« Lekòl la kraze » : l’inepte et aveuglant diagnostic d’Augustin Antoine, ministre de l’Éducation nationale d’Haïti

— Par Robert Berrouët-Oriol (*) —

Inepte – Adj. / « Qui manque de capacité, qui fait preuve d’incompétence (notamment dans l’exercice d’une fonction, d’une responsabilité) ; qui est dénué d’intelligence et de jugement. (…) Qui témoigne de l’incompétence ou de la sottise de son auteur ; sans valeur » (Dictionnaire OrtoLang, Centre national de ressources textuelles et lexicales, Université de Nancy).

De gauche à droite : Sterline Civil, nouvelle directrice du Fonds national de l’Éducation (FNE) ; Augustin Antoine, ministre de l’Éducation nationale ; Didier Fils-Aimé, Premier ministre ; Fritz Alphonse Jean, président du Conseil présidentiel de transition. (Source : profil Facebook du Fonds national de l’Éducation, 16 mai 2025.)

Paru en Haïti dans Le National du 20 août 2025, l’article de Pierre Richard Raymond a pour titre « La confession du ministre : l’évaluation accablante d’Antoine Augustin sur l’effondrement éducatif d’Haïti ». Cet article a le mérite de mettre en lumière les dits, les non-dits, les esquives, les boniments, le cabotinage, les lacunes ainsi que le lourd défaut de capacité analytique du sociologue Augustin Antoine, ministre de l’Éducation d’Haïti, repérable dans son « cri d’alarme » verbalisé sur YouTube il y a un mois. Le mantra du ministre –qui se livre à un rachitique, verbeux et borgne « diagnostic » de l’échec de l’École haïtienne–, semble à première vue hallucinant tant il se pare des habits élimés d’un aveu d’impuissance : « Lekòl la kraze ». L’inepte et aveuglant « diagnostic » d’Augustin Antoine surprend d’autant plus que le ministre-homme-d’État s’exprime, ingénument, comme s’il effectuait de l’extérieur le « bilan » de l’effondrement du système éducatif national dont il a pourtant la charge depuis sa nomination au poste de ministre, en juin 2024, par le PHTKiste Gary Conille. Vieux routier de la scène politique haïtienne, Gary Conille, l’un des « stratèges » du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, est demeuré fidèle au positionnement politique que désigne l’expression « Apre nou se nou ». Il a été nommé Premier ministre d’Haïti une première fois en octobre 2011 durant la présidence de Michel Martelly et une seconde fois en juin 2024. « Apre nou se nou » : homme du sérail duvaliériste, Gary Conille est le fils du docteur Serge Conille, qui fut ministre de la Santé durant la dictature de Jean-Claude Duvalier. « Apre nou se nou » : le docteur Rony Gilot, l’homme à tout faire de Duvalier père et fils, autoproclamé « historien », est l’auteur de plusieurs ouvrages révisionnistes de réhabilitation de quelques grosses pointures du duvaliérisme. Sur le registre d’une consanguinité politique naturelle, le tonton-macoute Rony Gilot a été directeur de cabinet de… Gary Conille auquel il a dédié l’un de ses livres flagorneurs, « Au gré de la mémoire – Garry Conille ou le passage d’un météore », publié en 2012 aux Éditions des Antilles S.A. (voir le compte-rendu analytique de cet ouvrage par Leslie Péan, « Haiti-Politique : Garry Conille, météore ou météorite ? », AlterPresse, 25 mai 2012). 

« Apre nou se nou »… Il est utile de rappeler que le duvaliériste Rony Gilot, actif homme politique, a été élu à trois reprises, entre 1973 et 1986, député inamovible de la circonscription Thiotte–Grand-Gosier et Anse-à-Pitre. Il fut également ministre de la Coordination et de l’Information entre 1978 et 1979 sous la présidence de Jean Claude Duvalier. Rony Gilot a été directeur de cabinet des présidents de la Chambre des députés pour la période allant de 2006 à 2011. Il est l’auteur notamment de « Au gré de la mémoire » : Henri Namphy, ou le rhum amer de la bamboche démocratique », 2019 ; « Roger Lafontant ou la destinée tragique d’un fauve politique », 2013 ; « Leslie Manigat ou les fortunes du risque calculées », 2015 ; « François Duvalier, le mal aimé », 2006 ; « Jean Claude Duvalier ou l’ingénuité captive », 2010 ; « Prosper Avril ou l’ambition fracassée », 2016 (ouvrages publiés en autoédition, Le Béréen, Port-au-Prince).

