« Les Antilles en clair-obscur »

Quand l’identité antillaise vacille : la créolité devient un mirage , et le métissage culturel inopportun de sens !

— Par Jean-Marie Nol —

Les sociétés antillaises sont aujourd’hui traversées par des lignes de fracture identitaires de plus en plus vives, qui remettent en cause leur cohésion et leur capacité à faire société dans un nouveau contexte de créolisation. Parmi ces tensions invisibles mais profondes, une réalité souvent éludée mérite d’être mise en lumière : celle des couples mixtes et des enfants métis, pris dans un entre-deux inconfortable, à la fois révélateurs du potentiel relationnel du monde créole et victimes d’un rejet implicite pour de sombres raisons de pureté identitaire . Dans un contexte marqué par l’angoisse du déclassement culturel, ces familles mixtes, loin d’incarner une synthèse harmonieuse, deviennent parfois le miroir des contradictions non résolues : ils dérangent, car ils bousculent les frontières identitaires figées, remettent en cause les assignations ethniques, et perturbent les grilles de lecture simplistes sur le “nou” et le “yo ”. Plutôt que d’être accueillis comme les vecteurs d’une société réconciliée, ils deviennent le symptôme d’un malaise collectif, celui d’une Antillanité en quête de pureté imaginaire, prise de vertige face à la fluidité de la créolisation. Or, ce rejet larvé du métissage sur les terres mêmes qui en sont historiquement issues témoigne d’un trouble plus large : l’incapacité actuelle des Antilles à s’approprier leur propre complexité. C’est dans cette impasse que se noue la crise de la créolité victime de recomposition sociologique de la famille et surtout de la question foncière .

Les sociétés antillaises, prises dans les mailles d’une modernité déstabilisante, se trouvent aujourd’hui à la croisée des chemins avec la déliquescence de la cellule familiale classique aux Antilles et la montée en puissance de la monoparentalité . La question identitaire, nourrie par l’histoire complexe du colonialisme, de l’esclavage et de l’assimilation républicaine, se heurte désormais à un double mur : celui de la crise française généralisée et celui, plus insidieux, du vide symbolique aux Antilles que laisse l’échec d’un véritable projet de créolisation. Le concept de créolité, autrefois porteur d’espoir et de régénération culturelle, semble s’être embourbé dans les sables mouvants d’une réalité sociale, politique et économique instable, où les repères collectifs se délitent et où la jeunesse, en manque de boussole, regarde ailleurs. Et de fait, j’analyse un des aspects de la violence aux Antilles comme étant en lien avec une crise identitaire qui rentre frontalement en lutte avec le refus du métissage culturel considéré comme une forme de dilution de la pureté identitaire antillaise à l’instar de l’exemple du retour à une certaine forme de libertinage dans le carnaval et à la mode actuelle aux cheveux naturels. A force d’entendre parler de « nappyisme » sur la blogo afro et surtout avec tous ces articles de e-magazines qui annoncent que le secteur du défrisage est en crise et que les femmes portent de plus en plus leurs cheveux non modifiés chimiquement, l’on est persuadée que le monde entier était englouti par la « vague nappy » et que le métissage culturel n’avait plus droit de cité.

Et par ailleurs, pour ma part, je pense que c’est là que rentre en scène la pertinence de ce concept de la psycho- généalogie pour expliquer ce malaise diffus de la question identitaire aux Antilles .

