Le Sucre, pour la douceur et pour le pire

Un documentaire en deux volets, réalisé par Mathilde Damoisel
Diffusé sur Arte le mardi 7 octobre à 20h55 — Disponible jusqu’au 5 novembre 2025

Partie 1 – Aux origines d’un empire sucré : esclavage, colonialisme et capitalisme naissant

La première partie de ce documentaire éclairant retrace les origines sombres et sanglantes de l’industrie sucrière, née dans les plantations coloniales et consolidée au prix d’une violence inouïe. Dès le XVIIe siècle, le sucre devient une denrée de luxe en Europe, dont la consommation explose au XVIIIe siècle. Cette ruée vers le sucre transforme la canne à sucre en moteur économique global, ancré dans les pratiques les plus brutales de l’histoire humaine.

Voltaire en faisait déjà le constat dans Candide en 1759 : la douceur du sucre européen repose sur le sang et les mutilations des esclaves africains. Pour répondre à une demande croissante, les grandes puissances coloniales rasent des forêts entières, détruisent des écosystèmes et déportent des millions de captifs africains dans le cadre du commerce triangulaire. Plus de la moitié des 12,5 millions d’esclaves déportés sont employés dans les plantations de canne à sucre, principalement dans les Caraïbes.

Le film de Mathilde Damoisel, nourri d’archives saisissantes, de publicités d’époque et de témoignages poignants de travailleurs agricoles, met en lumière l’importance cruciale de l’industrie sucrière dans l’émergence du capitalisme industriel occidental. Car le sucre n’a pas seulement enrichi les colons : il a aussi nourri les ouvriers européens, apportant une source de calories bon marché à la classe laborieuse des débuts de la révolution industrielle.

Mais derrière l’apparente douceur du sucre se cache un « ogre » économique, environnemental et social. Racisme structurel, surexploitation des terres, marchandisation des corps : le sucre s’impose comme le miroir d’un capitalisme débridé et destructeur. Et malgré cinq siècles d’exploitation humaine et environnementale, les pratiques perdurent. Le sucre se redéploie aujourd’hui sous une forme présentée comme plus verte — le bioéthanol — mais qui s’appuie sur les mêmes logiques extractives.

Partie 2 – Le sucre moderne : santé publique, impérialisme américain et nouvelles formes d’exploitation

Le second volet s’attache à l’évolution plus récente de cette industrie tentaculaire. À partir du XXe siècle, le sucre entre dans une nouvelle ère : celle de l’industrialisation de masse, de l’expansion impériale américaine et d’une consommation désormais omniprésente.

Le documentaire revient sur l’ascension d’Henry Osborne Havemeyer, fondateur de l’American Sugar Refining Company, qui, à lui seul, contrôle 98 % du sucre raffiné aux États-Unis. À travers sa trajectoire, on assiste à la montée d’une véritable dynastie du sucre, qui, à l’image des barons européens, s’approprie les terres des Caraïbes, notamment à Cuba, et y développe une monoculture destructrice tant pour les hommes que pour les écosystèmes.

En Europe, la betterave sucrière devient l’alternative nationale au sucre de canne colonial, tandis que la pression économique pousse les planteurs à maintenir des formes modernes d’esclavage : salaires de misère, répression violente des grèves, recours à des milices armées. Après la révolution cubaine, la nationalisation des plantations par Fidel Castro bouleverse l’équilibre des pouvoirs, forçant les industriels américains à se relocaliser notamment en Floride ou en République dominicaine.

Aujourd’hui, si la mécanisation a changé les visages de l’exploitation, la réalité des travailleurs, souvent immigrés et précaires, reste dramatique. Le sucre continue de prospérer, au mépris de la santé publique — alors qu’il est considéré comme l’un des plus grands fléaux sanitaires contemporains — et des droits fondamentaux des travailleurs.

Avec rigueur et puissance, Mathilde Damoisel révèle les rouages d’un système globalisé qui s’est construit, puis s’est perpétué, grâce à une substance que le corps humain n’a pourtant pas besoin de consommer. Loin d’un simple procès contre une denrée alimentaire, Le Sucre, pour la douceur et pour le pire propose une relecture historique et politique édifiante du sucre comme symbole du capitalisme destructeur, de l’époque coloniale à l’ère industrielle, jusqu’à notre monde globalisé contemporain.

Un documentaire essentiel, à la croisée de l’histoire, de l’économie, de la santé publique et de la justice sociale.