L’aveu d’impuissance du ministre Augustin Antoine, « Lekòl la kraze », apparaît donc sous la plume de Pierre Richard Raymond dans son article « La confession du ministre : l’évaluation accablante d’Antoine Augustin sur l’effondrement éducatif d’Haïti ». En voici une synthèse.

<« Un système en chute libre »

« Les mots d’Augustin [Antoine] dressent le tableau d’un effondrement éducatif complet : « Gangs ap fleuri e etidyan yo fou, lekòl la efondre lontan. Pa gen lwazi, pa gen okenn lòt aktivite pou etidyan yo. Lekòl la kraze » (…) Ce n’est pas simplement une critique –c’est [l’aveu] que sous sa direction, les organisations criminelles ont remplacé les institutions éducatives comme influence principale sur la jeunesse haïtienne. (…)

« Le problème de tout le monde sauf le sien ». Augustin Antoine se place en dehors de son « diagnostic » de l’échec de l’École haïtienne et « oublie » d’en analyser les causes politiques.

En effet « (…) nulle part dans sa condamnation générale, Augustin [Antoine] ne reconnaît son rôle en tant que personne responsable de prévenir exactement ce scénario. » (…) Dans ce qui ne peut être décrit que comme une abdication extraordinaire du leadership, Augustin [Antoine] répand le blâme partout sauf dans son propre bureau. « Kanpé la ! Fòk nou rebat kat la » plaide-t-il, comme s’il était un observateur extérieur plutôt que la personne qui tient les cartes. » (…) La dernière déflexion d’Augustin [Antoine] est peut-être la plus révélatrice : « La condition de l’éducation ne concerne pas seulement l’État mais la société en général… les journalistes, les parents, les enseignants ». Bien que le soutien sociétal soit effectivement crucial, cette déclaration du ministre de l’Éducation sonne remarquablement comme [le déni d’un] blâme pour ses propres échecs institutionnels. » « (…) Bien qu’Augustin identifie correctement [sic] les problèmes –le recrutement de gangs en l’absence d’écoles, l’argent des impôts gaspillé, les institutions brisées, les familles désespérées– il n’offre aucune solution, aucune responsabilité, et aucun sens qu’il porte une quelconque responsabilité pour la crise (…) qu’il décrit [de manière] si éloquente [sic]. Ses mots servent à la fois d’acte d’accusation accablant du système éducatif d’Haïti et d’aveu involontaire de son propre échec à le diriger. En cherchant à blâmer tout le monde, des parents aux journalistes, Augustin [Antoine] révèle la pauvreté du leadership qui a permis aux écoles d’Haïti de devenir « lekòl kraze » –et à ses enfants de devenir les victimes d’un système dirigé par des fonctionnaires qui observent son effondrement plutôt que de l’empêcher. »

Hors sol, un ministre observateur et lanceur d’alerte

Pierre Richard Raymond précise très justement que « Tout au long de sa présentation, Augustin [Antoine] parle comme s’il était un étudiant universitaire préoccupé par la crise éducative d’Haïti plutôt que [comme un] fonctionnaire gouvernemental ayant le pouvoir et la responsabilité [d’apporter des solutions]. Son détachement clinique des problèmes qu’il devrait résoudre révèle soit une conscience de soi stupéfiante [sic], soit un manque de responsabilité à couper le souffle. »

L’article de Pierre Richard Raymond, « La confession du ministre : l’évaluation accablante d’Antoine Augustin sur l’effondrement éducatif d’Haïti », en dépit de ses qualités, comporte d’évidentes lacunes, en particulier (1) l’absence d’une analyse des rapports de force politiques au creux desquels se situe le ministère de l’Éducation nationale ; (2) la mainmise du PHTK néo-duvaliériste sur le ministère de l’Éducation nationale qui s’est récemment illustrée par la nomination-imposition de Sterline Civil propulsée par le PHTKiste Claude Joseph au poste de directrice générale du Fonds national de l’éducation ; (3) le désaveu public, par le Conseil présidentiel de transition, de la plainte formelle déposée par Augustin Antoine auprès de la Cour supérieure des comptes ; (4) l’impossibilité pour Augustin Antoine de diriger le Conseil d’administration du FNE comme la Loi du 17 août 2017 l’y autorise : le Fonds national de l’éducation est UN ÉTAT DANS L’ÉTAT et il ne rend compte qu’au PHTK néo-duvaliériste. NOTE – Selon la Loi du 17 août 2017 le Fonds national de l’éducation est placé sous la tutelle du ministère de l’Éducation (article 2) ; le ministre de l’Éducation nationale est membre du Conseil d’administration du FNE (article 6) ; la présidence du Conseil d’administration du FNE est assurée par le ministre de l’Éducation nationale et la vice-présidence par le ministre des Finances (article 7).

