« Lettres d’intérieur », par Augustin Trapenard

Annie Ernaux & Léonora Miano

Sur France Inter, dans sa nouvelle chronique intitulée « Lettres d’intérieur », chaque matin à 8h55 Augustin Trapenard lit une lettre qu’un écrivain lui a confiée : c’est une lettre sur le sujet de son choix qu’il adresse à la personne de son choix. Si comme moi vous résidez aux Antilles, que vous n’êtes pas oiseau de nuit ni insomniaque berçant son mal en captant les ondes au tout petit matin, presque « au pipiri chantant » (en raison du décalage horaire actuel), vous pouvez toujours écouter en podcasts ces lettres, superbes, intelligentes, ou tendres, ou indignées, ou justement coléreuses mais toujours teintées d’une humanité véritable… à l’instar de la chronique journalière tenue par Wajdi Mouawad,  le dramaturge et directeur du théâtre de La Colline à Paris, sur le site de ce théâtre précisément. De « Lettres d’intérieur », j’ai retenu aujourd’hui ces deux écrivaines emblématiques : Annie Ernaux, Léonora Miano.

Additif, ce 31 mars : quel bonheur ! Ce matin, dernier jour de mars, je constate que l’émission « Boomerang » d’Augustin Trapenard a été déplacée à 14 heures sur la grille de France-Inter, elle est donc audible en direct aux Antilles à 8 heures du matin ! Aujourd’hui, il a pour invité Alexandre Tharaud !

À écouter en podcasts :

https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur-par-augustin-trapenard

https://www.colline.fr/spectacles/les-poissons-pilotes-de-la-colline

 

Annie Ernaux est écrivain. Elle vit à Cergy, en région parisienne. Son oeuvre oscille entre l’autobiographie et la sociologie, l’intime et le collectif. Dans cette lettre adressée à Emmanuel Macron, elle interroge la rhétorique martiale du Président.

Citoyenne manifestement engagée à gauche, écrivaine de renom, elle reçoit en 2019 le Prix de l’Académie de Berlin. Elle est par ailleurs « marraine » du prix qui porte son nom.

 

Léonora Miano est écrivaine. Elle est née au Cameroun et partage sa vie entre le Togo et la France. Romancière de talent, elle publie en 2019 chez Grasset un dernier ouvrage dont on a beaucoup parlé, « Rouge Impératrice ».

Dans cette lettre adressée au musicien Manu Dibango, victime du Covid 19, elle rend un dernier hommage à celui qui a fait briller les lumières du continent africain dans le monde entier.

 

Cergy, le 30 mars 2020

« Monsieur le Président,

Je vous fais une lettre/ Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps ». À vous qui êtes féru de littérature, cette entrée en matière évoque sans doute quelque chose. C’est le début de la chanson de Boris Vian Le déserteur, écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie. Aujourd’hui, quoique vous le proclamiez, nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu à un autre. Les armes, puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de médecins, de scientifiques, de soignants. Or, depuis que vous dirigez la France, vous êtes resté sourd aux cris d’alarme du monde de la santé et  ce qu’on pouvait lire sur la  banderole  d’une manif  en novembre dernier -L’état compte ses sous, on comptera les morts – résonne tragiquement aujourd’hui. Mais vous avez préféré écouter ceux qui prônent le désengagement de l’Etat, préconisant l’optimisation des ressources, la régulation des flux,  tout ce jargon technocratique dépourvu de  chair qui noie le poisson de la réalité. Mais regardez, ce sont les services publics qui, en ce moment, assurent majoritairement le fonctionnement du pays :  les hôpitaux, l’Education nationale et ses milliers de professeurs, d’instituteurs si mal payés, EDF, la Poste, le métro et la SNCF. Et ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien, sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux caisses, de  livrer des pizzas, de garantir  cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle,  la vie matérielle.

