Les psychanalystes savent-ils débattre?

 

— Par Roland Sabra —

Sous la direction de Daniel Widlöcher, vient de paraître aux Editions Odile Jacob un ouvrage qui porte comme titre cette question. A travers quatre exemples de débats qui ont traversé, sans omettre d’y laisser des traces durables la psychanalyse; autour de l’enfant entre Anna Freud et Mélanie Klein en 1943; autour du lacanisme et du kleinisme en 1972; autour d’une innovation théorique, l’attachement de John Bowlby, entre Laplanche, Widlöcher et Fornagy en 2000; et plus récemment en 2004, entre Jacques-Alain Miller et Daniel Widlöcher sur l’avenir de la psychanalyse;  à travers l’étude de ces débats donc l’ouvrage tente de répondre au souhait formulé dès 1912 par le disciple préféré de Freud, Sandor Ferenczi qui faisait l’hypothèse que les psychanalystes, une fois « guéris » de leurs névroses ( notez le pluriel), par leur propre psychanalyse, pourraient dépasser les rivalités, les ambitions et la mauvaise foi habituelles« .

Je vous laisse deviner ce qu’il en est! Pour vous éclairer, sachez que  selon la graphie retenue, phantasme ou fantasme, vous avez à faire à deux écoles différentes, que l’ego, n’est pas le soi, ni le moi,  encore moins Je et surtout pas le Sujet. Culte de la petite différence? Non pas,  les élaborations théoriques auxquelles renvoient ces concepts sont aujourd’hui tellement différenciées que parler des « psychanalystes » comme d’une entité qui renverrait à un minimum de pratiques communes n’a pas beaucoup de sens. C’est l’intérêt du livre que de s’affranchir des analyses de contenus ( validité des énoncés, discussions théoriques) et préférer s’attarder sur les stratégies discursives, les procédés rhétoriques mis en œuvre par intervenants, pour mettre en évidence cette absence de communauté de pratiques sans pour autant la nommer comme telle. Le débat , ou le non-débat entre Jacques-Alain Miller et Daniel Widlöcher sur des points fondamentaux comme l’écoute, l’interprétation, la durée de la séance, sa scansion est un bel exemple de dialogue de sourds. L’ancien Président de l’IPA a pourtant été sur le divan  de Lacan, il a suivi ses enseignements, on pouvait  donc penser le débat avec le gendre de Lacan était possible que l’hétérogénéité de leurs pratiques cliniques et discursives n’était pas aussi grande! Que nenni! Il est difficile de résister à un discours qui joue avec maîtrise de la persuasion et de la séduction comme le fait Jacques-Alain Miller. Entre vérité et débat il faut choisir. Est-ce le trop court passage sur un divan, celui de Charles Melman, quelques mois avant d’en être viré, quand celui-ci s’est rendu compte qu’il allait perdre le contrôle de la lacanie officielle au profit de son analysant, aussitôt taxé de pervers, qui donnerait raison à Ferenczi?

Les débats n’opposent pas seulement les écoles, à l’intérieur même des écoles les courants existent. Pierre-Henri Castel, dont on lira le document de travail ci-dessous, conteste Charles Melman, sur « la supposée nouvelle économie psychique », alors qu’il a été et qu’il est toujours membre de l’Association Lacanienne Internationale, fondée par Melman.  Erik Porge publie lui aussi un livre dans lequel, face à ce qui menace la psychanalyse d’être ramenée à une forme de psychothérapie parmi d’autres,  il s’efforce de revenir à des principes qui conditionnent la transmission. Il poursuit donc le travail engagé en 2005 avec  son ouvrage « Transmettre la clinique psychanalytique » en bornant la clinique avec deux valeurs fondamentales, la coupure et le retour qui se nouent à la topologie lacanienne. On lira ci-après le premier chapitre de son livre.

Si le refus du débat est toujours signe de faiblesse argumentative et théorique, il est singulier et inquiétant pour la pratique psychanalytique que la section martiniquaise de l’ALI soit incapable de gérer ce types de  divergences théoriques et qu’elle préfère user de l’anathème et de l’interdit. Soutenir que la prévalence accordée au registre symbolique au détriment, du réel, de l’imaginaire et de ce qui les tient ensemble sur un plan d’équivalence,  de ce qui fait nœud, la fonction de nomination, est une lecture biaisée de Lacan, est donc scandaleux. L’ALI martiniquaise reprendra donc à son compte, sans plus de recul, les notions d’« efficacité symbolique« , d' »ordre symbolique » pour mieux en déplorer l’effondrement, une perte des repères structuraux, dont les conséquences destructrices seraient démontrées par l’explosion de toutes sortes de nouvelles pathologies, de nouveaux crimes et délits et plus généralement par une mutation anthropologique de la subjectivité humaine. Rien que ça!  « L’esprit de jouissance a remplacé l’esprit de sacrifice », nous ne sommes pas loin de la fameuse formule de Pétain comme le rappelle Pierre-Henri Castel. Porge et Castel montrent combien ce positionnement, au delà des dénégations qui l’accompagnent, relève d’un fourvoiement de la psychanalyse du coté du modèle psychiatrique et/ou cognitiviste. De la psychanalyse en extension à la psychanalyse en intention, voilà le sens de ce qui se présente comme un retour et qui s’annonce comme une  éternelle et nécessaire refondation. La psychanalyse est toujours à réinventée. L’avenir de l’apport freudien n’est pas assuré car il faut pour cela des analystes, c’est-à-dire des individus qui se soient découverts sujets de l’inconscient dans une analyse menée jusqu’à ce point d’émergence d’un désir  étrange que Lacan nomme « désir de l’analyste », dont rien, aucune assurance, ne garantit la permanence,  et dont la présence  pourtant est la condition première de chaque nouvelle cure.

La question des « nouvelles pathologies » est sur la table. Certains dénient leur existence, d’autres les considèrent comme le symptôme de l’époque et d’autres encore les entendent comme de nouvelles demandes qui supposeraient de nouvelles prises en charge. Médicalisation  par la psychiatrie, psychologisation  par les psychologues, la psychanalyse  est confrontée à une demande sociale, collective qui tend à la dissoudre par exportation et usage abusif de ses concepts dans d’autres champs des sciences qu’on ne  nomme humaines que par insanité. Il y a urgence non pas à fuir le débat « tant il est vrai, comme l’écrit Freud dès ses premiers écrits, que penser c’est se tenir face à ce qui fait obstacle, c’est s’affronter au réel  » ainsi que rappelle Frank Chaumont, qui lui aussi prend ses distances avec les « nouvelles pathologies » dans son opuscule  » La Loi, le sujet et la jouissance« .

Débattre donc, aussi, ici. Mais peut-être pour quelques « responsables » (est-ce le mot?)martiniquais de l’ALI peut-on faire encore appel à Ferenczy; peut-être ne sont-ils pas guéris, mais toujours en voie de guérison?

Roland Sabra