Il y a lieu de rappeler que le ministre de l’Éducation nationale Augustin Antoine a officiellement déposé le 9 octobre 2024 une demande d’audit financier et administratif auprès de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA). Augustin Antoine a enjoint la CSCCA d’accorder « une suite urgente à cette requête » et précise que l’audit devra être effectué « au niveau du ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle ainsi que dans les directions techniquement déconcentrées et autonomes suivantes :

  • Le Programme national de cantine scolaire (PNCS) 
  • L’Unité de coordination et de programmation (UCP) 
  • La Secrétairerie d’État à l’alphabétisation (SEA) 
  • La Commission nationale haïtienne de coopération avec l’UNESCO (CNHCU) 
  • L’École nationale de géologie appliquée (ENGA) 
  • L’Institut national de formation professionnelle (INFP) 
  • L’Office national de partenariat en éducation (ONAPE) 
  • L’École nationale supérieure de technologie (ENST)
  • Le Fonds national de l’éducation (FNE) ». (Source : « Le ministre Augustin [Antoine] exige un audit financier des entités du ministère de l’Éducation nationale », Haïti express, 12 octobre 2024).

Le lourd silence du ministre Augustin Antoine sur la corruption au Fonds national de l’éducation dans son récent cri d’alarme sur YouTube

Dans son article, Pierre Richard Raymond mentionne très brièvement –sans analyser l’amplitude et la complexité de la corruption au Fonds national de l’éducation–, que « Ce qui est peut-être le plus révélateur, c’est la reconnaissance par Augustin [Antoine] d’une trahison fondamentale [sic]. Malgré la taxe de 1,50 $ collectée sur chaque transfert d’argent de la diaspora haïtienne –des fonds spécifiquement destinés à l’éducation– le système reste « principalement privé ». Des années de fiscalité n’ont produit aucune infrastructure d’éducation publique significative, laissant les familles payer deux fois : une fois par les impôts de la diaspora et encore par les frais d’école privée qu’elles ne peuvent pas se permettre. » (…) « En termes d’éducation de qualité, c’est un gaspillage d’argent », déclare Augustin, « et nous ne devons pas être surpris de voir beaucoup de jeunes dans les gangs ». Cette déclaration est particulièrement frappante venant du ministre dont le département devrait s’assurer que l’éducation ne soit pas un gaspillage d’argent. Le non-fonctionnement des écoles est devenu « un centre de reproduction pour le recrutement des gangs » — un résultat direct du vide éducatif que son ministère a échoué à combler. »

Là où Pierre Richard Raymond se cantonne à l’idée d’« une trahison fondamentale », il aurait fallu, en toute rigueur, qu’il analyse LE SYSTÈME FNE : le FNE raketè, le FNE piyajè, le FNE gran manjè, le FNE mégaloptère. Il aurait fallu, en toute rigueur, qu’il fasse la démonstration documentée que le FNE est d’abord et avant tout un vaste SYSTÈME DE CORRUPTION dont les ramifications-relais la chaîne de la corruption et ses mécanismes d’invisibilisation–, se trouvent au CONATEL, à la Banque de la République d’Haïti, dans les DDE, les Directions départementales de l’éducation, les directions des écoles publiques et privées… LE SYSTÈME FNE a été organisé et modélisé comme tel, à l’échelle nationale, par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste de 2011 à 2017 et de 2017 à nos jours : ainsi s’explique le lourd silence du ministre Augustin Antoine sur la corruption au Fonds national de l’éducation dans son récent cri d’alarme sur YouTube. RAPPEL – D’avril 2024 à nos jours, nous avons amplement analysé LE SYSTÈME FNE la chaîne de la corruption et ses mécanismes d’invisibilisation–, dans les articles suivants :

1Le Fonds national de l’éducation en Haïti, un système mafieux de corruption créé par le PHTK néo-duvaliériste, Rezonòdwès, 20 avril 2024.
2La corruption au Fonds national de l’éducation en Haïti : ce que nous enseignent l’absence d’états financiers et l’inexistence d’audits comptables entre 2017 et 2024, Madinin’Art, 3 mai 2024.   

