Le parti du moratoire

— Par Roland Tell —

le_parti_du_moratoireLe retour périodique du recours au moratoire devrait questionner davantage la classe politique martiniquaise. D’où vient donc que celle-ci ne parvient pas à s’en libérer depuis 1981 ? On sait la distinction si importante, reconnue ici, entre une élection municipale, et celle, par exemple, de la Collectivité Territoriale. Ce que le citoyen devrait exprimer dans ce dernier cas, c’est qu’il y a pour lui accession à l’ordre du rationnel, plus qu’à l’affectif, ou à l’intérêt, donc selon des principes plus élevés de maîtrise de soi, de capacité d’abstraction, d’intelligibilité essentielle à l’homme abstrait de l’isoloir… bref, tout ce qui est constitutif de l’appartenance à un espace républicain. Certes, le lien rationnel avec l’Etat ne se base pas sur le sentiment, ou sur l’affectif, ni même sur le calcul d’intérêt. Ne se fonde-t-il pas plutôt sur la raison régulatrice de chaque citoyen, afin d’être à la hauteur de soi-même, et du contrat implicite de citoyenneté ? N’est-il pas vrai qu’appartenir à la République Française ne se voit pas de l’extérieur ?
Le sentiment d’appartenance à un Etat-Nation, de plus en plus d’ailleurs Etat-nation Europe, fort éloigné du territoire martiniquais, relève-t-il de la citoyenneté seule, ou plutôt de la nationalité ? Pour le citoyen martiniquais, y-a-t-il fusion-confusion de l’identité politique et de l’identité culturelle ? D’ailleurs, est-il souhaitable, est-il possible, que ces deux notions soient fusionnées ? L’exaspération identitaire, et l’exaltation de la culture martiniquaise, n’ont-elles pas réveillé et excité certaines dérives nationalistes ? A cet égard, le principe communautaire de subsidiarité ne permet-elle pas à notre Collectivité Territoriale d’assumer pleinement ses fonctions régionales de politique et de culture ?
En l’occurrence, la citoyenneté reste une situation nécessaire, pour que les autres appartenances, d’ordre affectif, de nature sociale, ou de caractère religieux, soient ici possibles. Ainsi, le sens de la nation est le fil conducteur, permettant de hiérarchiser les appartenances multiples du Martiniquais. Il lui faut être citoyen français, pour qu’en lui la polarité « essence-existence » soit possible, pour qu’il soit un homme démocrate, libre, accompli. Si d’aventure, il existait quelque autre option politique, à quoi donc l’Etat Français lui serait-il utile ? Sa citoyenneté, n’est-ce pas une résonance universelle, qui le constitue en propre, dans la Caraïbe, comme en Europe ? Cette diversité entre la géographie et l’histoire, n’est-ce pas sa richesse expansive comme citoyen ? N’a-t-il pas été fondé à le devenir ? N’est-ce pas sa raison d’être ?
Ce fondement citoyen du Martiniquais le pousse de plus en plus à refuser le clivage géographie-histoire de la philosophie politique moderne, portée par la théorie d’un nouvel ordre vers l’indépendance. En effet, la conception géographique de l’histoire montre la race et l’origine comme possibilités de réveil séparatiste. Cette approche géographique, en tant que possibilité historique de changement, reste déficiente aux yeux du peuple martiniquais, dont les suffrages, depuis toujours, plaident pour les recommencements de l’histoire. Entre autres dates-clés, le germe nécessaire de l’avenir ne s’est-il pas développé avec l’Assimilation de 1946 ? Depuis, l’arithmétique électorale ne cesse de privilégier la démocratie française, plus comme un Etat social, que comme un pouvoir politique, en vue de la réalisation d’une société martiniquaise, organisant au mieux ses propres forces sociales, dans l’intérêt commun. D’où, pour chacun, la nécessité de se distribuer sur deux plans, celui de l’homme martiniquais, ici et maintenant, et celui du citoyen français, de plus en plus présent et actif dans l’espace politique républicain de l’Etat Français, donc à la source même de la chose publique, tant dans sa fonction constituante de choix des autorités et des institutions républicaines, que dans sa fonction de contrôle de celles-ci, et cela depuis presque toujours !
