« Les Révoltés du Monde » : quand les “chevaliers de la table ronde” ont la parole

Le Festival poursuit sa route en commune


— Par Janine Bailly —

S’il est des semaines où seule nous reste la petite lucarne de la télévision pour censément nous ouvrir au monde, il en est d’autres où les propositions sont si diverses et multiples à Fort-de-France qu’elles nous obligent à des choix douloureux. Aussi me fallut-il ce vendredi “sacrifier” la soirée d’ouverture du festival Les Révoltés du monde au concert Carmina Burana, par ailleurs fort réussi. Raison pour laquelle je n’ai hélas pu voir le film de Sabaah Folayan et Damon Davis, Whose Streets ? (La rue est nôtre), tribune offerte à ceux-là qui, trahis par les médias ordinaires, témoignent enfin des événements dramatiques survenus en 2014 à Ferguson, dans le Missouri, et de leur engagement militant pour que soit reconnu au peuple noir non plus l’égalité des droits civiques mais plus ordinairement « le simple droit de vivre en toute sécurité ». Parole donnée à ceux qui aussi luttent pour que justice soit faite, pour que cessent les inégalités raciales, quand les instances mêmes de leur pays innocentent les criminels avérés. De cette Colère noire — pour ne citer que Ta-Nehisi Coates, figure-phare de ces nouvelles générations —, de ces émeutes suivies de marches pacifiques va naître le mouvement #BlackLivesMatter, les vies des Noirs comptent.

Par bonheur en ce dimanche matin, lors de la table ronde tenue par cinq réalisateurs et généreusement ouverte au public, belle innovation de cette édition du festival, il me fut donné d’entendre, au double sens d’ouïr et de comprendre, Sabaah Folayan : elle nous dit que la citation de Fanon, « Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir », exprime bien son ressenti face aux événements qu’elle relate ; que le racisme a pour responsables non les hommes, mais les institutions ; que le Missouri fut un nouveau Mississipi ; qu’enfin la jeunesse noire refuse de se laisser formater, et qu’importe la façon de s’habiller ou de parler, chacun au-delà des apparences peut et doit jouir des mêmes droits ! Loin du système hollywodien, Sabaah Folayan veut « créer une nouvelle manière narrative, trouver des moyens alternatifs », pour ainsi « saper le mensonge » trop souvent entretenu, et que l’on cesse de déguiser la réalité.

De façon semblable, chacun des cinéastes-documentaristes présents put s’exprimer, après que nous furent projetés de brefs extraits judicieusement choisis de leurs films respectifs. Pour Gilles Élie-Dit-Cosaque, faire des films c’est rencontrer des gens et leur donner une visibilité ; c’est trouver des réponses à ses questions ; c’est parler au long d’une œuvre de « la consommation et de l’ostentation », en traitant de sujets aussi différents que La liste des courses — celle des produits de première nécessité établie après les grandes grèves de 2009 —, “le tunning” vu un peu comme un art, la douce folie poétique de Zetwal et de sa fusée propulsée à l’essence des poèmes de Césaire, ou la passion footballistique liée à une célèbre rencontre au stade Louis Achille, dans Nous irons voir Pelé sans payer. C’est enfin découvrir des témoignages émouvants, auxquels on ne s’attendait pas. Ainsi  de cette mère de famille qui, oubliant le tunning sujet initial du reportage, confie que pour elle, femme martiniquaise, porter des bijoux est une façon de se rendre visible, d’exorciser ce sentiment d’infériorité qui la fait se croire « pas assez belle », ou moins belle que les autres. 

De cet autre, on a pu découvrir, en avant-première à ce festival, La Martinique, seconde patrie du konpa…?. Miguel Octave, se revendiquant créateur affilié à la télévision, parle de ce documentaire comme d’un « clip géant » fait pour viser une cible particulière. L’idée lui en est, dit-il, venue lorsque sur la captation du concert donné à la Cigale pour les trente ans de carrière de Tony Chasseur, cet « alchimiste de la musique caribéenne », il vit avec étonnement toute la salle se lever et se mettre à danser. Faire du cinéma, écrit-il ailleurs, c’est assouvir sa passion « pour la musique et le spectacle vivant capté en direct, où l’émotion doit être saisie juste au bon moment ».

Membre du jury, Christian Rouaud évoque le problème du rapport aux personnes filmées, qu’il faut d’abord, « au sens du Petit Prince », apprivoiser, sachant que celui qui tient la caméra a le pouvoir mais qu’un espace de liberté est à définir pour ceux qu’il met dans la lumière des écrans. Réaliser un documentaire, c’est « négocier avec les protagonistes, c’est choisir un angle, un cadre, un regard », c’est aussi prendre le risque de frustrer ceux que l’on a longuement fait parler pour ne garder qu’une partie réduite des choses dites. Le réalisateur donne à voir deux façons de faire, celle qui s’appuie sur un récit collectif dans Tous au Larzac, où il vient aussi confronter à la réalité le souvenir qu’il garde des héros de sa jeunesse, et celle qui trace le portrait d’un seul personnage singulier, dans Avec Dédé, ce musicien qui le fascine et qui à la projection lui adressera un seul et minime reproche, celui d’avoir laissé apercevoir à l’image son torse nu…

De Fanny Glissant, nous apprécierons sous peu à la télévision, diffusées par Arte, les quatre heures d’une série en quatre épisodes, Les routes de l’esclavage, qu’elle a réalisée après avoir rencontré une quarantaine d’historiens de par le monde. Constatant la prééminence sur ce sujet de la vision afro-américaine, constatant aussi que l’on croit indûment déjà tout en savoir, elle s’est donné pour objectif de multiplier les points de vue, de croiser les regards de sorte que de leur convergence puisse surgir la compréhension. Pour « dépasser les stéréotypes », pour « appréhender l’esclavage dans sa globalité », l’œuvre collective de Fanny Glissant, Daniel Cattier et Juan Gélas, conjugue trois visions, trois histoires personnelles, des Caraïbes, d’Afrique et d’Europe. Cinq ans de travail furent nécessaires à l’aboutissement du projet, de ce récit qui comportera des ellipses obligées. Un récit qui, répondant à la gageure, conduira sur les traces de la traite négrière, du cinquième siècle où commence à se tisser « un réseau de traite d’esclaves entre l’Afrique et le Moyen-Orient », jusqu’à l’abolition de l’esclavage à la fin du dix-neuvième siècle, en passant par « ces nouvelles routes ouvertes entre l’Afrique et les îles du Nouveau Monde » lorsque les Européens se disputeront les sites des Caraïbes pour l’exploitation de la canne à sucre. Liée à ce problème par sa propre culture, mais aussi par un parcours universitaire qui la vit rédiger une thèse sur l’esclavage, la réalisatrice dit en toute simplicité avoir au cours de son travail découvert qu’elle-même ne savait pas tout, qu’il y avait donc bien méconnaissance, parfois occultation, de cette tragédie coupable d’avoir en quelque sorte façonné l’inhumanité du monde.

Mais, parce qu’elles définissent bien les vertus attachées à ce festival,  j’aimerais terminer sur les paroles de Sabaah Folayan : « Tous complices de participer à ce système, on a tous des responsabilités à prendre… Que l’on soit blanc ou noir, on a tous à faire une nécessaire prise de conscience ! »

Janine Bailly, Fort-de-France, le 23 avril 2018