— Par Jean-Marie Nol —
Somme toute, devons nous continuer à vivre, comme si de rien n’était , en dépit des menaces de crise budgétaire, financière et économique en France ?
Selon le gouvernement par la voix de la ministre des comptes publics et du budget, l’échec budgétaire actuel pourrait conduire la France à une impasse budgétaire de nature à provoquer une grave crise . Ceux qui présentent le plan du premier ministre comme une violente cure de rigueur n’ont pourtant rien vu, avertit l’Institut Montaigne dans une note riche et assez alarmiste, publiée mercredi 26 novembre par le journal Les échos. » Selon le cercle de réflexion libéral, financé par plus de 150 grandes entreprises, les efforts sur lesquels se déchirent aujourd’hui les élus ne donnent qu’un avant-goût minime de ceux qui attendent le pays. Car l’heure des vrais sacrifices approche, selon l’Institut Montaigne, qui en propose un chiffrage inédit. Une façon pour le patronat de préparer le terrain à l’adoption de mesures impopulaires, dans le budget en discussion mais surtout les suivants. Les dépenses risquent de croître plus vite que les recettes, donc d’aggraver le déficit, notamment en raison d’une forte hausse de coûts jugés incompressibles : le paiement des intérêts de la dette, la contribution de la France à l’Union européenne, et le budget militaire » . Face au risque croissant de crise budgétaire , la ministre Amélie de Montchalin met en garde contre l’adoption d’une loi de finances spéciale, qu’elle qualifie de « parachute de dernier ressort », et elle n’a pas masqué ses inquiétudes. Pour elle, le pays entre dans une zone de turbulence politique et financière, où seule une entente parlementaire pourrait éviter des conséquences graves en cas de crise financière et économique. L’hypothèse évoquée par le gouvernement d’une crise financière et économique majeure en France constitue un scénario redoutable pour la Guadeloupe, dont les fragilités structurelles rendent le territoire particulièrement vulnérable aux chocs exogènes. Dans un contexte où l’économie locale repose largement sur la dépense publique, les transferts sociaux et l’investissement de l’État, toute contraction brutale de l’activité économique hexagonale se traduirait mécaniquement par un choc d’une ampleur inédite sur l’archipel. Les mécanismes connus des crises financières – raréfaction du crédit, hausse du chômage, effondrement de la consommation, contraction de la production et dévalorisation des actifs – produiraient en Guadeloupe des effets démultipliés, alimentés à la fois par la dépendance financière du territoire et par l’étroitesse de son tissu productif.
Une crise financière, caractérisée par l’insolvabilité d’emprunteurs fragilisés ou par un tarissement soudain de la liquidité, se transmet toujours à l’économie réelle. Dans le cas français, l’impact toucherait immédiatement les banques, contraintes de resserrer leurs conditions de crédit et d’augmenter le coût de l’argent. Ce resserrement, bien que général, frapperait la Guadeloupe plus durement encore : les ménages y sont déjà fortement endettés, souvent à des taux plus élevés que dans l’hexagone , et le tissu entrepreneurial repose sur de petites structures peu capitalisées, dépendantes de financements bancaires pour assurer leur trésorerie ou survivre entre deux pics d’activité. Lorsque les banques, fragilisées par la chute de valeur de leurs actifs et par leurs pertes sur les marchés, rationnent le crédit, ce sont d’abord les économies périphériques qui en subissent les conséquences les plus radicales. La Guadeloupe n’échapperait pas à cette logique, et assisterait à un retrait massif des financements bancaires, comme ce fut le cas lors de précédentes crises, mais dans des proportions beaucoup plus destructrices.
Le mécanisme d’effet de richesse négatif amplifierait la crise : la baisse de valeur du patrimoine – en particulier immobilier – inciterait les ménages à réduire leur consommation et à se désendetter coûte que coûte. Or, en Guadeloupe, l’immobilier représente la principale forme de patrimoine, souvent acquise au prix d’emprunts très longs. Une baisse brutale des prix du foncier ou des maisons, provoquée par la défiance générale ou par les ventes forcées d’acteurs en difficulté, créerait un choc psychologique et économique considérable. Les carnets de commande des entreprises, déjà fragiles, se videraient, entraînant des faillites en cascade dans des secteurs déjà sous pression, notamment le BTP, le commerce et les services.