3 En Haïti le Fonds national de l’éducation, haut-lieu de la corruption, tente de s’acheter une impunité « à vie » à Radio Magik9, Haïti Inter, 7 janvier 2025.

4En Haïti, la corruption généralisée au Fonds national de l’éducation met encore en péril la scolarisation de 3 millions d’écoliers , Rezonòdwès, 18 février 2025.

5Le parachutage de Sterline CIVIL à la direction du Fonds national de l’éducation : vers le renforcement de la corruption et de l’impunité dans le système éducatif national d’Haïti, Rezonòdwès, 5 mars 2025.

6L’occultation de la corruption au Fonds national de l’éducation : nouvelles acrobaties de Sterline Civil, profuse « missionnaire » du PHTK néo-duvaliériste , Rezonòdwès, 17 juin 2025.

7 Corruption, détournement de fonds publics, népotisme : le Fonds national de l’éducation défie et échappe encore à la Justice haïtienne, Rezonòdwès et Madinin’Art, 21 et 22 août 2025.

L’on observe que le ministre Augustin Antoine, qui avait déposé une demande d’audit financier et administratif le 9 octobre 2024 auprès de la Cour supérieure des comptes, a été désavoué par le Conseil présidentiel de transition. Dans l’engrenage des luttes de pouvoir au plus haut sommet de l’Exécutif haïtien, Augustin Antoine, réputé proche de l’Accord de Montana, a dû déposer les armes et se contenter de gérer les affaires courantes de son ministère… Devenu un haut fonctionnaire sans pouvoir décisionnel et exécutif dans le système éducatif national, incapable d’affronter les commis-rentiers du PHTK planqués à tous les étages du ministère de l’Éducation nationale et, surtout, à la direction du FNE, Augustin Antoine butte et culbute au principe de réalité : le Fonds national de l’éducation est UN ÉTAT DANS L’ÉTAT et il ne rend compte qu’au PHTK néo-duvaliériste. La PHTKiste Sterline Civil, sa nouvelle directrice adoubée par le caïd du PHTK Claude Joseph, est bel et bien la super-ministre de l’Éducation nationale, et Augustin Antoine a dû enterrer sa demande d’audit financier et administratif datée du 9 octobre 2024 auprès de la Cour supérieure des comptes : ainsi s’explique le lourd silence du ministre Augustin Antoine sur la corruption au Fonds national de l’éducation dans son récent cri d’alarme sur YouTube. Ainsi s’explique, plus largement, le lourd silence du ministre Augustin Antoine sur les causes structurelles et politiques du naufrage du système éducatif national.

Ce que le ministre Augustin Antoine tait et feint également d’ignorer, c’est le scandale des disparités salariales observables dans le système éducatif haïtien. Il est attesté qu’avec un salaire moyen estimé à 133 $ US par mois, les enseignants sont sous-payés et font face à des arriérés de salaire récurrents alors que l’actuelle directrice du FNE, Sterline Civil, perçoit un salaire mensuel de 4 875 $ US (650 000 gourdes)… Selon des documents consultés par Hebdo24, le salaire mensuel de l’ex-directeur du FNE Jean Ronald Joseph s’élèvait à 650 000 gourdes [4 875 $ US]. Additionné sur 12 mois, son salaire était de 7 millions 800 mille gourdes annuellement. De plus, les dépenses salariales au sein du bureau de monsieur Joseph totalisaient 24 millions de gourdes par an pour sept personnes, tandis que son cabinet, composé de dix-sept membres, représentait une dépense annuelle de 49 millions de gourdes. Dans ces documents figurent des noms de firmes, d’écoles, de journalistes et d’autres contractuels, qui perçoivent des sommes astronomiques pour leurs services. C’est le cas de l’ancien député Déus Déroneth, qui reçoit un montant de 350 000 gourdes à titre de contractuel » (Hebdo24, 1er avril 2024).

L’aveu d’impuissance du ministre Augustin Antoine au fil de son mantra « Lekòl la kraze » est symptomatique de l’étendue métastasée, de la puissance et de la reproduction des mécanismes d’invisibilisation de la corruption en Haïti. En effet une telle impuissance politique n’est ni fortuite ni tombée du ciel : elle est en lien étroit avec la structuration de la chaîne de la corruption et de ses mécanismes d’invisibilisation dans le système éducatif national, aussi bien au ministère de l’Éducation nationale qu’au PSUGO et au Fonds national de l’éducation. Face aux caïds-rentiers du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste qui ont dirigé l’Éducation nationale ces douze dernières années –notamment Pierre Josué Agénor Cadet et Nesmy Manigat–, et compte-tenu du rôle politique que joue encore le puissant caïd PHTKiste Claude Joseph ainsi que sa protégée, la super-ministre de l’Éducation nationale la PHTKiste Sterline Civil, Augustin Antoine a les mains liées et il est certainement un ministre en sursis… Cela se vérifie également au chapitre de l’aide internationale au secteur de l’éducation, cette aide, source d’enrichissement, étant l’objet de l’attention soutenue des caïds-rentiers du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste.

