôt que dans le Merveilleux.

(2) Awtis 4 chimen élit un lieu flagrant et nul (l’ancien Musée L’Herminier de Pointe-à-Pitre, en délit flagrant de nullité, depuis très longtemps).

___PS pour Manuel Norvat que je ne connais pas : qu’il sache, tout de même, que son article (http://www.madinin-art.net/litterature/manuel_norvat_la_ruse_de_l_imprevisible.htm) m’a donné envie de me

procurer l’ouvrage en question.