Les RCM sont vraiment parties ! « Paulina » et « My Father’s Land »

— Par Selim Lander —

PaulinaCette troisième journée des RCM 2016 a levé les doutes que nous manifestions à la fin du billet précédent, avec deux vrais films de cinéastes, tous les deux passionnants.

Commençons par le long métrage, Paulina, de l’argentin Santiago Mitre, grand prix de la Semaine de la critique à Cannes, l’année dernière. Un film qui mérite 4 étoiles sur 5 sur le plan strictement cinématographique avec des éclairages parfaitement adaptés à la couleur presque constamment sombre de l’histoire. Toutes les séquences tournées dans le pueblo où l’héroïne, Paulina, va enseigner les droits de l’homme dans le cadre d’un programme expérimental destiné à apporter quelques lumières aux populations déshéritées, sont sombres. Même en plein jour, au soleil, on ne voit aucune couleur éclatante. Les seules séquences où le soleil est vraiment là, derrière les fenêtres, jouant sur la végétation du jardin sont tournées dans la maison du père de Paulina qui incarne (le père et au moins jusqu’au drame) une sorte d’équilibre existentiel. Il est dommage de raconter l’histoire mais il faut quand même ici révéler l’essentiel. Par hasard, à la suite d’une confusion, Paulina est violée. Comment va-t-elle réagir ? Va-t-elle crier vengeance ? L’identité de son violeur lui est révélée, elle est enceinte et, pour autant qu’on puisse le comprendre, son violeur lui a transmis le sida. Or non seulement elle ne dénonce pas le violeur mais, lorsque celui-ci est appréhendé, malgré elle, elle refuse de le confondre. Comme elle refuse d’avorter. Seule contre tous, contre tous les gens qui l’entourent.

Comment rendre un tel comportement crédible ? Le scénario et le film y parviennent en faisant de Paulina une proie engluée dans une toile d’araignée. Elle a renoncé à de brillantes études (un doctorat de droit) pour s’engager, au niveau le plus bas, dans le programme dont il a été question plus haut. Son père est un ex-communiste (en Argentine, qui a connu la dictature des colonels, ce n’est pas anodin), un juge qui s’efforce, contre vents et marée, de défendre un exercice juste de la justice (inutile de faire un dessin, nombre de justiciables de notre propre pays peuvent témoigner combien, au « pays des droits de l’homme », la justice peut se montrer injuste). Or Paulina a tellement surmonté son complexe d’Œdipe qu’elle n’a aucune considération à l’égard de la justice de son pays, même rendue par son généreux père. Il y a dans sa bouche une phrase terrible qui est sans doute la principale clé du film : « Quand il s’agit du peuple, la justice [le système judiciaire] ne cherche pas la vérité, elle cherche des coupables ». Paulina est ainsi convaincue que le monde est divisé en deux : d’un côté les vilains exploiteurs, de l’autre les innocents exploités. Elle s’en tiendra jusqu’au bout à cette vision du monde, hélas trop simple. Sinon, il suffirait d’une bonne révolution qui donnerait le pouvoir aux pauvres et aux malheureux et l’on atteindrait immédiatement la parousie. On sait, hélas, que les choses sont légèrement plus compliquées. Marx, que nous évoquions dans le billet précédent, n’avait pas ces illusions, lui qui proposait de remplacer la dictature camouflée du capital par une dictature affichée. Il était lucide même si sa solution n’a pas marché, détruisant les rêves de quelques milliards de gens dans un avenir meilleur.

Pauvre Paulina engluée dans sa toile d’araignée ! Rendons grâce à nouveau aux artisans de ce film qui ont su rendre crédible le comportement de l’héroïne, contre le jugement des autres protagonistes et contre notre propre jugement. Et remarquons, au passage, que le cinéma sud-américain a une capacité que l’on trouve rarement ailleurs de montrer la lutte des classes, ou au moins les vertigineuses différences sociales. En l’occurrence, Paulina illustre le cas très particulier d’une transfuge tellement aveuglée par son idéologie que non seulement elle renie sa classe d’origine, celle des privilégiés (relatifs en l’occurrence), mais encore qu’elle en vient à adopter une conception totalement idéalisée de l’autre classe, déclarée essentiellement innocente.

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my-fathers-land-Si My Father’s Land, de Miguel Galofré (un catalan installé à Trinidad) et Tyler Johnston, n’a pas la force de Paulina, au moins les réalisateurs savent-ils « torcher » correctement un film. Une sorte de documentaire, en l’occurrence, un moyen métrage centré sur un personnage charismatique à souhait, un Haïtien dans la soixantaine, installé aux Bahamas depuis plusieurs décennies, qui décide de rendre visite à son père déjà plus que centenaire, avant qu’il ne passe l’arme à gauche. La plus grande partie du film est tournée aux Bahamas, dans le mud où vit le personnage principal. C’est l’occasion d’évoquer le sort des Haïtiens en situation irrégulière, en butte aux mêmes manœuvres politiciennes qu’à Saint-Domingue (voir à nouveau notre billet précédent). On ne saurait dire ici à proprement parler des manœuvres « racistes », les Bahamas étant très majoritairement peuplés et gouvernés par des noirs. Quoi qu’il en soit, le héros du film finira par rejoindre Haïti, plus précisément l’île de la Tortue, berceau de sa famille, et son père qui à 103 ou 105 ans se porte presque comme un charme.

Les qualités de ce film ne tiennent pas seulement à la personnalité, à la bonne humeur et à l’humour du personnage principal, comédien improvisé mais talentueux qui aurait sa place dans n’importe quel casting. Comme dans Paulina, il y a une vraie recherche sur la photo, qui adopte, au demeurant, le parti exactement opposé. Au lieu d’un soleil perpétuellement voilé, nous sommes la plupart du temps sous une lumière éclatante qui fait ressortir sur la peau noire les couleurs vives des vêtements, les t-shirts jaunes, rouges ou bleus. Le film est constamment illuminé, en outre, par les rires et les sourires, ceux du héros comme ceux des enfants et même ceux du vieil ancêtre encore bien en forme.

Toute l’ambiguïté de My Father’s Land vient de ce contraste entre, d’une part, la beauté plastique et la bonne humeur affichée du héros et de la plupart des autres personnes qui apparaissent dans le film, et, d’autre part, la thèse qu’il défend, à savoir les mauvais traitements subis par toutes ces personnes : l’exploitation économique, la précarité de leur situation au regard de la loi. D’autant que le patron du héros, qui l’emploie sur ses terres, est un blanc lui-même on ne peut plus sympathique et chaleureux. L’ambiguïté est-elle voulue ? S’agit-il de monter en épingle la résilience des migrants économiques, de montrer que le bonheur est possible aussi chez les « damnés de la terre », au risque d’affaiblir la thèse politique du film ? Ou bien les réalisateurs furent-ils tellement impressionnés par le charisme de leur personnage principal, par la beauté de ce qu’ils avaient sous les yeux qu’ils ont laissé dériver leur projet vers une sorte d’hymne à la vie ? Le résultat n’est pas un mauvais film, loin de là, mais un film ambigu, oui. Un bon choix, en tout état de cause, pour le jour de la fête des pères.

À Madiana et à l’Atrium le dimanche 19 juin 2016.