L’aide internationale au système éducatif haïtien, une intarissable « poule aux œufs d’or »

Le système éducatif national est un espace de pouvoir, un terrain fertile où affluent de manière constante les millions de dollars et d’euros de l’aide internationale que les caïds-rentiers du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste et leurs alliés n’ont de cesse de lorgner en vue de détourner les budgets affectés à divers programmes…

La valse des millions de dollars et d’euros déversés depuis plusieurs décennies dans le système éducatif national a son vocabulaire, créole et français, qui témoigne de la permanence d’un phénomène qui figurera un jour prochain dans tous les manuels de sociologie politique et des sciences de l’éducation : l’« échec scolaire ». Échec non pas des élèves mais plutôt échec d’un système scolaire, qui enfante celui des élèves, échec de l’École haïtienne à tous les étages de l’édifice alors même que le système éducatif haïtien n’a pas cessé d’être amplement financé au fil des ans par les puissantes institutions internationales afin de colmater les mêmes failles, les mêmes maux pareillement diagnostiqués il y a dix, vingt, trente, quarante ans… Le ministère de l’Éducation nationale d’Haïti et les puissantes institutions internationales qualifiées de « partenaires » (ou de « partenaires techniques financiers », PTF) ont donc en commun le même vocabulaire, qui comprend de belles trouvailles lexicographiques : « réforme »/« refòm », « réformer »/« refòme », « réforme curriculaire »/« refòm kourikouloum », « gouvernance »/« gouvènans », « appui à la gouvernance », « éducation de qualité », « éducation équitable », « éducation durable », « appui budgétaire », « financement de l’éducation », etc. La fonction référentielle du dispositif énonciatif des puissantes institutions internationales présentes dans le système éducatif haïtien –notamment le Partenariat mondial pour l’éducation, la Banque mondiale, l’Union européenne, la Banque interaméricaine de développement et l’Agence française de développement–, se résume à un simple mais efficace énoncé : « appuyer la réforme de l’éducation en Haïti ». C’est le sésame par excellence, le mot de passe totémique qui traverse le temps, qui s’accommode de tous les régimes politiques et qui garantit une toute œcuménique adhésion et du côté haïtien et du côté de l’International. Toutefois, les analystes du secteur de l’éducation sont unanimes : les institutions internationales « partenaires » d’Haïti, dans leur volonté de « réformer la réforme » du système éducatif national, détournent le regard des « dérangeants » rapports de l’ULCC (l’Unité de lutte contre la corruption) sur le phénomène de la corruption systémique en Haïti. Au motif de l’urgence de voler au secours d’un système éducatif en constante chute libre, les institutions internationales « partenaires » d’Haïti s’interdisent de lire des diagnostics aussi « subversifs » que celui de Transparency International intitulé « La corruption dans le secteur éducatif / Document de travail » publié en avril 2007. Cette ample analyse-diagnostic de la prévalence, à l’échelle internationale, du phénomène de la corruption dans le secteur éducatif expose un éclairage sur ses composantes à plusieurs niveaux : politique, administratif et au sein des écoles.

L’extraordinaire consensus observé en Haïti au sujet des interventions financières des puissantes institutions internationales dans le secteur de l’éducation nationale est ici illustré à l’aide de quelques annonces publiques. Au moment de la révision de la version finale du présent article, nous n’avons pas trouvé un document-synthèse qui identifie avec précision la totalité des interventions des institutions internationales dans le système éducatif haïtien au cours des douze dernières années (nombre total, années d’exécution, objectifs déclarés, montants effectivement décaissés, mécanismes de contrôle des interventions, audits administratifs et financiers). Voici quelques annonces d’interventions de l’International dans le système éducatif national :

