« Le traitement réservé à Danièle Obono est une offense faite aux femmes, à toutes les femmes »

— Collectif —

Pour la philosophe Martine de Gaudemar, qui est à l’initiative d’un texte signé par plus de 60 intellectuels, enseignants, artistes…, l’article de« Valeurs actuelles », avec pour héroïne « de fiction » la députée française, est une humiliation de sa personne en ce qu’il la renvoie à un destin de soumission qui serait « naturel ».

Tribune. Sous couleur de fiction, la députée (La France insoumise) de la République Danièle Obono a été victime d’un traitement ignoble de la part du magazine Valeurs actuelles dans un article non signé [dans son numéro du 27 août]. Le fait d’être représentée en esclave noire enchaînée, collier de fer au cou, porte atteinte à la dignité de la personne humaine.

Les propos tenus par Danièle Obono, que certains peuvent réprouver, ne doivent pas servir de prétexte pour refuser la solidarité avec la victime d’un traitement infâme. Il peut y avoir désaccord politique. Mais aucun différend politique ne saurait justifier un traitement qui porte atteinte à l’image de la personne humaine. Mettre ce traitement ignominieux au compte de celui ou de celle qui le subit n’est pas mieux que d’incriminer les vêtements portés par la victime d’un viol.

Identifiée à la victime

Comme le rappelait l’avocate Gisèle Halimi (1927-2020) [dans Une farouche liberté, écrit en collaboration avec la journaliste du Monde Annick Cojean, Grasset, 160 pages, 14,90 euros], « les droits des femmes sont toujours en danger ». Et elle en tirait un appel : « Ne laissez pas passer un geste, un mot, une situation, qui attente à votre dignité. La vôtre et celle de toutes les femmes. »

Tout a été justement dit, notamment par Dominique Sopo, président de SOS Racisme, sur l’appel à la haine raciste recélé par cet article, en particulier par l’illustration odieuse de la députée enchaînée qui lui a été associée. Mais un point crucial n’a peut-être pas été suffisamment mis en lumière : le traitement réservé à Danièle Obono est une offense faite aux femmes, à toutes les femmes, à qui on inflige, à travers le portrait public de la députée en esclave mise férocement à la disposition d’un maître, de se reconnaître dans ce portrait, et de s’identifier à une victime.

On se sent personnellement offensé et blessé par cette représentation. On peut imaginer l’horreur qu’il y a à se voir exposé publiquement sous cette forme humiliante de personne enchaînée et réduite à l’impuissance d’un esclave.

Rappelons que l’esclavage est un crime contre l’humanité, et que, sous couleur de fiction, on s’autorise à faire de Danièle Obono une esclave par nature. Une humiliation publique entraîne un sentiment de honte, qu’éprouve aussi celui qui regarde. On souhaiterait vraiment que de telles images soient retirées de tout affichage.

Alors on s’effare de lire ici et là que Danièle Obono l’a bien cherché, « à force de mettre ses origines en avant ». Certains voudraient même voir une excuse dans les lignes de l’article lui-même, quand le magazine indique que Danièle Obono fait dans cette fiction une expérience de l’esclavage imposé par des Africains, comme si la structure de la domination esclavagiste ne demeurait pas la même quel que soit le maître. Imposé par un Africain, un Européen, ou une personne originaire d’un autre continent, l’esclavage reste l’esclavage.

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Cette fausse excuse est un déni. Elle feint d’ignorer, alors même qu’elle en use de manière perverse, que la représentation d’une femme enchaînée satisfait de nombreux fantasmes sexuels d’avilissement et de soumission visant la plupart du temps (mais pas exclusivement) les femmes. L’article mentionne complaisamment les sévices infligés à des fillettes noires, montrant quels sont les fantasmes mobilisés par l’article : la sexualisation des corps de femmes, en particulier des femmes noires.

Une justification perverse

La revue prétend aussi que la personne visée n’est pas la députée mais son double contrefactuel, dans un autre temps et un autre monde où elle aurait été vendue par des Africains. Mais c’est bien son nom et sa silhouette actuelle qui ont été utilisés sans son aval.

Cette justification par une prétendue « fiction » est aussi perverse que l’excuse par le renvoi à des origines revendiquées. Elle est du type « face je gagne, et pile tu perds. Ce n’est pas de toi qu’il s’agit, mais c’est à toi que je fais la leçon ».

Maître Dupont-Moretti [le ministre de la justice] a beau dire qu’on ne peut condamner une fiction nauséabonde mais légale, la question n’est pas celle de la fiction mais celle de l’utilisation du nom et de la représentation d’une personne bien réelle mise dans des positions de servitude. Et surtout, c’est bien elle qui reçoit des coups dans cette affaire prétendument fictive.

Une personne est humiliée. Une personne, c’est-à-dire un sujet de droits et de devoirs équivalent à tout autre, qu’on traite ici comme une chose intégralement appropriable, dont on peut s’emparer en lui faisant endosser une existence comprenant ces sévices.

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Or on sait bien que les êtres humains ont longtemps été considérés comme inégaux devant la loi. Les femmes, les étrangers, les esclaves n’accèdent pas, ou très tardivement, à la personnalité juridique qui leur confère en Occident des droits et des devoirs, en tant qu’ils sont reconnus par la communauté comme membres de la collectivité.