Choix étrange que le mot « résilience », signifiant reconstruction après un traumatisme. Nous n’en sommes pas  là. Prenez garde, Monsieur le Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est un temps propice aux remises en cause. Un temps   pour désirer un nouveau monde. Pas le vôtre ! Pas celui où les décideurs et financiers reprennent  déjà  sans pudeur l’antienne du « travailler plus », jusqu’à 60 heures par semaine. Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde  dont l’épidémie révèle les inégalités criantes, Nombreux à vouloir au contraire un monde  où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité. Sachez, Monsieur le Président, que nous ne laisserons plus nous voler notre vie,  nous n’avons qu’elle, et  « rien ne vaut la vie » –  chanson, encore, d’Alain  Souchon. Ni bâillonner durablement nos libertés démocratiques, aujourd’hui restreintes, liberté qui  permet à ma lettre – contrairement à celle de Boris Vian, interdite de radio – d’être lue ce matin sur les ondes d’une radio nationale. »

Annie Ernaux

En post-scriptum, le commentaire, que m’envoie un ami cher, de cette lettre d’Annie Ernaux à Emmanuel Macron : 

« Boris Vian ressus-cité ! Sa trompette en plein sur l’trombone du chef d’orchestre ! Il faut dire qu’il l’a bien cherché… Et puis c’est « expédié » avec une telle élégance, une telle sincérité, et une telle vérité, implacable, que le texte échappe à toute suspicion de vouloir briser la « trêve des confinés » ; il respire de cette liberté maîtrisée qui ridiculise « l’à-plat-ventrisme » que risquent toujours d’engendrer des situations inédites, de doute existentiel — comme celle que nous vivons. »

René-Louis Le Goff, le 30 mars 2020

 

Lomé, Togo, le 24 mars 2020

« Tonton Manu,

C’est ainsi que je t’appelais. D’ailleurs, même si nous ne nous fréquentions pas, c’est ce que tu étais. Mon premier souvenir de toi me ramène à ma toute petite enfance. Mes parents reçoivent, dans notre maison du quartier Kumasi à Douala, un type à l’allure impressionnante. Un géant au crâne rasé et à la voix grave, dont le rire fait trembler la terre.

Quand tu seras parti, papa me tendra un 45 tours avec toi sur la pochette. Tu étais déjà si célèbre que l’on t’avait requis pour promouvoir un des nouveaux modèles de la marque Toyota. Cette chanson promotionnelle fut gravée sur un disque. Le Cameroun dansa au son de : « La Toyota Corolla est fantastique », exactement comme s’il s’était agi de n’importe lequel de tes tubes. Tu avais mis, dans ce morceau, la même exigence, la même créativité, la même chaleur, que dans tout ce que tu nous as offert.

Au fil des années, ton nom devint celui d’une divinité de la musique. Arrivant à Paris, les musiciens africains, de toutes origines, se mirent à ta recherche. Te côtoyer. Apprendre auprès de toi. Beaucoup devinrent des vedettes parce qu’ils avaient joué avec toi. Et l’Afrique abolit ta nationalité. Tu venais du Cameroun, mais tu étais à tous, et tu offrais le monde. Sans lever le poing ni faire de grands discours. Simplement en mêlant les musiques, en présentant tes orchestres dont les visages avaient toutes les couleurs. Tes choristes, d’où qu’elles viennent, apprirent à prononcer les mots du douala, cette langue à laquelle tu ne renonças pas. Ses rythmes, ses intonations, te donnaient cet accent unique. Dans toutes les langues, tu parlais celle-là.

Pourtant, quand tu souhaitas retrouver ton pays, lui apporter ta lumière, on voulut l’éteindre. Le public fut au rendez-vous, mais d’autres te mirent des bâtons dans les roues. Cette période prit des allures de film noir avec, au générique, toutes les crapules imaginables. Il fallut plier bagage, renoncer. La France sut t’accueillir à nouveau, te célébrer et te chérir. Tu t’es éteint en France, après soixante années d’une carrière incomparable.

Soixante ans à faire vibrer ton saxophone sur les scènes du monde. Tu as toujours été là, présence africaine lumineuse. Un jour, tu rejoindrais les étoiles, mais nous te souhaitions un voyage paisible. Nous n’attendions pas que ce virus te tue et dérobe nos adieux : frontières closes, rassemblements interdits, impossible de te rendre l’hommage mérité. Nous devions venir, et nous serions venus. Des quatre coins du monde. On se serait fait beaux. On aurait eu du style. On aurait dansé pour chasser le chagrin, t’ouvrir le passage vers l’autre vie. Il y a une danse pour cela, qui fait couler les larmes et apaise en même temps. Tu aimais que l’on danse.

Alors, on danse. Et on te remercie. Bon voyage, tonton Manu.

Léonora Miano

Fort-de-France, le 30 mars 2020