La récession française aurait également un impact immédiat sur l’emploi public et parapublic, pilier fondamental du modèle guadeloupéen. Dans un climat de contraction budgétaire, l’État serait contraint de réduire les dépenses publiques, ce qui se répercuterait sur les dotations versées aux collectivités locales, sur les budgets des établissements publics, mais aussi sur les politiques sociales dont dépend une large part de la population. Toute diminution des transferts sociaux, des aides aux familles, des accompagnements à l’emploi ou des mécanismes de soutien porterait un coup sévère à la cohésion sociale déjà fragilisée. Par ailleurs, l’investissement public – principal moteur de l’économie locale – serait immédiatement gelé. Les grands travaux structurants, souvent financés conjointement par l’État et l’Europe, seraient reportés ou annulés, plongeant des milliers d’actifs dans l’incertitude.
Le marché du travail, déjà saturé et caractérisé par un chômage structurel élevé, connaîtrait une détérioration brutale. La contraction de la consommation entraînerait une réduction de l’activité des entreprises, qui procéderaient à des licenciements. Le chômage, déjà l’un des plus hauts de France, pourrait alors atteindre des niveaux critiques. La baisse des revenus pousserait les ménages à restreindre leurs dépenses, accentuant encore la récession locale. Ce cercle vicieux est bien connu des analystes économiques : une baisse de la consommation conduit à une baisse de la production, qui génère des licenciements, qui eux-mêmes provoquent une nouvelle chute de la consommation. La Guadeloupe, dépourvue d’un secteur d’activité industriel significatif, incapable d’exporter massivement ou de compenser sa dépendance par une économie de substitution, serait enfermée plus rapidement que la France hexagonale dans cette spirale récessive.
L’un des risques majeurs serait également celui de la déflation. En période de crise profonde, les entreprises baissent leurs prix pour écouler leur production, ce qui réduit leurs marges et fragilise encore plus leurs comptes. Les consommateurs, persuadés que les prix continueront de baisser, reportent leurs achats, ce qui aggrave la situation. En Guadeloupe, où les coûts de production sont déjà élevés, une telle dynamique serait catastrophique. La baisse des prix n’ouvrirait pas un nouvel espace de consommation : elle détruirait les marges, accélérerait les faillites et créerait des pénuries, puisque les entreprises ne seraient plus en mesure de s’approvisionner dans des conditions viables. Dans le même temps, la valeur réelle des dettes augmenterait, ce qui pousserait de nombreux ménages à la faillite personnelle, entraînant à leur tour des ventes forcées qui nourriraient davantage la baisse des prix et la défiance.
Une crise financière majeure en France toucherait donc la Guadeloupe bien au-delà des aspects économiques immédiats. Elle aurait des conséquences sociales profondes : montée des tensions, aggravation de la pauvreté, augmentation des violences, multiplication des situations de détresse des jeunes et affaiblissement des institutions locales. Le territoire, dépendant d’un modèle économique administré, serait exposé à une fragilité systémique. La contraction financière de l’Hexagone mettrait à nu la quasi-absence de résilience de l’économie guadeloupéenne et révélerait le coût du manque de diversification productive accumulé depuis plusieurs décennies.
Dans un tel scénario, la Guadeloupe ne disposerait d’aucune marge de manœuvre autonome pour amortir le choc : pas de levier monétaire, pas d’outil budgétaire indépendant, peu de secteurs capables de créer une valeur endogène suffisante pour résister à la tempête. Si la crise reste hypothétique, ses mécanismes sont connus, et ses conséquences pour le territoire, largement prévisibles. Elle serait le révélateur brutal de vulnérabilités longtemps ignorées et l’accélérateur d’une recomposition du modèle économique et social que la Guadeloupe peine encore à anticiper.
« Lajan sé létè. »
Traduction littérale : L’argent est de l’ether.
Moralité de ce proverbe créole qui signifie que l’argent file vite entre les doigts.
Jean Marie Nol économiste et juriste en droit public
