« Les futurs de l’éducation au carrefour des épistémologies du Nord et du Sud »

— de Obrillant Damus, Université d’État d’Haïti —

Ce document a été commandé par l’UNESCO comme information de contexte pour éclairer la rédaction du rapport de l’initiative Les futurs de l’éducation, qui sera publié en 2021. Il n’a pas été édité par l’UNESCO. Les perspectives et opinions exprimées dans ce document sont celles de l’auteur/les auteurs et ne devraient pas être attribuées à l’UNESCO. Ce document peut être cité avec la référence suivante : Damus, O. 2020. Les futurs de l’éducation au carrefour des épistémologies du Nord et du Sud. Document commandé pour le rapport de l’initiative Les futurs de l’éducation de l’UNESCO (à venir, 2021).

Résumé

Le paradigme éducatif monoculturel s’apparente à un rouleau compresseur qui broie sur son passage des savoirs locaux aux dimensions multiples (technique, magique, religieuse, relationnelle, rationnelle…) qui lui paraissent irrationnels ou résiduels, alors qu’une bonne partie de ces savoirs joue un rôle très important dans la durabilité humaine et planétaire. Si les écoles et les sociétés du futur veulent réduire les pratiques conscientes et inconscientes de destruction des connaissances locales et autochtones dans les pays du Sud et du Nord, elles doivent inviter les titulaires de ces savoirs à les enseigner et à les utiliser sans contrainte afin de renforcer leur résilience et d’optimiser leur transmission aux générations actuelles et futures. La valorisation de la diversité des savoirs, des parcours historiques, des temporalités, des cultures humaines, des langues, des visions du monde, des modes de pensée et d’action permettra à l’Éducation du futur de faire face à la violence monoculturelle. Les systèmes éducatifs du futur devraient être fondés sur une écologie des savoirs, en ce sens qu’ils sont appelés à articuler les savoirs du Sud et les savoirs du Nord dans la perspective de fabriquer des humains lococentrés, allocentrés et planétocentrés capables de saisir des unités dialectiques dans le flux kaléidoscopique des faits humains et naturels.

Introduction

Dans les sociétés traditionnelles et modernes, les savoirs locaux sont exclus de la sphère éducative formelle.

Plutôt que d’inviter les titulaires de savoirs locaux et autochtones à partager leurs expériences, les instances

éducatives font appel à des experts. L’aliénation culturelle et sociale induite par les processus éducatifs occidentalocentrés constitue un obstacle à la valorisation individuelle et collective des savoirs locaux permettant aux populations locales de faire face à leur condition humaine. On peut qualifier d’exo-épistémicide (Damus, 2020) la destruction des expertises locales par les interventions occidentalocentrées dans de multiples domaines (enseignement, santé, culture, environnement, politique, économie, etc.). Après avoir suivi une formation européo ou américano-centrée, par exemple, des acteurs du Sud ont rejeté un certain nombre de savoirs endogènes, qui étaient jusque-là efficaces, même s’ils ne correspondaient pas au canon épistémologique de la Science occidentale. Il s’agit, dans ce cas, d’un endo-épistémicide qui s’explique par la force aliénatrice de l’épistémè européo-centré ou américano-centré en éducation. L’exclusion des savoirs locaux de la chaîne des connaissances dites scientifiques reliées à la santé, par exemple, explique, dans une large mesure, l’échec des interventions occidentalocentrées à grande vitesse dans les domaines de la prévention, de la promotion de la santé et de l’éducation à la santé. L’incomplétude cognitive et la dimension culturelle, historique et sociale du savoir, dimension qui permet aux communautés locales de déguster la saveur de celui-ci (le mot savoir vient du latin sapere, qui signifie avoir de la saveur), sont à l’origine du fécond principe de complémentarité entre les savoirs du Sud et les Savoirs du Nord dans les domaines précédemment cités. La reconnaissance de la diversité de savoirs (épistémologie plurielle) doit aller de pair avec celle de la diversité linguistique. Puisqu’il est difficile de traduire dans les langues dominantes toute la complexité des traditions, des cosmovisions, des croyances et des savoirs expérientiels aux dimensions multiples véhiculés par les langues locales, il est nécessaire d’utiliser également celles-ci dans les systèmes éducatifs locaux et nationaux afin de réduire le processus scientophagique (la tendance des systèmes éducatifs occidentalocentrés à détruire les savoirs dits profanes). L’un des buts de l’éducation du futur est de réduire la distance abyssale entre la pédagogie des dominants et celle des dominés.

La co-construction d’une épistémologie plurielle n’a pas pour objectif de faire voler en éclats les positions

épistémologiques surplombantes. Elle vise tout simplement à les transformer dans une perspective de métissage (savoirs métissés). Les pratiques sociales, culturelles et scientifiques au XXIe siècle ne doivent pas être des lieux où sacrifier des savoirs locaux sur l’autel de la rigueur scientifique occidentale, mais des espaces favorisant un dialogue respectueux et fécond entre les détenteurs de savoirs du Nord et les détenteurs de savoirs du Sud (visée co-émancipatrice). Apprendre à être ou à devenir, c’est s’ouvrir à la diversité épistémologique afin de développer son potentiel humain de façon durable et multidirectionnelle. L’un des objectifs de l’éducation et de la santé du futur est d’intégrer les savoirs locaux dans les curricula scolaires et les programmes socio-sanitaires (par exemple, les programmes de promotion de la santé maternelle et infantile). Au nom du double principe d’équité inter et intra-générationnelle, il est urgent de transmettre et de sauvegarder ces savoirs. Quelles sont les modalités pratiques d’une alliance entre les épistémologies du Nord et celles du Sud en faveur des futurs de l’éducation ? J’aborde cette question centrale en m’appuyant sur les travaux d’auteurs de multiples horizons.

