–Introduction
En grammaire française, le mot passif est généralement associé au mot actif considéré comme son contraire. D’où les expressions : voix active, voix passive. De même, dans l’analyse sémantique, on distingue un agent et un patient. Cependant, si dans l’analyse traditionnelle, est souvent posée la question demandant de transformer une phrase de la voie active à la voie passive ou l’inverse, il faut reconnaitre que, dans une situation réelle de communication, les deux phrases (active et passive) ne s’opposent pas ; et elles ne sont pas non plus équivalentes, elles font de préférence objet de choix de la part des locuteurs, selon leur intention. En d’autres termes, sur le plan linguistique, la langue offre un certain nombre de possibilités de manipulations exploitables à souhait, tandis que dans la réalité, l’énonciateur choisit ou non de mettre en avant tel acte, tel acteur donné suivant son statut (victime/bénéficiaire, agent/patient). Dans ce cas, il sélectionne la structure syntaxique correspondant à son intention.
En créole haïtien, à notre connaissance, il n’existe pas de travail de recherche sur cette question et, évidemment, il n’y en a pas trace dans l’enseignement-apprentissage du créole. Ni dans les programmes ni dans les manuels. Néanmoins, dans Éléments didactiques du créole et du français : le cas de la prédication nominale, des verbes pronominaux et du conditionnel (Fortenel Thélusma, 2009), le cas des verbes de sens passif a été pris en compte. Dans cette présente étude contrastive, seront revisités les pronominaux réfléchis, les pronominaux de sens passif. Mais auparavant, on présentera quelques éléments d’analyse sur le passif en français et en créole haïtien.
1. Le passif en français.
« La voix passive est l’une des trois voix verbales en français, les deux autres étant la voix active et la voix pronominale. À la voix passive, l’être que désigne le sujet est en situation de passivité par rapport à l’action évoquée par le verbe; il est passif ou patient, c’est-à-dire qu’il subit l’action.
Exemples :
– Marie sera acceptée facilement dans ce programme.
– Il a été congédié sans aucune explication.
– Mon chien a été heurté par un chauffard.
– Christiane aimerait être suivie par un gastroentérologue.
– Maryse est appréciée de tous ses collègues.
Dans la plupart des cas, le verbe à la voix passive est suivi d’un complément qui désigne la personne ou la chose qui fait logiquement l’action évoquée par le verbe; les grammaires l’appellent complément d’agent. Ce complément est habituellement introduit par la préposition par et, plus rarement, par la préposition de.
Ce qui distingue essentiellement la voix passive de la voix active, c’est le rôle logique joué par le sujet de la phrase. Le sujet, qui est l’agent à la voix active, devient, à la voix passive, le complément d’agent; le complément direct à la voix active devient le sujet, patient, à la voix passive. Par conséquent, seuls les verbes transitifs directs, c’est-à-dire ceux qui se construisent avec un complément direct, peuvent se mettre à la voix passive, cette construction étant impossible pour les verbes transitifs indirects et les verbes intransitifs.
Exemples :
– Julie accompagne René à la guitare. (Accompagner est un verbe transitif direct)
– René est accompagné par Julie à la guitare. (Voix passive possible)
– Michel parle à Paul. (Parler est un verbe transitif indirect)
– Paul est parlé par Michel. (Voix passive impossible)
– L’entracte durera quinze minutes. (Durer est un verbe intransitif)
– Quinze minutes seront durées par l’entracte. (Voix passive impossible)
Le verbe employé à la voix passive est toujours formé de l’auxiliaire être et du participe passé. À la voix passive, ce que l’on conjugue, c’est l’auxiliaire être.
Exemples :
– Le suspect est surveillé par les policiers. (Être est au présent)
– Cette lettre sera envoyée à tous les candidats. (Être est au futur)
– Sa demande de visa a été refusée. (Être est au passé composé)
– Il avait été condamné par les autorités du pays. (Être est au plus-que-parfait)
Il faut éviter de confondre les verbes à la voix passive avec les verbes à la voix active, conjugués avec l’auxiliaire être.