  1. « Le Partenariat mondial pour l’éducation approuve un financement pour aider à faire avancer la réforme de l’éducation en Haïti ». « Le Partenariat mondial pour l’éducation (GPE) a approuvé le 22 juin 2021 un financement de 16,5 millions de dollars US pour aider à faire avancer la réforme de l’éducation en Haïti à travers le projet Promotion d’un système éducatif efficace en Haïti. » (Source : site du PME/GPE, 4 juillet 2021)
  2. « La Banque mondiale approuve un financement additionnel de 90 millions de dollars américains pour le secteur de l’éducation en Haïti ». (Source : site de la banque mondiale, 7 mars 2022)
  3. « Éducation sans délai » annonce une subvention à effet catalyseur de 11,8 millions de dollars É.-U. consacré à un programme pluriannuel de résilience en Haïti ». (Source : « Éducation sans délai » / « Education Cannot Wait », 3 octobre 2022). 
  4. « Promoting a more Equitable, Sustainable and Safer Education » – « Objectif de développement » [« Promouvoir une éducation plus équitable, plus durable et plus sûre »]. Coût total du projet : 105.60 millions $ USD, approuvé le 25 juin 2021 ; montant engagé : 15.60 millions $US. (Source : site de la Banque mondiale)
  5. « L’UE [l’Union européenne] approuve un financement de 30 millions d’euros en appui au système d’éducation public ». (Source : Le Nouvelliste, 13 juillet 2023)
  6. « Le gouvernement Haïtien et l’UE signent une convention de financement du programme « Éducation pour vivre ensemble ». Montant : 18 millions d’Euros. (Source : Délégation de l’Union européenne en République d’Haïti, 13 décembre 2023). 
  1. « Signature du projet Lekòl nou : l’Afd [Agence française de développement] renouvelle son engagement en faveur d’une éducation de qualité en Haïti » (site de l’Agence française de développement, 25 avril 2022) : « Le lancement du programme Avni nou, auquel sera étroitement associé le ministère de l’Éducation et de la formation professionnelle, signe l’engagement continu de la France en Haïti à travers l’AFD à soutenir les efforts des autorités publiques et de la société civile en faveur d’un système éducatif de qualité en Haïti. Le programme s’élève à 12 millions d’euros, dont 3 millions d’euros pour le projet Lekòl nou, porté par la FOKAL. Avec 37 millions d’euros d’engagements en faveur de l’éducation et de la formation professionnelle en Haïti, l’AFD est le principal bailleur de fonds bilatéral du secteur et confirme la priorité accordée à l’éducation par l’AFD et la France en Haïti ».
  1. « Projet d’appui au plan et à la réforme de l’éducation en Haïti (APREH). Montant : 24 250 000 $ US ; date d’entrée en vigueur : 5 mars 2015 ; durée : 4 ans ; bailleur : Banque interaméricaine de développement (BID).

Cet échantillon d’annonces, qui n’a qu’une valeur illustrative, totalise la somme de 345,15 millions là où, selon des observateurs familiers de la coopération bi/multilatérale, les sommes consenties à Haïti dans le domaine de l’éducation seraient beaucoup plus élevées et se chiffreraient en plusieurs milliards de dollars rien que pour la dernière décennie… À la lecture des huit formidables annonces des agences internationales que nous venons de citer –elles administrent et répartissent, selon leurs propres critères, d’énormes ressources financières–, l’on pourrait être tenté de croire que le système éducatif haïtien, amplement financé au fil des ans, serait enfin parvenu à l’étape tant attendue de sa modernisation et de son efficacité : les 3 millions d’élèves du pays seraient donc désormais scolarisés dans des écoles électrifiées et bien pourvues de bibliothèques, de sanitaires, de cantines scolaires et d’espaces sportifs ; les enseignants seraient maintenant bien formés grâce aux programmes mis en œuvre ou appuyés par le ministère de l’Éducation et ils recevraient enfin leur maigre salaire sur une base régulière ; les élèves disposeraient de manuels scolaires divers et de grande qualité rédigés dans les deux langues officielles du pays ; le taux élevé de réussite aux examens officiels battrait tous les records d’année en année ; la généralisation de l’accès à l’Internet haute vitesse serait assurée dans toutes les écoles du pays… Et le système éducatif national –44 ans après l’inaboutie réforme Bernard de 1979 et 38 ans après la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987–, disposerait enfin de sa première « Loi d’aménagement des deux langues officielles dans l’École haïtienne » découlant du premier « Énoncé de politique linguistique éducative d’Haïti »…

Le ministre de l’Éducation nationale Augustin Antoine, en proférant son « cri d’alarme » sur YouTube il y a un mois, avait-il dans son rétroviseur cet ensemble de données ? Rien n’est moins sûr…