Comme Noire, et comme esclave, une femme ne pouvait être reconnue comme faisant partie de la collectivité, elle ne pouvait pas répondre d’elle, elle n’avait pas de droits, pas de voix. Une femme noire cumule deux exclusions de la communauté des égaux qui se reconnaissent entre eux, elle est femme, elle est Noire (et peut-être esclave ou descendante d’esclaves). Elle expérimente donc doublement le destin de soumission infligé aux femmes comme une vocation et une nature.

De plus, au-delà de Danièle Obono, c’est la fonction d’élue de la nation qui est bafouée, c’est une représentante du peuple français qu’on enchaîne au vu et au su de tout le monde. Raison de plus pour avoir honte de ce que le magazine Valeurs actuelles nous inflige à toutes et tous.

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« Organisez-vous, mobilisez-vous, soyez solidaires », écrivait aussi Gisèle Halimi. Répondant à cet appel, non seulement les femmes, directement concernées et renvoyées à un destin de soumission par un tel traitement, mais aussi les hommes soucieux des droits de tous les êtres humains, se sentant offensés, protestent ensemble contre cette image d’une députée noire enchaînée, renvoyée à un destin d’esclave.

Comme pour toute atteinte raciste ou antisémite, une seule attaque vise indirectement toute l’humanité.

  • Premiers signataires :

Judith Abitbol, cinéaste ; Anna Alter, journaliste ; Jean Attali, architecte ; Jean Audouze, astrophysicien ; Elisabeth Baldo-LeTreut, psychiatre des hôpitaux ; Etienne Balibar, philosophe ; Dominique Boukhabza, médecin psychiatre, psychanalyste ; Marc Cerisuelo, esthétique et études cinématographiques, université Gustave Eiffel ; Christiane Chauviré, philosophe ; Hugo Clémot, philosophe, enseignant en études cinématographiques ; Catherine Coquio, professeure de littérature comparée, université de Paris-Diderot ; Elise Domenach, études cinématographiques, ENS Lyon ; Olivier Dubouclez, philosophe, Université de Liège ; Stéphane Dufoix, sociologue, université de Paris-Nanterre ; Sonia Etienne, psychologue clinicienne ; Jean-Louis Fabiani, sociologue, Central European University (Hongrie) ; Martine de Gaudemar, philosophe, professeure émérite, université Paris-Nanterre ; Marie-Hélène Gauthier, esthétique, université de Picardie-Jules Verne ; Alexandre Gefen, directeur de recherche en littérature comparée, CNRS, Sorbonne nouvelle ; Marta Grabocz, musicologue, sémioticienne, université de Strasbourg ; Maya Gratier, psychologue, université de Paris ; Michel Guérin, écrivain, professeur émérite, université d’Aix-Marseille ; Muriel Gutman, juriste ; Stéphane Haber, philosophe, université Paris-Nanterre ; Michael Houseman, anthropologue, directeur d’études EPHE ; Frédérique Ildefonse, directrice de recherches CNRS ; Claude Imbert, philosophe  ; Nina Kehayan, écrivain ; Pascale Laborier, sciences politiques, université Paris-Nanterre ; Anne Lacheret-Dujour, sciences du langage, université Paris-Nanterre ; Cécile Lavergne, philosophe, université de Lille ; Françoise Lavocat, littérature comparée, université Sorbonne nouvelle ; Guillaume Le Blanc, philosophe, université de Paris ; Hélène L’Heuillet, philosophe et psychanalyste ; Paola Maratti, professeure, Johns Hopkins University (Etats-Unis) ; Jean-Clet Martin, philosophe, écrivain ; Michela Marzano, philosophe, université Paris-Descartes ; Julie Mazaleigue-Labaste, chargée de recherche CNRS ; Thibault de Meyer, philosophe, université de Liège ; Marika Moisseef, psychiatre et ethnologue, chercheur CNRS ; Jean-Yves Mondon, philosophe ; Denis Moscovici, président de société ; Florence Ostier, coopératrice biographe ; Claire Pagès, philosophe, université de Tours ; Véronique Pélissier, professeure de lettres classiques ; Stéphanie Peraud-Puigsegur, philosophe, université de Bordeaux ; Sophie Poirot-Delpech, socio-anthropologue, université de Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Alain Policar, sociologue et politiste, chercheur associé au Cevipof ; Kevin Polisano, chercheur en mathématiques appliquées ; Jean-Yves Pranchère, philosophe, Université libre de Bruxelles ; Pierre-Yves Quiviger, philosophe, université de Paris-I ; Anne-Marie Rajon, médecin des hôpitaux, psychiatre, psychanalyste ; Elisabeth Rallo-Ditche, professeure de littérature comparée, université Aix-Marseille, Annie Raybaud, médecin psychiatre retraitée ; Elisabeth Rigal, philosophe, chercheuse au CNRS ; Sophie Roux, histoire et philosophie des sciences, ENS Ulm ; Elisabeth Salomon, travailleuse sociale ; Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe, spécialiste des médias ; Céline Spector, philosophe, université de Paris-IV ; Antonia Soulez, philosophe, université de Paris-VIII ; Patrice Vermeren, philosophe ; Georges Vlandas, fonctionnaire, syndicaliste ; Charles T. Wolfe, chercheur en histoire et philosophie des sciences, université Ca’Foscari, Venise (Italie) ; Francis Wolff, philosophe.

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