Exemples :
– Le chirurgien est assisté par trois infirmières. (Assister est à la voix passive)
– Louis est arrivé par le train de 20 h. (arriver est à la voix active)
– Marc est entré par hasard dans cette librairie. (Entrer est à la voix active) ».
(Banque de dépannage linguistique-voix passive-bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/gabarit_bdl.asp ?id=2950)
Date de la dernière actualisation de la BDL : mai 2019.
Il convient de souligner que, dans certains cas, on ne peut pas parler de patient par opposition à agent comme dans l’un des exemples proposés plus haut : Maryse est appréciée de tous ses collègues. Maryse ne joue pas le rôle de patient, elle ne subit pas l’appréciation de ses collègues ; elle en est la bénéficiaire. D’où l’utilité et l’utilisation d’autres termes tels victime, bénéficiaire. De même, dans Mon chien a été heurté par un chauffard, chauffard joue le rôle d’agent, Mon chien est la victime.
Si l’on schématise la structure de la phrase passive, on obtient la formule suivante : Sujet passif + verbe + complément d’agent, celle de la phrase active étant : Sujet actif + verbe + COD.
Certaines phrases passives ne comportent pas de complément d’agent. Situation rencontrée quand le locuteur tait délibérément le nom de l’agent ou quand il ignore l’auteur de l’action ou du fait accompli. La formule est alors : Sujet passif + verbe.
– Le magasin a été saccagé. Une forte somme d’argent a été emportée.
Dans la transformation syntaxique, on prend l’habitude de considérer on comme agent.
– On a saccagé le magasin. On a emporté une forte somme d’argent.
2. Le passif en créole
La construction passive comportant un agent n’existe pas en créole haïtien. Ainsi sont impossibles en créole haïtien les énoncés suivants :
-* Mariz apresye pa tout kòlèg li yo.
– * Chyen m nan frape pa yon chofè.
Par contre, le passif existe sous la deuxième forme (sujet passif + verbe) comme dans les exemples suivants :
« Ensidonk, anpil pawòl pa janm mete sou papye, ou si kèk moun rive ekri yo, yo parèt lan yon liv avèk yo, … »
« Pouki depi peyi dAyiti vin endepandan, lan ane 1804, okenn dokiman ofisyèl, okenn lwa, okenn konstitisyon pa pibliye nan lang kreyòl la ? »
Extraits de Moso chwazi pawòl ki ekri an kreyòl ayisyen, 1999, Jean-Claude Bajeux.
– Kopi elèv sa yo pa te korije nan dènye egzamen an.
On retrouve là une situation équivalente à la forme passive utilisée sans auxiliaire en français. Il importe de noter que le passif n’est pas constitué uniquement d’éléments grammaticaux formels, il se manifeste surtout dans le sens du message véhiculé par l’énoncé (agent/patient, bénéficiaire/victime). Il faut reconnaitre, cependant, la limite de cette vision du passif car, dans certaines situations, il se révèle difficile de statuer suivant l’un ou l’autre de ces cas.
– Nan vye match ki bay dòmi nan zye sa a, pa gen on grenn gòl ki make.
Dans ce match terne à oublier, aucun but n’a été marqué.
À considérer ces deux exemples, ne faudrait-il pas parler de préférence de manque ou d’absence en lieu et place de patient ou de victime ?
Enfin, notez la forme nue du verbe dans les phrases passives enregistrées en créole : ni la copule ni l’auxiliaire être n’existent en créole. D’autre part, l’agent absent dans les phrases passives est généralement représenté par yo dans les énoncés à la voix active.
À propos des notions agent et patient en français et en créole : fonction sémantique du sujet.
Dans l’enseignement de la grammaire traditionnelle et, dans la présentation de la phrase en particulier, souvent on confond l’analyse syntaxique et l’analyse sémantique. Comme illustration, les notions sémantiques substantif, agent, patient sont utilisées dans l’analyse syntaxique de la phrase et se trouvent associées au statut du nom, aux fonctions sujet, complément d’objet. Ainsi définit-on le sujet comme étant « celui qui fait l’action ».