Le rôle des savoirs locaux dans la durabilité humaine et planétaire

Ā travers le monde et plus particulièrement dans les pays du Sud, des millions de personnes ont développé des savoirs locaux et des modes de pensée et d’action afin de lutter, de manière à la fois consciente et inconsciente, contre la pauvreté économique, les inégalités socio-économiques, les vulnérabilités, la faiblesse des politiques publiques, des politiques de réduction de pauvreté et de redistribution, lesquelles s’expliquent dans une large mesure par les pratiques de corruption ubiquitaires. Les systèmes de savoirs locaux sont non seulement associés à la soutenabilité humaine mais aussi à la durabilité planétaire en permettant ainsi aux communautés de participer à la conservation et à l’utilisation durable de la biodiversité et des écosystèmes. Comme on le verra plus loin, ils se fondent, pour beaucoup d’entre eux, sur la non-séparation entre la durabilité humaine et la soutenabilité écologique. Les savoirs locaux et ancestraux sont, par exemple, ceux qui permettent aux populations locales de faire face aux changements climatiques en Afrique (Bigombe Logo, 2015 ; Mafongoya et Ajayi, 2017) et ailleurs ; ceux auxquels ont recours les Indiens d’Amazonie pour gérer leur forêt1 et pour soigner des maladies comme le paludisme ; ceux utilisés par les payes (chamans) guaranis (Cardozo, 2011) et les jampiris (médecins traditionnels) quechuas en Bolivie (Huamán et Arancibia, 2011) pour soigner non seulement les maladies reconnues par la médecine occidentale mais aussi celles qui ne relèvent pas de celle-ci comme le susto2 ; ainsi que ceux employés par les spécialistes de la médecine créole en Haïti (Damus et Vonarx, 2019), communément appelés fanm chay (matrones ou sages-femmes traditionnelles), ongan, (houngan), manbo (mambos) et metsenfèy (médecins-feuilles). Ces savoirs sont également ceux qui sont liés aux pratiques économiques informelles, à l’agriculture3, à la nutrition, à la pêche en eau douce et en mer, à la pollinisation et aux pollinisateurs (abeilles) dans de nombreux pays (Perez, 2015 ; López et Athayde, 2015 ; López, Miro, López et López, 2015), etc. Puisqu’une bonne partie de ces connaissances est mise au service de la santé, de l’alimentation, de l’éducation informelle, de la solidarité à l’intérieur des familles, entre les familles, voire entre les États, elle permet de faire face à la faiblesse des pratiques sanitaires, éducatives et agricoles occidentalocentrées. À cet égard, les titulaires de connaissances locales, qu’ils aient un nom spécifique qui varie d’une société à l’autre ou qu’ils s’appellent monsieur ou madame Tout-le-monde, contribuent sans nul doute à la résilience des communautés reléguées par certains États. On les rencontre généralement dans les milieux médicalement et matériellement démunis, milieux où les savoirs sur la spiritualité et les services rendus par la biodiversité et les écosystèmes sont indispensables à l’orientation humaine. Les systèmes de savoirs locaux circulent non seulement au sein de la famille-providence (durabilité sociale), mais aussi au sein du voisinageprovidence et de la communauté-providence (durabilité sociétale). Dans les milieux ruraux, urbains et périurbains d’Haïti et de tant d’autres pays du Sud, les femmes qui rencontrent des problèmes de lait bénéficient des savoirs locaux aux dimensions multiples (symbolique, magique, rationnelle, technique, masculine, féminine, communautaire ou collective) sur l’allaitement maternel (Damus, 2019), lequel joue un rôle non négligeable dans la protection de l’environnement (Bitoun, 1994 ; Radford, 1992 ; Damus, 2017) et dans la prévention des maladies maternelles (ostéoporose, cancers du sein, du col de l’utérus, des ovaires… ; hémorragies, dépression du postpartum…) et infantiles (diarrhée, obésité, pneumonie ; maladies respiratoires, infectieuses et digestives). Dans un pays comme Haïti où 56 % de la population vit dans une pauvreté extrême, les savoirs locaux reliés à l’allaitement au sein permettent aux familles de lutter contre la pauvreté financière. Si cette norme que constitue l’allaitement maternel n’était pas respectée, la pauvreté économique des familles rurales augmenterait. En Occident, l’absence d’allaitement est un facteur d’appauvrissement des familles les plus vulnérables (Turck, 2010). La diversité des savoirs du Sud reliés à l’allaitement maternel témoigne, d’une part, de l’incomplétude des savoirs dits scientifiques prétendant expliquer ce phénomène et, de la lutte consciente et inconsciente des communautés (qualifiées, à tort, d’ignorantes ou de pauvres en pensées par les détenteurs de savoirs universels) contre les pratiques exo et endo-épistémicides4, d’autre part. En somme, le dynamisme de ces savoirs alternatifs indique que les communautés « idiotes culturelles » luttent avec efficacité contre la tendance des sciences dominantes à détruire les savoirs dits profanes sur l’allaitement (il s’agit d’un processus scientophagique à la fois conscient et inconscient). Contrairement aux savoirs dits scientifiques, les savoirs dits profanes sur l’allaitement maternel sont accessibles à toutes les couches sociales en Haïti et dans bon nombre de pays en voie de développement. Au nom de la justice cognitive (Santos, 2016), il est nécessaire d’utiliser, dans le cadre des futurs programmes locaux et nationaux de promotion de la santé materno-infantile, ces savoirs alternatifs sur l’allaitement au sein (pédagogie émancipatrice). Bien qu’ils se fondent sur des modes de pensée et d’action différents, les savoirs locaux et les savoirs scientifiques reliés à l’allaitement sont complémentaires les uns des autres.

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