Les « pervers narcissiques » ou le triomphe d’un concept flou

—Par Emilie Seguin (psychologue clinicienne) —

manipMéfiez-vous des pervers narcissiques : ils sont votre mari, votre patron, votre belle-mère. Coupez les ponts, fuyez. C’est votre magazine hebdomadaire qui vous l’a dit, voire votre… psy. Comment contenir son agacement aujourd’hui face à l’exploitation effrénée et peu scrupuleuse de la formule pervers narcissique ?
Il est difficile de ne pas constater depuis quelques temps un recours incontinent à ce diagnostic au sein de certains médias et, de manière plus regrettable, par certains professionnels de la santé eux-mêmes.
Qui n’a jamais entendu dire, à quelques détails près, qu’une telle en instance de divorce demande la garde exclusive de ses enfants afin qu’ils échappent à son mari, diagnostiqué pervers narcissique par son magazine féminin. Qu’un tel ne veut plus voir son frère en raison d’un diagnostic sauvagement posé par un psychothérapeute sur ce dernier ?
Parallèlement, une littérature abondante se déploie autour de ce concept, permettant aux lecteurs de se sentir un peu plus psychologues et de se rassurer dès qu’ils ont affaire à un individu retors.
UNE NOTION DISCUTÉE
S’il est indéniable qu’il existe des personnalités perverses générant une souffrance intolérable au sein des familles et des entreprises, les médias et certains psychothérapeutes utilisent avec trop peu de précaution cette « notion-case » qui prend des allures de construction intellectuelle et s’éloigne de la clinique.
A l’origine, l’expression pervers narcissique est proposée en 1986 par le psychanalyste Paul-Claude Racamier. La perversion narcissique correspondrait à une organisation de la personnalité liée à un « Moi » lacunaire, dont le mécanisme de défense favori et systématisé serait l’utilisation et la dévalorisation de l’autre pour étayer un narcissisme défaillant.
Cette notion sera reprise par des psychiatres tels que Marie-France Hirigoyen ou Alberto Eiguer, qui décriront méticuleusement le fonctionnement du pervers narcissique et évoqueront la souffrance destructrice engendrée par la fréquentation d’un tel manipulateur.
La reconnaissance de cette notion n’est pourtant pas unanime au sein des professionnels de la psychiatrie. L’expression elle-même est d’abord discutable. D’un point de vue étiologique, tout pervers étant en proie à une problématique narcissique extrême, la formule s’avère redondante, ce qui remet en question sa pertinence et son utilité. Ensuite, ce diagnostic pose problème parce qu’assez réducteur et schématique.
Le pervers narcissique est étiqueté comme le « méchant » infréquentable. Sur les forums, il devient le PN, acronyme qui trahit la superficialité de l’approche. Or, derrière cette étiquette, il y a bien souvent des souffrances et des pathologies qui portent déjà un nom telles que la paranoïa ou les problématiques états limites. Derrière une relation avec un pervers narcissique, il peut aussi y avoir une relation malade, se fondant sur deux positionnements inconscients biaisés, qui gagneraient à être analysés avec subtilité.
En définitive, rappelons que le fameux concept n’a pas d’existence au sein de la nosographie psychiatrique et qu’une partie non négligeable des psychiatres, psychologues et psychanalystes restent plus que réservés par rapport à cette notion.
Le recours rapide et abusif par les médias et les psychothérapeutes à un diagnostic lourd et sujet à controverse pose des questions éthiques. Un psychothérapeute posant avec aplomb un diagnostic de pervers narcissique sur un individu, certes nuisible pour son patient mais qui n’est pas évalué cliniquement au sein du cabinet, soulève une question déontologique….

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Emilie Seguin (psychologue clinicienne)