Dans quelle mesure les sujets soulignés dans les deux séries d’énoncés suivants accomplissent-ils une quelconque action ? (Phrases 1, 2, 3, 5 et 6)
En français
1- Le portier a déjà encaissé trois buts en première période.
2- Jeanine est contente, elle a reçu une belle récompense pour son travail.
3- Robert a reçu l’une de ces fessées dont il se souviendra longtemps encore.
4- Cet artisan a réalisé une œuvre remarquable, il n’en est pas moins fier.
5- Le Violette athletic club a été battu par l’America des Cayes par deux buts à zéro.
6- Hélène a encore gagné au jeu.
En créole
1- Klèb foutbòl Baselòn pran de defèt nan lig dèchanpyon pandan de lane yonn dèyè lòt.
2- Etidyan an rate ezgzamen an poutèt li rive anreta.
3- Antrenè ekip la jwenn rezilta li t ap chèche a.
4- Jij la resevwa yon souflèt nan men polisye a.
5- Reyinyon an ranvwaye.
6- Peyi a plonje fon nan kriz tout kalite.
À l’évidence, à part le quatrième exemple français, aucun syntagme nominal sujet souligné ne remplit la moindre action. Dans la première série, en 1, le sujet est la victime, en 2 bénéficiaire, en 3 victime, en 5 patient/victime, en 6 bénéficiaire. Dans les exemples créoles, en 1, le sujet est victime, comme en 4 et en 6 ; en 3, il est bénéficiaire, en 5 patient. De manière générale, on se retrouve, à travers ces exemples, dans la logique du passif sans qu’il ne s’agisse pas toujours de constructions passives à proprement parler. En fait, dans la deuxième catégorie d’exemples, seule la phrase 5 est considérée comme phrase passive. Il en est de même dans la première.
En définitive, dans beaucoup de situations c’est à la fois le rôle sémantique du sujet dans l’analyse de la phrase (agent/patient) et celui du verbe qu’il importe de considérer. De même que « les sujets ne font pas toujours l’action », il n’existe pas que des verbes d’action. C’est un autre sujet de réflexion.
Les pronominaux réfléchis en français.
En français, les verbes pronominaux se caractérisent par deux traits spécifiques.
1) Devant le verbe simple ou l’auxiliaire, on trouve un pronom personnel conjoint jouant la fonction de complément. Celui-ci est coréférentiel au syntagme nominal sujet : La petite fille se lave. Le complément se est coréférentiel à la petite fille.
2) Aux temps composés, l’auxiliaire être est exclusivement utilisé, quelle que soit la fonction du pronom réfléchi : Je me suis trompé (me : complément d’objet direct).
Certains verbes présentent ces deux traits de façon constante, d’autres s’emploient tantôt de façon pronominale, tantôt de façon non pronominale. Ce sont ces deux espèces de verbes qui sont en général qualifiés de verbes pronominaux. Selon des critères formels et sémantiques réunis, ils sont répartis en trois classes : les pronominaux réfléchis, les pronominaux passifs et les pronominaux lexicalisés.
A- Les pronominaux réfléchis
Dans les verbes pronominaux réfléchis, le verbe trouve son origine dans le syntagme nominal sujet qui est aussi l’agent. Le pronom réfléchi est donc coréférentiel au sujet. Ainsi le procès exprimé par le verbe trouve également « son but dans le sujet qui est aussi le patient. Dans Paul se lave, Paul – le référent commun à Paul et à se – est donc simultanément l’origine et le but du procès de laver » (Arrivé, M. et alii, 1989).
Cependant, eu égard aux différentes possibilités de variations de la coréférence (nombre grammatical et sens du sujet, sens du verbe et structure de la phrase), les pronominaux réfléchis peuvent avoir un sens réflexif, un sens réciproque, un sens successif.
1. Le sens réflexif
– La petite fille se lave.
– Les manifestants se protègent contre les gaz lacrymogènes.
