Contre le créolocentrisme : Frankétienne ou Edouard Glissant ?*

 

— Par Jean Durosier Desrivières,—

 

 

Le jury du 13e prix Carbet de la Caraïbe, présidé par Edouard Glissant, s’est retrouvé au soir du vendredi 20 décembre à l’Atrium de Fort-de-France, salle Frantz Fanon, pour honorer, face à un public dirait-on sélectif, la dernière parution de Frankétienne : H’éros-Chimères. Ce titre résumerait « de manière profonde et provocatrice les horreurs qui bornent nos horizons ; les tourments et les fantasmes qui peuplent l’imaginaire des humanités contemporaines ». L’auteur reçoit ce prix comme un hommage rendu à la créativité féconde du peuple haïtien qui compte tant de « guerriers de l’imaginaire ». Tout se serait joué entre mise en scène de l’artiste, proximité visible avec le jury et son « jeu/je » parfois morbide et lassant.

L’esthétique du chaos récompensée
Quelques minutes avant la remise du prix Carbet 2002 au lauréat, nous avons rencontré dans le hall de l’Atrium l’ami Frankétienne qui m’affirme être en Martinique par hasard : il ne sait même pas s’il est nominé. Gérald Delver, président de l’association Tout-Monde, amorce la soirée. Un hommage à l’écrivain haïtiano-canadien, Emile Ollivier, lauréat du Prix Carbet 1995, décédé le 10 novembre 2002, précède la déclaration solennelle de l’attribution du prix. L’écrivain, critique et traducteur, Michael Dash, incarnant la voix des membres du jury, scande le nom du lauréat : Frankétienne, pour son H’éros-Chimères ! On croirait donc à un coup de théâtre.
Le trinidado-guadeloupéen présente sommairement l’ouvrage comme « baroque, pléthorique et éclaté ». Le titre du livre « résume de manière profonde et provocatrice, à la fois les horreurs qui de partout bornent nos horizons, et les tourments et les fantasmes qui peuplent l’imaginaire des humanités contemporaines ». On livre à l’assistance, de façon condensée, les huiles essentielles d’un travail artistique original, qui ressemble pourtant à une survivance étrange du surréalisme. Marquée par des ajouts manuscrits et des traces picturales, cette écriture vacille entre « le sérieux, le tragique, l’illusoire, la dérision et l’ironie. » Cette œuvre morcelée est travaillée par « l’esthétique du chaos qui s’accorde au poétique graphique de nos jeunesses de la Caraïbe et qui ouvre le champ de nos interrogations collectives et nos identités plurielles », affirme enfin l’orateur Dash.
Frankétienne, texte en main, fin prêt pour sa mise en scène, prend la parole pour commencer par mettre en exergue les tournées et les salles combles à son actif de comédien-dramaturge. Une façon de saluer d’entrée de jeu l’auditoire élitiste : « la minorité qualitative, scande le géant, qui accepte de se déplacer pour venir animer des actions culturelles où l’on n’a pas des bing-bang, des coups de tambour et des trompettes ridicules ». L’écrivain, qui a déjà participé aux concours de 1993 et de 1999 avec respectivement L’oiseau Schizophone et Rapjazz, prétend ne jamais avoir « le comportement mécaniquement agressif d’un chasseur de primes et de prix ». Il ne serait toujours en compétition qu’avec lui-même, « sous la forme d’une quête inachevable ». Il renchérit : « L’artiste se transforme fabuleusement, en chasseur de mythes et passeur de rites aux frontières instables et souvent impossibles de l’imaginaire et du réel ».

L’imaginaire créole au détriment de la langue
L’œuvre du colosse se présente « à travers un enchevêtrement tumultueux des structures réelles et imaginaires comme une entité chaotique inclassable, un mouvement perpétuel ». On connaît la synthèse : c’est la « Spirale » ! Telle est d’ailleurs l’indication générique. En honorant H’éros-Chimères, « les membres du jury ont conscience de rendre aussi hommage à la créativité féconde de mon peuple où l’on retrouve tant de « guerriers de l’imaginaire » », clame Frankétienne. Il y avait entre autres candidats en lice, Jean Bernabé avec son Bailleur d’étincelles et le grand poète-penseur martiniquais Monchoachi.
Un livre-trophée, avec des textes de Chamoiseau, Glissant et Frankétienne, et un chèque de 4500 euros couronnent les exploits esthétiques et la réussite de l’artiste. Et celui-ci qui regrettait de ne pouvoir gratifier le public d’un chant vaudou au début, à cause de sa voix cassée, se met à chanter comme par enchantement, en affirmant après tout : « l’homme ne vit pas seulement de paroles mais aussi de pain ». Et le public aura droit au pain de son perpétuel refrain : mère d’origine paysanne, violée par un grand blanc milliardaire… (vous connaissez la suite de la rengaine). Vient sa lecture de l’extrait tant attendu, relatif à sa venue au monde, sollicité par son ami Glissant. En finale de compte : « Initié dès ma naissance aux brûlures rougeoyantes du zinglin, j’allais devenir beaucoup plus tard un artiste écrivain zinglindor, massacrant allègrement les formes, les couleurs, la syntaxe et les normes esthétiques traditionnelles ».
La soirée s’achève par un entretien entre le Président du jury – Monsieur Edouard Glissant – et le lauréat, en interaction avec le public. C’était l’occasion rêvé pour voir ressurgir les vieux démons autour des questions de la langue créole. Le discours de Frankétienne sur Dézafi (son roman en langue créole) et Les affres d’un défi (son auto-traduction en français) débouche sur la situation du créole en Haïti, pris, selon lui, entre une francisation inqualifiable, un certain angélisme folklorique frisant le marronage et une certaine purification donnant lieu à une langue de bois. Daniel Boukman a fermement réagi, en conseillant au « chabin excessif » de faire attention à son discours quand il se tient en terre martiniquaise où l’on continue à mener un combat politique pour éviter la disparition de cette langue. Et voici enfin le discours qui aurait choqué quelques adeptes du mouvement de la créolité : « Une langue disparaît tant pis, il restera l’imaginaire créole : on ne sauve pas une langue en laissant périr les autres. Il n’y a pas de créolocentrisme qui puisse me satisfaire », dixit Edouard Glissant, le Maître révéré.
Quoi qu’il en soit, nombreux sont ceux-là qui retiennent que le lauréat du prix Carbet 2002 est un écrivain qui cultive et soigne comme il faut son image : son « je », sans défaillance et jusqu’au bout !

Jean Durosier Desrivières,
Fort-de-France, Martinique,
Le 23 décembre 2002.

*Note : Cet article qui avait fait la une du quotidien France-Antilles de la Martinique, à la fin du mois de décembre 2002, a été publié initialement et partiellement sous le titre de « Frankétienne lauréat avec son H’éros-Chimères ». J’avais soumis le texte intégral, à la même époque, au journal Le Nouvelliste d’Haïti dont le rédacteur en chef était l’actuel ministre de la culture et de la communication du gouvernement haïtien, Pierre-Raymond Dumas. Frankétienniste jusqu’aux os, celui-ci l’avait refusé, sans doute à cause du titre légèrement provocateur que j’avais retenu : « Frankétienne et la rengaine ! » Je le diffuse sur ce site, pour mémoire, en prolongement des vives polémiques entre intellectuels haïtiens et martiniquais autour de la langue créole (voir mon article précédent : « La question du créole dans la Caraïbe francophone : querelles de chapelle en la chapelle »), et surtout parce que certaines idées énoncées sont encore d’actualité.