Les pervers, entre le sublime et l’abject

—- par Pierre Assouline —-

    Aussi étrange que cela puisse paraître, il n’existait pas à ce jour d’histoire des pervers en librairie. Non une histoire de la perversion, déjà étudiée par lepervers.1200642959.jpgs psychanalystes, mais bien des pervers qu’ils fussent appelés anonymes, misérables, minuscules, infâmes, antiphysiques ou pervers. C’est dire si l’essai historique d’Elisabeth Roudinesco La part cachée de nous-mêmes (229 pages, 18 euros, Albin Michel) était espéré sinon attendu. De nos jours, l’adjectif est aussi galvaudé que le nom et il courant que “perversité” soit employé en lieu et place de “perversion”. Celle-ci a la particularité de pouvoir être considérée comme sublime ou abjecte selon l’angle de vue : artistique, créateur ou lystique, et donc fécond, il est sublime ; mais lorsqu’il n’aboutit qu’à la satisfaction d’une pulsion de mort, il est abject. On voit par là que l’affaire est risquée pour celui qui se lance dans une anthopologie culturelle du bonheur dans la destruction, cette jouissance du mal que l’on s’inflige ou que l’on fait subir à l’autre dans un débordement de sens. Dans une langue très fluide exempte de jargon médical ou psychanalytique, Elisabeth Roudinesco montre bien comment la perversion est cette chose chachée en nous que nous refusons de voir, la face nocturne de l’homme.

   Les grands auteurs (Sade, Huysmans, Bataille, Lever) et les grandes figures (Gilles de Rais) sont convoqués et étudiés pour essayer de cerner dans toutes ses expressions l’inhumanité propre à l’homme. L’auteur consacre de nombreuses pages, très fouillées dans leur analyse, à rétablir le génie de Sade débarrassé de ses légendes, celui d’un écrivain qui n’eut de cesse d’inverser la Loi mais par l’écriture et non en actes. C’est de lui que date cette agonoize_perversundordinaer_button.1200642994.jpgidée que la perversion s’inscrit dans une sexualité contre nature. On ne le rappellera jamais assez : Sade, qui passa en tout vingt huit ans derrière des barreaux de toutes sortes, fut le seul écrivain français avant Victor Hugo à se prononcer pour l’abolition inconditionnelle de la peine de mort. D’autres pages sont consacrées au statut de l’homosexuel (et à la dénonciation permanente de la sodomie) comme figure paradigmatique du pervers aux yeux des religions monothéistes ; au XIXème, il incarnera, avec la femme hystérique et l’enfant masturbateur, les figures majeures de la perversion aux yeux des docteurs du sexe. D’autres encore, qui seront certainement discutées tant elles bousculent, à Auschwitz, trou noir de l’Ocident, comme paradigme de la plus grande perversion possible de l’idéal de la science : Roudinesco soutient que contrairement à la Kolyma ou à Hiroshima, le crime y a été commis “au nom d’une norme rationalisée et non pas en tant qu’expression d’une transgression ou d’une pulsion non domestiquée”. En ce sens, le nazi n’a rien de sadien, car le criminel sadien ne consentirait jamais, lui, à se soumettre à une raison d’Etat qui l’assujettirerait à une loi du crime.

   Si la solution finale fascine l’auteur, c’est qu’elle est le fruit d’un système pervers qui est, à lui seul, l’inventaire de toutes les perversions possibles : assassinat, torture, éviscération, esclavage, harcèlement moral, tonsure, souillures, tatouage, viol, vivisection, dévoration par les chiens… De la pulsion botero.1200643040.jpgde mort à l’état brut. Dans les camps de concentration comme dans les camps d’extermination nazis, les SS jouissaient d’un mal normalisé car c’est un mal d’Etat comme il y a une raison d’Etat. On ne s’étonnera donc pas que, puisqu’ils avaient fanatiquement adhéré à un système pervers, ils aient tous nié leur acte sous couvert d’obéissance aux ordres, au procès de Nuremberg. Ils n’étaient pas plus des sadiens qu’ils n’étaient des animaux, lesquels ne sont ni pervers ni criminels. Il n’y a que des humains qui soient capables de tels crimes : “la “bête immonde” n’est pas l’animal mais l’homme”. Elisabeth Roudinesco en fait une transition pour élargir son étude à la zoophilie qui n’est plus une perversion sur le plan social, elle n’est plus pénalisée depuis que la bestialité et la sodomie ne sont plus considérés comme des crimes : mais lorsqu’un homme ou une femme est soupconné d’entretenir des relations sexuelles avec un animal, cela relève-t-il encore de la maltraitance ?boudoir03yg8.1200643742.jpg

   Le fait est que le mot même de “perversion” s’est effacé du lexique habituel de la psychiatrie pour laisser place à celui de “paraphilie”. La faute au DSM, ce fameux manuel diagnostique des troubles mentaux, un manuel américain qui fait autorité un peu partout. Qui est paraphile selon lui ? A peu près tout le monde. Jugez en plutôt par son catalogue de fantasmes et de pratiques : exhibitionnisme, transvestisme, frotteurisme, voyeurisme, fétichisme, pédophilie, masochisme sexuel… Mais plus les psychiatres parlent de “paraphilie”, plus l’opinion emploie communément “effet pervers” ou “système pervers”. Dans la France du XXIème siècle, c’est la loi qui définit le pervers ; or, seuls la pédophilie et l’exhibitionnisme sont réprimés comme crime ou délit. Le pervers privé a tous les droits dès lors qu’il ne menace pas la société. Pédophile, terroriste et même SDF, le pervers s’est réincarné dans “la figure de l’autre absolu que l’on rejette au-delà des frontières de l’humain tantôt pour le traiter, de façon perverse, comme un déchet, et tantôt au contraire,, pour combattre sa tyrannie, dès lors qu’il parvient à exercer une emprise malfaisante sur le réel.” Ceux qui connaissent déjà l’oeuvre et les prises de position d’Elisabeth Roudinesco, tant son histoire et son dictionnaire de la psychanalyse que sa biographie de Lacan ou ses articles, ne seront pas surpris d’apprendre qu’elle plaide in fine contre un traitement exclusivement chrirurgical ou médicamenteux des pervers sexuels ; autant dire qu’elle est favorable à un traitement qui réunisse le cas échéant la camisole chimique, la pyschotérapie, la surveillance, la prise en charge et l’enfermement sous certaines conditions. Le traitement de la perversion révèle cruellement les limites de la science médicale moderne, au fond assez désemparée face aux dérèglements du psychisme.

(Photos D.R.,  “Abu Ghraïb” tableau de Fernando Botero)

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