Les aveux sans fin de la chair

— Entretien réalisé par Nicolas Dutent —

Rencontre avec Frédéric Gros, philosophe et préfacier du dernier volume de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault.

Quelle place occupe les Aveux de la chair au sein de l’œuvre de Michel Foucault et de l’Histoire de la sexualité en particulier ?

FRÉDÉRIC GROS On parle ici d’une étude très importante, érudite et passionnante, sur le christianisme des premiers siècles de notre ère à travers le filtre de la sexualité. Les livres de Foucault jusque-là publiés avaient porté essentiellement soit sur la modernité occidentale (XVIe-XIXe siècles) quand il s’agissait d’entreprendre une archéologie des discours (les sciences humaines) ou une généalogie des pouvoirs (la discipline normalisante), soit sur l’expérience antique des plaisirs. C’est le premier livre de Foucault consacré entièrement aux doctrines (à propos du mariage, de la virginité, du péché de luxure), aux rituels, aux pratiques (baptême, pénitence) tels que les Pères chrétiens des premiers siècles les ont élaborés. Cet ouvrage vient donc compléter l’étude de la sexualité ancienne en donnant toute sa place à l’Antiquité chrétienne. L’examen de cette part chrétienne est particulièrement décisif pour Foucault parce que, autant l’expérience grecque est éloignée de la nôtre, autant au contraire notre expérience contemporaine d’être des « sujets de désir » prend ses coordonnées fondamentales et secrètes dans des pratiques de soi élaborées dans les premiers monastères chrétiens ou des dissertations sur la sexualité d’Adam. On pourrait même dire que les Aveux de la chair se présente comme une archéologie de la psychanalyse.

Le beau titre retenu pour cette partie n’est certainement pas innocent. De quels aveux est-il question ? Quelle « expérience nouvelle » le corps fait-il dans les périodes examinées ?

FRÉDÉRIC GROS Il s’agit effectivement de tenter de penser la nouveauté radicale d’un rapport à notre sexe, un rapport finalement irréductible à l’expérience antique des « aphrodisia » (les plaisirs charnels tels qu’ils sont encadrés, régulés par des conseils médicaux – sur le moment, la fréquence, lesquels varient selon les âges, etc. – ou encore des préceptes philosophiques pouvant porter par exemple sur le comportement sexuel dans le mariage). L’expérience de la chair est le lieu d’une expérience nouvelle, spécifique, marquée par une mystique de la virginité, une conception inédite de la sexualité du couple marié dans laquelle il s’agit essentiellement de prendre soin de la continence de l’autre, mais aussi une invitation à scruter ses propres désirs pour y déceler la trace d’une tentation démoniaque.

L’enjeu théorique vise-t-il à montrer le rôle prescripteur et constant qu’a joué la religion en matière de comportements sexuels ?

FRÉDÉRIC GROS L’enjeu le plus important consiste tout d’abord à dépasser un malentendu persistant qui consiste à résumer la doctrine chrétienne en matière de sexualité à la culpabilité et à l’interdit. Le christianisme aurait rendu notre chair triste. Foucault rappelle d’abord que les grands principes d’austérité sexuelle (finalité exclusivement procréatrice de l’acte sexuel, obligation de fidélité dans le cadre du mariage, disqualification des amours homosexuelles) avaient déjà été formulés par les philosophes païens et qu’ils sont d’une régularité étonnante à travers l’histoire…

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