Le vote fertile du peuple grec

— Par André Lucrèce * —
grece_lagardeSaluons d’abord cette éclosion de courage – en dépit de toutes les pressions et de tous les excès de langage – afin de faire face à une tentative consistant à réduire un peuple à l’impuissance et à l’acquiescement aux injonctions des puissants. Ces injonctions les plus folles, les plus irresponsables et les plus perverses constituaient un curieux mélange d’irrespect et de cruauté qui méritaient d’être rejeté par le peuple grec.
Mais pourquoi s’intéresser à la crise entre la Grèce et l’Europe, question qui pourrait nous paraître lointaine et extérieure à nos préoccupations ?
D’abord parce que la Grèce se trouve dans une situation qui n’est pas si éloignée de la nôtre : une économie en grande difficulté, un chômage à 28% (24% chez nous), 60% pour ce qui est du chômage des jeunes, le même taux en ce qui nous concerne, des inégalités sociales criantes, une jeunesse aux abois. Ensuite parce que les leçons de l’histoire sont toujours instructives.
Certes, la Grèce est un pays souverain. Et c’est bien là le problème.
Car à travers la crise gréco-européenne, nous assistons à une forme d’agression contre la souveraineté d’un pays et contre son gouvernement démocratiquement élu, sous prétexte que ce pays est en difficulté et que l’Europe, la Banque Centrale Européenne et le FMI se portent prétendument à son secours.
Mais l’Europe elle même, aujourd’hui drapée dans une inflexibilité dérisoire, n’a-t-elle pas contribué à cette situation catastrophique ? Un bilan de l’aide européenne à la Grèce tend à montrer que cette aide n’a été précédée d’aucune analyse raisonnable de la situation de ce pays, qu’elle n’a été accompagnée d’aucun contrôle sérieux, qu’elle a reposé sur des choix douteux, qu’elle a consisté à aider des secteurs qui n’ont rien apporté au peuple grec. L’exemple des infrastructures portuaires, « offertes » aux riches armateurs grecs, qui se sont dispensés de payer des impôts, est sans doute l’un des plus criants, mais il n’est pas le seul. En réalité, ce qui est essentiel pour un pays, et l’Europe ne s’en est pas préoccupé, c’est que cette aide alimente des investissements pour l’avenir.
En appliquant au peuple grec le principe de Saint-Just « Ou les Vertus ou la Terreur », l’Europe – entendre ici les instances dirigeantes sous l’influence de l’incontournable Mme Merkel -, oublie de balayer devant sa porte.
Le résultat du référendum peut être considéré comme une défaite pour Mme Merkel, pour son ministre de l’économie, ainsi que pour Jean-Claude Junker, le président de la Commission européenne, lequel s’était très imprudemment engagé avec véhémence pour le oui au référendum. On peut d’ailleurs s’interroger sur la légitimité morale que peut avoir Jean-Claude Junker à donner au gouvernement légitime de la Grèce des leçons de bonne conduite, lui qui, d’abord en tant que ministre des finances, puis en tant que 1er ministre du Grand duché de 1995 à 2013, était aux affaires au moment même où un vaste système d’évasion fiscale s’organisait au Luxembourg, lui qui a reconnu à ce propos, je cite « être politiquement responsable ».
Ce sont ces personnes, championnes de l’austérité et de l’orthodoxie budgétaire, qui ont refusé les amendements proposés par Alexis Tsipras, lequel était près à accepter le plan de l’Europe, à condition qu’il soit accompagné d’aides nouvelles et d’une restructuration de la dette. Cette restructuration de la dette est et demeure, il faut en convenir si on veut avancer, absolument CAPITALE et INCONTOURNABLE.
Devant l’intransigeance des instances européennes, Tsipras s’est rendu à l’évidence : ce que recherchaient ces instances c’était la déstabilisation d’un gouvernement démocratiquement élu. Il dénonce alors « l’obsession de certains représentants institutionnels qui insistent sur des solutions déraisonnables en se montrant indifférents à l’égard des récentes élections législatives en Grèce ».
Le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz dit la même chose. Il fustige ce qui est pour lui « l’antithèse de la démocratie ». « De nombreux leaders européens, dit-il, veulent voir la fin du gouvernement de gauche mené par Aléxis Tsipras. » Et il ajoute : « Soyons clairs : la Grèce n’a profité de presque aucune des sommes qui lui ont été prêtées. Elles ont servi à rembourser les créanciers du secteur privé – dont les banques allemandes et françaises. La Grèce a obtenu guère mieux que des miettes, mais a payé un énorme prix pour préserver les systèmes bancaires de ces pays. Le Fonds monétaire international et les autres créanciers ‘officiels’ n’ont pas besoin de l’argent qui est demandé. » Il s’agit pour lui « de pouvoir et de démocratie, bien plus que de monnaie et d’économie. » Ainsi dites, les choses sont claires.
Autre prix Nobel d’économie, Paul Krugman, qui soutient la position du 1er ministre grec, estime que «l’économie grecque s’est effondrée principalement à cause des mesures d’austérité imposées à la Grèce». Puis il s’étonne : « Comment a-t-on pu arriver à une telle catastrophe qui voit une dette exploser à 170% du PIB ? A cause d’une politique d’austérité sauvage ». Et il n’hésite pas à dénoncer le régime infligé à la Grèce par la Troïka.
Une sauvagerie, c’est bien le mot qui convient à ce qui s’apparente à une attaque politique sans grandeur contre la démocratie, une agression noyée dans un effluve d’orthodoxie et qui est venue s’échouer lamentablement au pied de l’Acropole.
Sauf qu’aujourd’hui, ce ne sont plus les dieux et les déesses, encore moins les centaures, qui occupent ces œuvres symboliques de la somptueuse antiquité de la Grèce. Aujourd’hui, à la tête de cette Grèce en souffrance, un jeune homme lucide et rebelle refuse de conduire son peuple à la mendicité – baisse des retraites, diminution des salaires, suppression des aides aux plus démunis lui sont aujourd’hui encore exigées – et de céder à la machinerie chimérique d’une certaine idée de l’Europe.
C’est donc une exigence vitale contre le saccage, une révolte de protection qu’a approuvée le peuple grec par son vote désormais fertile. Fertile, à condition que les instances européennes ne s’entêtent pas à suivre cette voie autoritaire et suicidaire sur laquelle elles se sont engagées.
* André LUCRECE, Ecrivain, Sociologue.

Le 07/07/2015