Je soulignerais ici l’un des autres aspects de ce retournement culturel à savoir l’influence notable d’une certaine forme de musique sur les comportements, en particulier chez la jeunesse. Selon certains , la musique actuelle écoutée par de nombreux jeunes joue un rôle central dans l’exacerbation de la culture de violence aux Antilles, notamment chez les jeunes fragiles et en manque de repères , en véhiculant des modèles culturels destructeurs importés de l’extérieur. L’on pointe du doigt des genres comme le « bouyon » ou d’autres courants musicaux tels que le rap qui promeuvent des paroles et gestes violents, misogynes ou dégradants, normalisant l’usage des armes, la consommation de drogues et d’alcool, ainsi que des comportements à risque. Ces représentations, diffusées via clips, films et médias, influencent profondément les imaginaires des jeunes, qui adoptent des codes étrangers (tenues, langages, postures) imitant des modèles de gangs américains ou jamaïcains. Cette sorte d’aliénation culturelle aggrave la crise identitaire, éloignant la jeunesse de ses racines antillaises et de valeurs positives comme le respect ou la solidarité. Et  la complaisance de certains élus qui programment ces musiques lors d’événements communaux, contribuent à attiser les tensions sociales. De fait, beaucoup de gens appellent à une responsabilité collective pour promouvoir une musique qui valorise la vie, l’intelligence et la culture locale, en s’appuyant sur le riche patrimoine antillais. Les études mentionnées confirment que la musique peut apaiser ou attiser les comportements, rendant urgent un choix culturel orienté vers la construction d’une société apaisée.Pour conclure  sur ce point, je dirais que , une certaine musique, loin d’être neutre, amplifie la violence aux Antilles en modelant les aspirations des jeunes vers des valeurs destructrices.

Mais la France aussi traverse une période trouble. Les tensions politiques, les déséquilibres économiques et les fractures sociales s’y accumulent à un rythme alarmant. Et les territoires d’outre-mer, loin d’être épargnés, subissent de plein fouet ce dérèglement systémique. Mais aux Antilles, cette crise prend une couleur particulière : elle ravive les douleurs d’un passé encore vif, où l’Histoire n’a pas cicatrisé, où les silences sur la période esclavagiste et du colonialisme pèsent encore lourd, et où l’universalisme républicain se vit comme une négation des singularités culturelles. Dans ce contexte, la créolisation n’est plus une utopie éclairante, mais une énigme non résolue, un rêve suspendu entre ciel et terre, entre l’élan du Tout-Monde d’Édouard Glissant et l’âpre quotidien économique et social des Antilles françaises.

Et pourtant à la suite de la créolisation va apparaître la créolité, ce concept forgé à la fin du XXe siècle par Chamoiseau, Bernabé et Confiant, qui était pourtant porteuse d’une promesse : celle de dépasser les assignations identitaires, de faire de la diversité une richesse, de penser l’identité comme relation et non comme essence. Mais cette dynamique, si elle a pu inspirer le champ littéraire et philosophique, n’a pas su s’ancrer dans les fondations politiques, éducatives et sociales de la Martinique et de la Guadeloupe. En vérité, c’est paradoxalement dans l’Hexagone que prend corps le discours sur la créolisation et le métissage qui a pris son essor, parfois jusqu’à être récupéré par des figures politiques comme Jean Luc Mélenchon, en mal de renouvellement idéologique. Dans les Antilles, au contraire, le processus de créolisation est resté sociologiquement inachevé, empêtré dans les contradictions d’une départementalisation qui, depuis 1946, a lié les territoires ultramarins à un modèle assimilationniste  républicain rigide, souvent sourd aux particularismes.

Ce tiraillement identitaire est profondément douloureux pour la diaspora antillaise. Être Français tout en étant perçu comme autre, porter les couleurs de la République tout en sentant la distance symbolique avec la nation, constitue une fracture intime. Aimé Césaire l’avait anticipée. Ce déséquilibre identitaire, qu’il décrivait comme une aliénation, produit aujourd’hui une véritable schizophrénie collective depuis les destructions de statues . Et c’est la jeunesse qui en paie le prix fort. Formée dans une école qui a longtemps ignoré l’histoire locale, confrontée à un imaginaire désincarné, nombre de jeunes Antillais ne trouvent plus dans leur île , ni sens, ni avenir. Ils partent. Et souvent , ils ne reviennent pas.

