Les Martiniquais ne voulaient pas des Américains

—  Par Yves-Léopold Monthieux  —

Dans sa rubrique « Mémoires sensibles » parue ce 15 décembre 2023, « « La Martinique aux Américains !«  : forte inquiétude après la Grande Guerre », France-Antilles rappelle un moment de vives inquiétudes de la population martiniquaise, daté du début du siècle dernier, qui devait prendre fin avec la départementalisation, en 1946. En effet, les Etats-Unis envisageaient de se voir céder la Martinique par la France pour prix de leur participation à la Première Guerre Mondiale. Prétention qui se renouvellera après la Seconde Guerre Mondiale. C’est la raison pour laquelle, au moins à deux reprises, le futur et dernier ministre français de la Martinique, Henry Lémery, est intervenu en vain à l’Assemblée nationale puis au Sénat afin de transformer la Martinique en département français. Les mots d’apaisement du gouvernement envers la population, notamment en mode de «  démenti ministériel « , n’avaient jamais mis fin à leurs préoccupations dont l’acmé se situera au lendemain du régime de l’amiral Robert, pendant l’occupation. La méfiance de la population pouvait alors être résumée par la boutade : « Nou lé biswi méritjen-a, nou pa lé Méritjen-a ». D’un goût douteux frisant le compère-lapinisme, le mot pouvait cependant s’entendre pendant cette période de privations. Sinon comment mieux dire que les dissidents n’avaient pas comme disent certains pour seul objectif de défendre la liberté, mais d’abord la France ? Et la Martinique ? Aussi, au départ de Robert, les Martiniquais allaient choisir deux députés s’engageant, de concert avec leurs collègues des autres vieilles colonies, à défendre l’accession de la Martinique au statut de département français. Vingt ans plus tard, à des gauchistes reçus à Cuba, Fidel Castro dira la chance qu’ils avaient d’être Français, le seul rempart contre l’occupation de la Martinique par les Américains.

« Déjà en 1916, en pleine guerre mondiale, l’ancien président des Etats-Unis, Théodore Roosevelt, vient à la Martinique où il séjourne pendant quelques jours. A la suite de ce voyage sont créés à Basse-Terre et Fort-de-France deux consulats américains, fermés depuis, dont les archives sont conservées aux Etats-Unis ». Combien de Martiniquais savent qu’à la Libération, le gouvernement provisoire – le général de Gaulle et le Parti communiste français – avait voulu prémunir la France contre toute annexion par une nation dont le président, le second Roosevelt, Franklin, avait tenu des propos ouvertement racistes à propos d’Haïti et de ses « nègres » ? En 1946, député de la majorité gouvernementale, Aimé Césaire ne pouvait pas ignorer les intentions américaines du moment. Celles-ci pourraient expliquer le contenu du rapport du député martiniquais à l’Assemblée nationale qui est à l’opposé de ce qu’il prône par ailleurs. Était-il déjà convaincu, comme il l’écrira dans Discours sur le colonialisme, que « …la barbarie de l’Europe… [est] surpassée par une seule, de très loin, l’américaine«  ? Le risque d’annexion était-il à ce point prégnant qu’il ait cru devoir changer ce cap et faire de son rapport un véritable éloge de l’assimilation ? Aimé Césaire dira plus tard qu’il se serait fait piéger par le ministre des Colonies, Jacques Soustelle. « Aimé Césaire m’avait dit qu’il ne pouvait pas en parler » dira l’historien Oruno de Lara, qui ajoutera, lui : « Ce sont des choses que les Martiniquais ignorent ».

Tandis que pour les populations de l’Outre-Mer la départementalisation visait à l’amélioration de leur condition, ce statut se révélait être pour le gouvernement, singulièrement à l’égard de la Martinique, d’abord une décision de géopolitique.

Fort-de-France, le 16 décembre 2023

Yves-Léopold Monthieux