2. Le sens réciproque
– Les enseignants se sont partagé les cadeaux.
– Jeanine et Robert s’aiment comme le cœur et le poumon.
Notez que les syntagmes nominaux sujets doivent être au pluriel. Chacun des référents désignés dans la phrase suivante fonctionne à la fois comme origine et comme but du procès, comme agent et bénéficiaire : Jeanine aime Robert et Robert aime Jeanine.
B. Le sens successif
Dans ce cas, les verbes désignent des relations de consécutivité temporelle ou spatiale : Quatre présidents se sont succédé en un an.
« Dans les phrases telles que : Il s’est laissé prendre ; Il se fait décorer, etc., le pronom réfléchi, est du point de vue sémantique, complément du verbe à l’infinitif. Mais il est formellement traité comme complément du verbe au mode personnel ; il est placé devant lui et lui impose l’auxiliaire être. Parmi les verbes qui sont aptes à ce type de construction (écouter, entendre, envoyer, faire, laisser, mener, regarder, sentir et voir) faire et voir en viennent à constituer des périphrases verbales à valeur passive » (voir supra).
Exemples extraits de La bulle FLE – Propulsé par TechNTic, 2013 :
Avec « se faire » + infinitif, on ne fait jamais l’accord.
Ils se sont fait prendre au piège. (= ils ont été pris au piège)
Elle s’est fait insulter. (= elle a été insultée)
Avec « se laisser » + infinitif, il y a l’idée d’abandon, de résignation.
Nous nous sommes laissé convaincre (sans trop de résistance)
Ils se sont laissé embarquer. (= ils ont été emmenés assez facilement)
Avec « se voir » et « s’entendre »
L’emploi est un peu plus complexe, dans la mesure où ces verbes peuvent revêtir plusieurs significations.
Elle s’est vue refuser ce travail. |
C’est un sens actif. C’est elle qui a refusé. L’idée ici est qu’elle a imaginé refuser ce travail => infinitif Accord de « se voir » avec le sujet. |
Elle s’est vu refuser l’entrée de la discothèque. |
C’est un sens passif. Quelqu’un lui a refusé l’entrée. On peut dire « l’entrée lui a été refusée=> infinitif. Pas d’accord de « se voir » avec le sujet. |
Elle s’est vue refusée à l’entrée de la discothèque. |
C’est un sens passif. On peut dire « elle a été refusée à l’entrée » => participe passé. Accord de « se voir » avec le sujet. |
Même chose pour « s’entendre »
Elle s’est entendue dire « oui » à son fils. |
C’est un sens actif. C’est elle qui a dit. L’idée ici est qu’elle s’est comme dédoublée au moment où elle a dit « oui » => infinitif. Accord de « s’entendre» avec le sujet. |
Elle s’est entendu dire qu’elle était idiote. |
C’est un sens passif. Quelqu’un lui a dit. C’est quelqu’un d’autre => infinitif. Pas d’accord de « s’entendre » avec le sujet. |
C- Les pronominaux passifs
Dans le cas de verbes pronominaux passifs, le syntagme nominal sujet ne peut pas jouer le rôle d’agent du procès, il en est le patient : Les arbres se coupèrent régulièrement. Il s’agit là de la manifestation d’une forme passive. Quelles sont les circonstances qui favorisent l’emploi du pronominal de sens passif plutôt que celui du passif avec auxiliaire ?
– On y recourt le plus souvent quand le sujet de la phrase active correspondant est indéterminé : On coupa les arbres régulièrement.
– Il est apte, en l’absence d’agent, à marquer l’inaccompli : La gourde se dégringole.
– Le pronominal passif s’emploie facilement en présence d’adverbes marquant l’itération : En hiver, les képis se portent plus fréquemment.
Comment distinguer le pronominal passif du pronominal actif ? Dans le cas du premier, les sujets sont inanimés contrairement au second. Exemples :
Pronominal version « passif » |
Pronominal version « actif » |
Ces journaux se sont bien vendus.
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Ils se sont bien vendus auprès de leurs actionnaires.