« Lekòl la kraze » : en proférant cet inepte et aveuglant diagnostic, le ministre de l’Éducation nationale d’Haïti a ingénument chanté les funérailles de l’École haïtienne… L’affligeante perspective qu’il offre aux 3 millions d’enfants en cours de scolarisation dans le système éducatif national est celle de la démission, de la promotion de la défaite là où il aurait fallu tracer la voie en lien avec le Préambule et l’article 32 de la Constitution de 1987 qui consigne un droit fondamental : le droit à l’éducation et l’obligation impartie à l’État et aux collectivités locales d’en assurer l’effectivité. L’on observe que le sociologue Augustin Antoine, pourtant habitué grandes démonstrations de l’analyse sociologique, ne situe pas son indocte diagnostic dans la perspective de l’établissement de l’État de droit et de la refondation de l’École haïtienne. L’on observe, à ce niveau, qu’Augustin Antoine se garde de faire le lien entre son indocte constat, « Lekòl la kraze », et la criminalisation/gangstérisation du pouvoir d’État ainsi qu’avec le démantèlement ces douze dernières années des institutions de l’État par les autoproclamés « bandits légaux » du PHTK néo-duvaliériste. Or il est attesté que la criminalisation/gangstérisation du pouvoir d’État, le démembrement de l’Administration publique et le chaos dû à l’action violente des gangs armés ont de lourdes conséquences sur la scolarisation de 3 millions d’élèves dans l’École haïtienne : il en résulte la fermeture de nombreuses écoles, la migration forcée d’un nombre élevé de familles d’un quartier à un autre, d’une zone géographique à une autre ainsi que le pillage et la destruction de nombreuses écoles

L’on observe que la criminalisation/gangstérisation du pouvoir d’État à des fins de captation frauduleuse et à grande échelle des ressources financières du pays constitue l’une des caractéristiques majeures du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. (NOTE — Sur la criminalisation du pouvoir d’État voir l’article de Jean-François Gayraud et Jacques de Saint-Victor, « Les nouvelles élites criminelles. Vers le crime organisé en col blanc », revue Cités 2012/3, no 51 ; voir aussi « La criminalité en ‘’col blanc’’, ou la continuation des affaires… », Le Monde diplomatique, mai 1986 ; voir également l’article de haute facture analytique de l’économiste Thomas Lalime, « Haïti : la gangstérisation de la politique ou la politique de gangstérisation ? », Le Nouvelliste, 14 mai 2019.) Phénomène politique et social aujourd’hui profondément imbriqué dans la société haïtienne tout entière, la criminalisation du pouvoir d’État, qui sert également d’adjuvant opérationnel à la sous-culture de l’impunité, a été étudiée par le sociologue Laënnec Hurbon. Directeur de recherches au CNRS (Paris) et enseignant-chercheur à l’Université d’État d’Haïti, le sociologue Laënnec Hurbon est l’auteur, sur la problématique du « banditisme légal » et de la criminalisation du pouvoir d’État, d’un article fort éclairant, « Pratiques coloniales et banditisme légal en Haïti » paru dans Médiapart le 28 juin 2020. (Sur la notion de « bandits légaux », voir aussi le remarquable article de Jhon Picard Byron, enseignant-chercheur à Université d’État d’Haïti » : « Haïti : comment sortir de la terreur criminelle et aveugle instaurée par les “bandits légaux” ? », AlterPresse, 29 août 2022). Pour sa part, le politologue Frédéric Thomas du CETRI, le Centre tricontinental basé à l’Université de Louvain, est l’auteur d’un article lui aussi de grande facture analytique, « Haïti, État des gangs dans un pays sans État » (CETRI, 7 juillet 2022). Dans cet article Frédéric Thomas précise de manière fort pertinente que « Pour qualifier la situation, le Réseau national de la défense des droits humains (RNDDH) parle de « gangstérisation de l’État comme nouvelle forme de gouvernance ». (…) Ce banditisme d’État jette une lumière crue, non seulement sur le pouvoir haïtien, mais aussi sur la diplomatie internationale ; sur son soutien sans faille aux gouvernements de Jovenel Moïse, hier, et d’Ariel Henry, aujourd’hui. À rebours du mythe d’un pays « sans État », il met en évidence la confiscation des instances et fonctions étatiques – y compris la police – par une élite corrompue, et l’aspiration frustrée de la majorité des Haïtiens et Haïtiennes à bénéficier d’institutions publiques, qui les représentent et soient à leur service ». (NOTE — En ce qui a trait à la sous-culture de l’impunité, voir l’article « Justice : le sociologue Laënnec Hurbon dénonce une pérennisation de l’impunité en Haïti » paru en Haïti le 2 octobre 2017 sur le site AlterPresse. Voir également le rigoureux et fort bien documenté « Mémoire du Collectif contre l’impunité et d’Avocats sans frontières Canada portant sur la lutte contre l’impunité en Haïti – 167ème audience de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme » daté du 2 mars 2018.)

