L’ennui d’Ivanov

— Par Jean-Pierre Han —

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L’occasion est belle de suivre les premiers pas de Tchekhov dramaturge puisque, parmi le flot ou plutôt le déluge de pièces de l’auteur russe qui sont représentées cette saison sur les scènes de l’Hexagone, Platonov et Ivanov, ses deux premiers essais théâtraux, occupent les plateaux de deux de nos théâtres nationaux, celui de la Colline et celui de l’Odéon. C’est cependant Ivanov, dont la première version date de 1887, qui est considérée comme sa première pièce, Platonov, écrite alors qu’il était encore lycéen, ayant probablement été enfouie au fond d’un tiroir et son manuscrit retrouvé seulement en 1920, bien après sa mort survenue en 1904. Mais peu importent ces précisions, ce qui est vrai, c’est que l’on trouve dans ces deux textes la genèse des thèmes et des grands personnages de son œuvre à venir. Une matière quasi brute et passionnante.

 Concernant le Platonov proposé par Rodolphe Dana et son collectif des Possédés – restons chez les Russes… –, avec une comédienne de talent, Emmanuelle devos, que le cinéma a rendue célèbre, dans un des rôles-titres (ça aide toujours pour le montage d’une production), j’ai déjà dit par ailleurs toutes mes réticences sur la représentation, je n’y reviens pas sauf à devenir franchement désagréable… Reste donc Ivanov, proclamé de facto comme événement de la saison ; on remarquera qu’il n’y a pas dans ce spectacle une seule « vedette », mais carrément toute une pléiade d’acteurs de premier plan. Son metteur en scène, Luc Bondy, n’est pas le responsable d’un toujours jeune collectif, mais tout simplement un des grands noms de la scène européenne, dont l’une des caractéristiques est justement d’avoir toujours su réunir des distributions de très haute qualité. Le directeur du théâtre de l’Odéon (nommé au détriment d’Olivier Py dans des conditions sur lesquelles nous ne reviendrons pas) avait donc, au départ, tous les atouts en main. Pas vraiment sûr qu’il ait su les utiliser à bon escient. non pas forcément par méconnaissance de l’univers tchékhovien – il a déjà monté Platonov justement il y a très longtemps, puis la Mouette plus récemment –, mais simplement parce qu’imprégné de l’univers délétère d’Ivanov, il en a appuyé le trait jusqu’à plus soif.

 Platonov et Ivanov sont des pièces qui prennent tout leur temps pour se développer ; elles sont longues, Platonov surtout qui, dans son intégralité, et dans sa version la plus brève, pourrait durer six heures, Ivanov ne faisant « que » trois heures trente, durée de la représentation de l’Odéon. Ce n’est certes pas une raison pour en accélérer le rythme, ce n’en est pas une non plus pour l’étirer comme c’est le cas dans la mise en scène de Bondy, où le temps est long, très long. On pourra toujours arguer pour sa défense que le caractère du personnage principal veut cela : Ivanov a comme largué les amarres, impossible pour lui désormais de jouer un rôle quelconque dans ce monde d’une médiocrité affligeante. Il ne croit plus en rien, comme vidé de toute vie et traîne son ennui, son mal de vivre ici et là, loin de tout, de son domicile conjugal notamment où doit rester cloîtrée sa femme, Sarah, épousée il y a cinq ans et qu’il n’aime même plus. Atteinte de tuberculose, elle est épuisée par la maladie et vit ses derniers instants… Ivanov la fuit tous les soirs pour aller retrouver une famille, plutôt une caricature de famille, dont il est le débiteur (car bien sûr les problèmes d’argent le harcèlent, lui qui ne gère plus guère ses affaires) et où la fille de la maison avec laquelle il se mariera une fois sa femme morte a décidé de le « sauver »…

 Ivanov traîne son ennui d’une scène à l’autre, le problème étant que tout est donné une fois pour toutes dès le départ et qu’à partir de là, on l’aura compris, il n’y a pas de progression dramatique. On est pour ainsi dire dans un en-soi de plomb. Micha Lescot, un excellent comédien par ailleurs, nous donne à voir le personnage d’Ivanov comme dénué de toute volonté à un tel point que l’on se demande comment il pourra trouver la force d’aller se suicider. Son ennui, tout beckettien dans les meilleurs moments (!), il ne le communique que trop bien au spectateur. Ses camarades de plateau sont eux aussi excellents comédiens, on les connaît et apprécie depuis longtemps, chacun joue sa partition de manière époustouflante (Marcel Bozonnet, Christiane Cohendy, Ariel Garcia Valdès, Laurent Grévill, Marina Hands, Chantal Neuwirth, Victoire du Bois…), mais au bout du compte cela ne reste que des numéros parce que l’ensemble ne semble pas réellement accordé et qu’il y a comme un « chacun pour soi » pour faire avancer la machine théâtrale qui, dans ces conditions, n’avance donc pas. Dommage…

Jean-Pierre Han

 Ivanov, de Tchekhov. Mise en scène de Luc Bondy. théâtre de l’Odéon-théâtre de l’Europe, jusqu’au 1er mars, puis du 7 avril au 3 mai. tél. : 01 44 85 40 40.