L’exil

— Par Robert Lodimus —

L’exil

L’exil
C’est la mort
On vieillit
On maigrit
La famille
Les amis
Les souvenirs
Les rues de notre enfance
Tout se confond dans notre mémoire
Au fil du temps qui passe

L’exil
C’est la feuille verte
Détachée de sa branche
Que le vent de la peur
Ou de la misère
Partout traîne rageusement
Et qui va sécher
Dans la savane
Les soirées de glace
Démaillent les illusions
Et les fantasmes
Sur les joues creusées
À coups de nostalgie
Se déploient
Comme sur un tissu à rayures
Les stigmates indélébiles
De l’exil tourmenté
Liberté
Ils ont assassiné
Notre « Soleil »
Tu n’existes plus

L’exil
C’est la fuite
On meurt sans mourir
Sur une terre inconnue
Je suis parti
Un soir de la Toussaint
Baluchon de peine sur l’épaule
J’étais au milieu de la vingtaine
Je suis encore triste
Triste d’avoir abandonné
Quisqueya
Sur son lit de trépassement
Je ne garde plus l’espoir
De revenir pour ses funérailles
Plus l’espoir
Dis-je
De contrarier la « veillée »
Et de déposer une couronne
De « Colère »
Sur le cercueil
De « Blasphème »

L’exil
C’est l’usine
Des travailleurs zombis
Empilés sur des machines
Qui broient la vie
On pâlit
On vieillit
Comme le train du destin
Qui roule trop longtemps
J’ai enfin compris
Que « là-bas »
Est encore « ici »
Lumières et ténèbres
Se partagent les humeurs du temps

L’exil
C’est le rêve dépecé
Du « Soleil » de Thrace à Senerchia [1] L’espoir avorté
De 6000 âmes crucifiées
Sur la Via Appia [2] Dans la nuit engourdissante
Où Crassus
Régna en maître
Sur la terreur

Liberté
Nous t’avons attendue
Jusqu’à l’aube naissante
Et tu n’es pas venue
Liberté
Tu as trahi tes enfants
Ici et ailleurs
Nous desséchons
Comme l’herbe
Nous mourons
Dans les réserves de honte
De l’Amérique honteuse
Les cités de Paris
Bande de Gaza
Calcutta
Cité Soleil
Désert du Sahel
Et où encore
Mourir
Sans te prendre
Dans nos bras affaiblis
Sans te serrer
Sur nos cœurs lassés
Et trompés
N’est-ce pas là
Notre plus grand chagrin
Liberté
Nous mourons tellement
Que nous ne savons plus
Où mourir

L’exil
C’est la peur
Additionnée à la honte
Pour obtenir
L’insécurité
La désespérance
Le chagrin
Le déshonneur
L’humiliation

L’exil
C’est le reniement de soi
Pour survivre
Comme des Bohèmes
Aux tribulations
Qui défrichent l’âme
Et épandent
L’atonie
Dans les cœurs froissés

L’exil
C’est la mort de l’Être
Au milieu des vicissitudes
De sa prison
Aux portes ouvertes
Sur le vide abyssal
De la « dépersonnalisation »
Douloureuse
Et suicidaire

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1.- Lieu de naissance de Spartacus.
2.- L’endroit où les 6 000 esclaves qui combattaient aux côtés de Spartacus furent crucifiés.