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Cette statue se noie dans le paysage.
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Paula se noie dans le travail.
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Cette boisson se boit comme du petit lait.
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Ils se sont bu une bière. |
Les sujets sont inanimés |
Les sujets sont animés |
Qu’en est-il en créole ? Existe –t-il des verbes pronominaux en créole haïtien ?
En français, la caractéristique formelle du verbe pronominal est déterminée par la présence d’un monème de personne en coréférence au syntagme nominal sujet. Mais c’est sur le plan sémantique que se trouve le fondement de la catégorisation des verbes pronominaux (pronominaux réfléchis, passifs, lexicalisés). En créole haïtien, l’aspect sémantique prime sur la forme dans la mesure où l’on n’observe pas toujours de pronoms coréférentiels au sujet du procès exprimé par le verbe. Ainsi distinguera-t-on les verbes pronominaux proprement dits et les verbes accompagnés de syntagmes nominaux ou grammaticaux en coréférence au sujet. Il est difficile de parler de verbes pronominaux essentiels ou permanents comme en français car, en créole, les verbes susceptibles de fonctionner de façon pronominale évoluent en général de façon non pronominale. Cependant, un verbe comme « debouye » ne se rencontre que dans l’emploi pronominal (li debouye li jan l kapab). À part, cet exemple, il ne sera pas non plus aisé d’évoquer l’existence de pronominaux lexicalisés comme en français sous réserve d’une enquête plus approfondie sur la question.
1. Verbes pronominaux en créole haïtien
Ceux répertoriés dans la présente étude ont un sens réflexif.
– Poko antre, m ap dezabiye m.
– Klod ap amize l nan chanm li.
– Lè li gade l nan glas, l a wè nan ki eta figi li masakre.
– Ekip la reveye li twò ta.
Les pronoms soulignés sont coréférentiels aux syntagmes nominaux sujets (m, Klod, li) et sont compléments des verbes (dezabiye, amize, gade, reveye).
Il est possible également d’observer l’usage de verbes pronominaux dans cette même catégorie sous forme injonctive (conseil, suggestion, ordre) s’apparentant à l’impératif français (il n’est pas dit que ce mode existe en créole haïtien).
« Reveye w, reveye w, frè, lavi ti nèg pa fasil, se poutèt sa n ap priye pou yo » (Frères Déjean de Pétion-ville, dans une chanson du début des années 80).
– Al chanje w.
– Siveye w.
2. Cas de verbes accompagnés de syntagmes nominaux ou grammaticaux en coréférence avec le syntagme nominal sujet (SNS).
Dans cette catégorie, on ne trouve pas de verbes pronominaux à proprement parler comme dans le cas précédent mais ils fonctionnent comme tels dans le fond, c’est-à- dire suivant des catégories sémantiques communes. En effet, des cas de coréférence au syntagme nominal sujet sont bien attestés ; le créole recourt à d’autres syntagmes nominaux (tèt ou, kò ou, zo ou) ou à des monèmes grammaticaux différents des monèmes de personne (yonn … lòt).
De ce fait, on peut distinguer, en créole haïtien, deux types d’emplois de verbes non pronominaux similaires aux situations de verbes pronominaux en français : ceux qui ont le sens réflexif et ceux qui ont le sens réciproque. On s’en doute bien, la distinction ici relève plus du sens que de la forme. Ou mieux, la comparaison montre une grande différence formelle mais une certaine convergence au niveau des idées dans les situations identiques.
1. Emplois de verbes de sens réflexif
La coréférence au syntagme nominal sujet (SN) est le plus souvent exprimée par un mot désignant une partie du corps, autant dire que les éléments utilisés renvoient à un animé humain ou non humain tel que tèt, kò, zo, etc., suivis d’un déterminant possessif. Ils se placent toujours après le verbe. L’élément coréférentiel occupe la fonction de complément d’objet direct ou indirect suivant le cas.
1) Jak pwoteje tèt li kont sida.
2) Mwen bay tèt mwen manje kounyeya.
3) Filip retire kò li nan zafè sa a.