Le phénomène de la fuite des cerveaux n’est plus marginal. Il est devenu structurel. Il révèle un malaise profond, un manque de perspectives, mais surtout un effondrement des repères identitaires. Ces départs massifs devraient faire l’effet d’un électrochoc. Ils ne suscitent pourtant qu’un silence gêné, comme si l’élite intellectuelle avait renoncé à penser l’avenir, abandonnant le terrain à des radicalités, à des replis, à des peurs. C’est dans cet entre-deux trouble que resurgissent les monstres de l’histoire : violence, haine de soi, rejet de l’autre, extrémismes. Antonio Gramsci disait : *_« Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à naître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». C’est précisément ce que vivent les Antilles aujourd’hui avec la flambée de la violence et du narco-traffic .

Ce double aveuglement – sécuritaire et économique – dessine les contours d’un risque systémique. L’autorité publique est sapée de l’intérieur, tandis que les repères collectifs se délitent. Les élites, jadis perçues comme garantes de l’intérêt général, sont désormais vues comme les complices d’un déclin qu’elles n’ont ni su ni voulu prévenir. Le divorce est consommé entre un peuple désorienté et une intelligentsia repliée sur ses certitudes.

Le cycle de l’assimilation, ouvert au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans une volonté d’égalité et d’intégration, touche à sa fin. Mais il s’effondre dans le chaos sociétal , sans que n’émerge un modèle de remplacement autre que la quête de l’évolution statutaire . Sauf que le débat public sur la thématique institutionnelle est atone, et surtout biaisé, les initiatives de refondation à partir de l’économie trop rares, les voix discordantes marginalisées. L’absence d’un véritable projet post-assimilation, d’un horizon collectif qui redonne sens au vivre-ensemble, condamne les sociétés antillaises à l’errance identitaire. La créolisation, au lieu d’être un moteur d’unité dans la diversité, devient alors une coquille vide, ou pire, un concept instrumentalisé selon les besoins politiques du moment.

Et pourtant, tout n’est pas perdu. La culture antillaise, façonnée par des siècles de résistance, de métissage, de créativité, possède en elle les germes d’un renouveau. Ce renouveau passe d’abord par une réappropriation de l’imaginaire créole par les membres de la diaspora antillaise . Il ne s’agit pas pour ceux restés sur place de se replier sur soi ni de rejeter les influences extérieures, mais de choisir, de filtrer, de reconstruire un monde symbolique où l’Antillais peut se reconnaître sans se renier. Il faut rebâtir des repères ancrés dans la réalité locale, mais ouverts à la complexité du monde. Cela exige une mobilisation collective pour refonder la culture : familles, écoles, artistes, politiques, religieux, chacun doit retrouver le courage de dire, d’enseigner, de transmettre.

Il est temps de renouer avec une parole vraie, une pensée exigeante, une volonté de réparation. Il ne s’agit plus d’espérer que le changement viendra d’en haut ou d’ailleurs, mais de comprendre que ce combat d’avenir qu’est la réalité de la force motrice du métissage est le nôtre, et que l’avenir des Antilles ne se jouera ni à Paris ni à Bruxelles, mais dans les cœurs et les esprits de ceux qui y vivent. Refuser le fatalisme, c’est choisir de rallumer la lumière, celle qui éclaire le chemin de la concorde sociale, de la fierté raciale au sens de la négritude d’Aimé Cesaire, du sens retrouvé de la pensée prospective .

Le choix de la créolisation reste possible. Mais il ne se décrète pas. Il se construit, pierre après pierre, par la parole, l’éducation, la création, la mémoire et le dialogue des cultures. À défaut, l’histoire retiendra que ceux qui auraient dû éclairer le chemin ont préféré détourner le regard. Reste à espérer que la nouvelle génération qui vient, à l’ère de l’intelligence artificielle et des révolutions technologiques silencieuses, saura retrouver le feu sacré du sens du pays . Et faire de l’utopie de la créolisation , à partir du changement de modèle économique, une réalité vivante, vibrante, réparatrice.

« Adan lavi sé yon a lot« 

Traduction littérale :Dans la vie c’est l’un et l’autre

Moralité : L’union fait la force.

 

 

 

Jean Marie Nol économiste et chroniqueur*