« Les Césaire », La mémoire d’un peuple

— par Marianne Payot —

«Vous ferez un jour de la politique?» «Ah non, ça, jamais! Papa Aimé a assez donné.» La réponse claque, sans hésitation aucune, de la part d’Ina et de Michèle. Il est vrai qu’avec cinquante-six ans de mandat à la mairie de Fort-de-France et quarante-sept (de 1946 à 1993) à l’Assemblée nationale, Aimé Césaire a largement acquitté la quote-part républicaine de la famille. En revanche, le tribut césairien aux lettres et aux arts ne s’est pas interrompu avec le patriarche. Au contraire. Les six enfants d’Aimé et de Suzanne, dite «maman Suzy», ont tous choisi d’œuvrer dans le monde de l’esprit.

Le véritable gène familial est bien là, dans la création et non dans la politique. Et on accréditera volontiers la version selon laquelle Aimé est entré au Parti communiste par hasard, et est devenu, par surprise, maire de Fort-de-France en 1945. En fait, le credo absolu, chez les Césaire, est avant tout l’instruction. C’est maman Nini, la grand-mère d’Aimé, maîtresse femme du Lorrain, qui apprend à lire au futur poète. C’est papa Fernand, l’un des 12 enfants de Nini, arpenteur puis simple petit fonctionnaire, qui, avec sa femme Eléonore, couturière de son état, se serre la ceinture pour envoyer sa progéniture à l’école.

«Affronter l’extérieur nous a rendus complices»

Des sacrifices fructueux, au vu de la carrière de leurs enfants. Denise sera avocate, Mireille, professeur d’anglais, Georges, pharmacologue de renom, Omer, employé de bureau… Quant à Aimé, né en 1913, il aura, tout simplement, marqué l’histoire du XXe siècle. C’est en tant que boursier, bien sûr, qu’il débarque en 1931 au lycée Louis-le-Grand, à Paris; l’étudiant est brillant, convivial. Avec son condisciple, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, il lance en 1939 le thème de la négritude, avec ses corollaires, la fierté des racines africaines et la dignité de tout un peuple. La même année, le normalien de la Rue d’Ulm publie Cahier d’un retour au pays natal, un long poème au style «révolutionnaire», qu’André Breton qualifiera de «plus grand monument lyrique de ce temps» et qui sera, plus tard, considéré comme l’hymne national des Noirs du monde entier. La guerre gronde et l’agrégé de lettres rentre au pays, accompagné de maman Suzy, une jeune et superbe étudiante martiniquaise avec qui il s’est marié deux ans plus tôt.

Tous deux enseignent au lycée Schœlcher de Fort-de-France, lorsque le PC le sollicite. Il répond présent, sans se douter une seconde que le succès sera au rendez-vous des élections municipales de 1945 et qu’il sera embarqué dans la vie publique pour des lustres.

Une stature exceptionnelle, pas toujours facile à supporter pour ses enfants. «Je me suis souvent battue dans la cour de l’école», se souvient Ina. «Moi aussi», renchérit Michèle, en rappelant notamment les soupçons des professeurs sur la véritable paternité de ses rédactions. «Affronter l’extérieur nous a blindés et nous a rendus complices», expliquent les deux femmes aujourd’hui. L’esprit de famille est bien réel, même si les six enfants ont mené chacun leur barque.

L’aîné, Jacques, 65 ans, a été directeur des programmes de RFO, Francis et Marco sont devenus profs de lettres; Jean-Paul, pour sa part, après avoir dirigé pendant quinze ans le Service municipal d’action culturelle (Sermac), grand pourvoyeur d’artistes du Festival de Fort-de-France, veille aujourd’hui aux destinées de l’Atrium, la grande salle de spectacles de la ville. Mais Ina et Michèle – baptisée ainsi en hommage à l’écrivain Michel Leiris, grand ami d’Aimé – les deux filles de la famille, l’affirment sans ambages: depuis que leur père a délaissé la mairie et soutenu le candidat du PPM (Parti progressiste martiniquais) face au président du conseil régional, Alfred Marie-Jeanne, les Césaire ont connu quelques déconvenues.

Ainsi de Michèle, dramaturge et metteur en scène. Dès 1982, la jeune artiste fonde une troupe, Racines, qui va produire de nombreux spectacles. Forte de son expérience, elle postule en 1998 à la direction du centre dramatique régional, autrement appelé Théâtre des Antigones. Nommée à sa tête, elle mène, dit-elle, «un énorme travail de création pendant quatre ans», lorsque, subitement, le conseil régional interrompt les subventions. La voilà sur le banc de touche, mais elle ne se laisse pas abattre pour autant: elle annonce, d’ici à la fin de l’année, la naissance des Ateliers Sentier-Michèle Césaire, «un projet artistique global, interdisciplinaire», monté avec son mari, le sculpteur Bruno Sentier.

Quoique étant toujours chargée de mission auprès du conseil régional, Ina, sa sœur, se sent elle aussi flouée. Ethnographe émérite, diplômée des Langues O – mais aussi dramaturge et romancière – cette spécialiste de la littérature orale a, dans ses tiroirs, un ouvrage analytique sur 150 contes antillais composé dans le cadre de sa mission. Son livre est prêt à la publication… mais toujours pas publié. Qu’à cela ne tienne, elle poursuit sa recension des traditions orales.

Car, tout comme leur père, qui, à 89 ans, continue de recevoir dans un petit bureau de la mairie, les filles de la famille ont la mémoire de leur peuple chevillée à l’âme. En québécois, on traduirait Césaire par «je me souviens».

L’Express du 17/10/2002