On ne confondra pas les déterminants possessifs (li, après tèt dans l’exemple 1, mwen après tèt dans l’exemple 2, li après kò dans l’exemple 3) et les monèmes de personne comme dans les exemples suivants :
Mwen renmen foutbòl (mwen sujet de renmen).
Antwàn ap vin wè li demen (li complément d’objet direct de ap vin wè).
Autres exemples :
« Tande yo tande bwi sa a, foul la sanble. Yo egare, paske yo tande yo chak ap pale nan pwòp lang pa yo. Tout moun pèdi tèt yo », Actes 2, v. 1-8 (nan liv travay mesaje yo, chapit 2, vèsè 1 rive vèsè 8).
« Moso chwazi Pawòl ki ekri an kreyòl ayisyen » (1999), Editions Antilia, Jean-Claude Bajeux.
« Li (Mat) fè yon parèt pou l di : « Mèt, gen lè sa pa fè ou anyen si sèm nan kite m fè sèvis la pou kò m ? Manyè di l ban m konkou non » Granmèt lamenm reponn li : « Mat, Mat, ou ap fatige tèt ou, ou ap bat kò ou anpil. Detwa bagay, oubyen yon sèl grenn ta sifi. Mari chwazi pi bon moso a. Yo p ap wete l nan men l ». Lik 10, vèsè 38-42 (extrait), traduction de William Smarth.
(Idem)
2. Emplois de verbes de sens réciproque
Tandis qu’en français, la réciprocité est marquée au niveau du syntagme nominal sujet et du pronom réfléchi, en créole, elle est marquée par « yonn…lòt » ; yonn en position syntaxique de sujet, lòt en position d’objet, tel que le montrent ces exemples :
« Se pou nou yonn renmen lòt, se lòd Jezi te pase. Nou pa ka trayi san li, san nou se san Jezikri…. » (chant liturgique de l’église catholique.)
Autres exemples :
1) Yonn goumen ak lòt.
2) Se goumen yo t’ap goumen, yonn ba lòt kou.
3) Yonn tire sou lòt.
4) Yonn renmen lòt.
Mais dans 1) et 4), c’est à la fois le sens des verbes (goumen, renmen) et le contexte général qui expriment la réciprocité, alors que dans 2) et 3), c’est le contexte général des phrases qui l’indique ; yonn est à la fois agent et patient, dans 4) yonn est à la fois agent et bénéficiaire.
Notons que les énoncés yo goumen yonn ak lòt (où la pluralisation joue un rôle important), moun sa yo damou sal, yonn fou pou lòt, yonn ap mouri pou lòt, yo tire yonn sou lòt cristallisent davantage la réciprocité. On signalera également qu’en dehors de situations de communication précises, la réciprocité n’est pas toujours évidente et l’interprétation peut se révéler difficile : yonn tire lòt, yonn tiye lòt.
Néanmoins, il n’y aura pas d’ambiguïté ni de réciprocité dans la phrase : gen yonn ki tire sou lòt.
Enfin de compte, en l’absence de yonn…lòt, dans quelle mesure le sens du verbe et le contexte situationnel ne peuvent-ils pas exprimer la réciprocité comme dans ces exemples ?
– Timoun yo t’ap goumen antre yo.
– Gang ap goumen ak gang.
3. Le verbal de sens passif en créole
Là encore, contrairement en français où il est question de pronominal passif, en créole haïtien, on parlera de verbe de sens passif. Les circonstances de l’emploi de l’un ou de l’autre sont semblables sur certains points : absence d’agent, expression de l’inaccompli, etc. Le passif ne se manifeste pas par une marque formelle comme en français. Il est indiqué par le sens même de l’énoncé.
Nan vakans, mayo vann tankou pate cho, se li yo plis mete.
En été, le maillot se vend comme de petits pains, c’est le vêtement le plus porté.
Pwason vann anpil isit la.
Le poisson se vend bien ici.
A priori, on peut douter de l’existence du passif en créole si on s’arrête uniquement sur l’aspect morphologique et si on s’attend à trouver l’agent exprimé dans la phrase. Comparez :
1) Mayo yo vann tankou pate cho.