« Lekòl la kraze » ? Les effets directs de la situation politique du pays sur la scolarisation de 3 millions d’élèves haïtiens a fait l’objet de plusieurs alertes à l’échelle internationale. Ainsi, « En 2025, Haïti est confronté à une urgence éducative d’une ampleur sans précédent. Une violence des gangs incessante, une instabilité politique persistante et une crise humanitaire en spirale ont conduit à la fermeture de plus de 1 600 écoles, laissant des centaines de milliers d’enfants en dehors des salles de classe. Cette situation menace non seulement l’avenir d’une génération entière, mais expose également les enfants à de graves dangers, notamment le recrutement par des groupes armés, la violence sexuelle et l’exploitation. Les organisations internationales, les agences des Nations Unies et les défenseurs des droits de l’enfant lancent des alertes urgentes et appellent à l’action alors que le système éducatif haïtien est au bord de l’effondrement. (…) La violence a provoqué des déplacements massifs : plus d’un million d’Haïtiens ont dû fuir leur domicile, nombre d’entre eux se réfugiant dans le Sud et le Sud-Est, où plus de 260 000 PDI sont arrivées, saturant les ressources locales et aggravant la pression sur le système éducatif. [PDI : « Personne déplacée à l’intérieur de son propre pays ».] (…) La fermeture des écoles expose les enfants à de multiples risques. Selon l’UNICEF 1,2 million d’enfants haïtiens vivent désormais sous la menace constante de la violence armée, tandis que trois millions nécessitent une aide humanitaire urgente en 2025. Les dangers sont bien réels : recrutement par des gangs, violences sexuelles, traite, et malnutrition. Une évaluation menée par Plan International révèle que plus de 90 % des enfants dans les sites de PDI ont été privés de leur droit fondamental à l’éducation en raison de l’insécurité. (…) Les attaques contre les établissements scolaires sont incessantes. En janvier 2025 seulement, des groupes armés ont détruit 47 écoles dans la capitale. En 2024, 284 écoles ont été totalement détruites, et des centaines d’autres endommagées ou rendues inutilisables. Des vidéos et des témoignages décrivent des enfants allongés sur le sol des salles de classe, paralysés par la peur pendant les attaques –une preuve glaçante des traumatismes qui dépassent largement la simple perte des lieux d’apprentissage. (…) La violence a forcé de nombreux enseignants à fuir, privant les enfants d’un accès à l’éducation. Les rares écoles encore ouvertes sont surpeuplées et dépourvues de commodités de base comme des chaises, des tableaux ou des toilettes. Les enseignants restants peinent à se rendre à leur travail en raison de l’insécurité, tandis que beaucoup ne sont pas rémunérés depuis des mois. Déjà affaibli par des catastrophes naturelles et un sous-financement chronique, le système éducatif est désormais en état de quasi-paralysie » (voir l’article « Fermetures d’écoles en Haïti : une crise humanitaire et des droits de l’enfant », Geneva Council for Rights & Liberties, 18 juin 2025).

« Lekòl la kraze » : en proférant cet inepte et aveuglant diagnostic, le ministre de l’Éducation nationale d’Haïti a ingénument chanté les funérailles de l’École haïtienne à qui il n’offre que l’affligeante perspective de la résignation, de la défaite et du ressassement béat des maux archi-connus du système éducatif national. En se plaçant en dehors de ce diagnostic, Augustin Antoine institue la confusion et s’oppose à une rigoureuse analyse du système éducatif national. Il contribue ainsi à alimenter la descente aux enfers de l’École haïtienne qui, aux yeux des commis-rentiers du PHTK, n’est que le « terrain de jeu » d’une ample prévarication, d’une systémique de la corruption et du détournement de fonds publics à l’œuvre au PSUGO, au ministère de l’Éducation nationale et au Fonds national de l’éducation.

Linguiste-terminologue
Conseiller spécial au Conseil national d’administration
du Regroupement des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH)
Konseye pèmanan, Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti (APKA)
Montréal, le 25 août 2025