Les maillots sont vendus comme de petits pains.
et 2) Mayo vann tankou pate cho.
Le maillot se vend comme de petits pains.
Remarquez que Mayo yo vann tankou pate cho est une phrase de sens passif. En effet, le syntagme nominal mayo yo est sujet mais il n’est pas l’agent. Celui-ci n’est pas exprimé. Si on retourne la phrase, mayo yo devient objet : Yo vann mayo tankou pate cho à ne pas confondre avec : Yo vann mayo yo tankou pate cho.
Dans ce dernier cas, le procès de la phrase exprime l’accompli et mayo yo a plutôt un sens spécifique (les maillots sont déterminés). Par contre le procès des phrases mayo vann tankou pate cho et pwason vann anpil isit la marque l’aspect non accompli mais il garde son sens passif, leurs sujets respectifs, outre d’être pris dans un sens général, fonctionnent plutôt comme patients. On constate donc l’association du générique et du passif, ce qui correspond à la fois à une structure passive en créole et au pronominal passif français.
Conclusion
Quand le linguiste s’adonne à une étude contrastive en s’appuyant sur un fait de langue donné, l’objectif n’est pas de prouver une similitude systématique entre le fonctionnement des deux langues mais bien de chercher à comprendre la dynamique propre à chacune d’elles et ainsi de rendre compte des points de convergence et de divergence.
Au terme de cette recherche, on a constaté d’abord l’existence du passif en créole haïtien, ensuite la différence de fonctionnement entre le français et le créole. En fait, des doutes planaient sur l’éventualité de la forme passive en créole car l’observateur non avisé tend à chercher des signes sur le plan formel comme si l’idée de passivation était une étiquette visible à l’aide d’un auxiliaire, par exemple. À l’évidence, l’opposition actif Vs passif est d’un poids déterminant dans la compréhension de ce fait de langue à la croisée de la syntaxe et de la sémantique.
L’existence du passif en créole haïtien se manifeste par :
– une forme ordinaire : sujet passif+ verbe, sans complément d’agent
Nan dosye petwokaribe a, gen yon pakèt kontra ki mal fèt. Yo fèt san apèldòf.
Dans le dossier relatif au petrocaribe, beaucoup de contrats ont été mal faits. Ils ont été exécutés sans appel d’offre.
– un verbe de sens passif dont le sujet a, le plus souvent, un sens générique :
Gon seri machin ki pa ret atè : RAV4 la vann rapid. Li pa ret nan men mèt li men li koute tèt nèg.
Certaines marques de voitures sont très recherchées : la RAV4 se vend facilement mais coûte très cher.
De plus, en créole ou en français, l’idée de bénéficiaire, patient ou victime exprime une forme de passivité. De ce fait, d’une certaine manière, les verbes pronominaux réfléchis (de sens réflexif ou réciproque) fournissent des exemples de sujets passifs.
En créole
– Jàn ap distrè li, li an vakans.= Jeanne est en train de se distraire, elle est en vacances.
– Gari ap defann li nan yon ti djòb.= Gary se débrouille dans un petit boulot.
En français
– Roméo et Juliette s’embrassent tendrement.
– Les deux se sont battus à mort.
– Jacques se lave.
Sources citées :
-(Banque de dépannage linguistique-voix passive-bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/gabarit_bdl.asp ?id=2950)
Date de la dernière actualisation de la BDL : mai 2019.
– La bulle FLE – Propulsé par TechNTic, 2013 :
– La grammaire d’aujourd’hui (1989), Michel Arrivé et alii, Flamarion
– Éléments didactiques du créole et du français : Le cas de la prédication nominale, des verbes pronominaux et du conditionnel (2009), Fortenel THÉLUSMA, Imprimerie des Editions des Antilles S.A.
Fortenel THÉLUSMA, linguiste et didacticien du FLE, enseignant-chercheur, Université d’État d’Haïti /École normale supérieure
22 octobre 2025