A partir du moment où Aimé CESAIRE a défini et préconisé le moratoire en 1981, comme recours productif, pour unir l’homme et le citoyen, la personnalité martiniquaise est devenue indissociable de la citoyenneté française. A cet égard, le Moratoire reste le principe illuminateur de l’électorat martiniquais. Comme le soleil unique, qui éclaire la Martinique, le dit principe est réputé unique, du fait même que les votes récoltées, grâce à lui, en 1981, et en 2015, éclairent mieux le destin du peuple. En effet, en ces deux occasions, les Martiniquais se sont révélés capables de communiquer entre eux, et de se comprendre, ce qui prouve que le principe du Moratoire est leur principe commun, qui les unit, en dépit des différences idéologiques, et des querelles partisanes. Le bien-fondé du dit principe, sa force probatoire dans les conflits institutionnels, s’établissement progressivement dans l’esprit collectif martiniquais, en vue de la disparition progressive des thèses séparatistes.
Maintenant, en Juin 2016, tout se présente autrement. En plus de six mois d’une gestion variable, où l’on dispose de tout, comme le vent dispose d’une feuille, où la tournure des évènements change du jour au lendemain (budget, lycée Schœlcher, personnel), c’est la Martinique elle-même qui se trouve affaiblie, comme atteinte de quelque zyka politique. Quelle voix fiévreuse s’élèvera donc, au sein de l’alliance, pour braver les haines, les colères, les grimaces, et les dédains du pouvoir solitaire, dont le prestige et le talent, qui agonisent, ne font que mieux ressortir la pérennité de l’idéologie ? Quelle va être, à la longue, l’attitude du petit nombre des droitistes, en leur nouveau genre d’alliés de passage ? Pourront-ils arrêter la force du marteau ? Se souviennent-ils même que la Martinique n’est pas une enclume ? On a envie de dire : « suite au prochain Moratoire ! » Car, bien évidemment, le parti du Moratoire, maître de sa propre histoire, est désormais ici, à la Martinique, tout ce qui est sève, tout ce qui est vie, tout ce qui est renouveau !
Car, même si l’alliance de Décembre 2015 reste une fausse alliance, elle s’est cependant accomplie, pour condamner l’indépendance, et la faire disparaître au cimetière des erreurs politiques. En effet, selon la théorie de la double vérité, pour la première fois appliquée en politique, cette union s’est conclue entre le « vrai nécessaire » de la départementalisation, et le « faux impossible » de l’indépendance. Certes, il faut le répéter : un tel accord se doit d’être rejeté, simplement à partir de raisonnements politiques, s’agissant d’une fausse alliance, formellement condamnée par la compréhension humaine des choses politiques. Il est raisonnable, en effet, qu’une certaine justice préside aux arrangements politiciens. L’assemblage des partis en question ne fait pas unité ! Il est donc impossible que des idéologies politiques, à ce point différentes, partagent la seule et même opération de gérer longtemps la Martinique. La ligne de partage est de longtemps tracée ! Cependant, l’impulsion élective des droitistes, au sein d’une telle alliance, n’est pas due au hasard. Tout en recherchant eux-mêmes le Moratoire, comme évènement salutaire – évènement substitué à la victoire séparatiste, ne cherchaient-ils pas, en fait, l’aliment salé à leur soif du pouvoir, donc au désir irréductible de gérer, de passer à l’acte d’union avec les séparatistes ? La soif du pouvoir ne cause-t-elle pas de soi le désir de gérer ? Hélas, au soir même de l’élection, tout ce qui se rapportait encore à la morale humaine était remplacé par les revendications radicales d’une mandature de sauvegarde. Malheureux indépendantistes. Malheureux droitistes. A vouloir renverser les bornes-frontières de leur idéologie, ils engagent, sans le savoir, le dépérissement de la politique. Telle est l’erreur en question, qui rend déjà plus fort le parti potentiel du Moratoire, dans sa fonction de porter à sa perfection le devenir de la Martinique.
Dans cette perspective, s’affirme de plus en plus la décadence de la politique, du fait qu’elle se confine maintenant dans des tâches de gestion nettement définies, compatibles avec les principes supranationaux de l’Etat-nation Europe. Certes, il n’y a pas rupture entre référence politique et appartenance culturelle ! Mais à force d’avoir longtemps plaidé pour la déterritorialisation du statut politique, en vue de rompre les liens de citoyenneté avec la République Française, les hommes politiques martiniquais ont dépolitisé l’électorat, mais réhabilité le citoyen, plus dans ses besoins de vie sociale, que dans de vaines espérances politiciennes. La Martinique citoyenne alors regarde devant elle, loin de toute aliénation, comme de toute séparation, se fondant strictement sur la fusion de l’homme martiniquais et du citoyen français. C’est le sens même de l’idée-force du Grand Parti du Moratoire, où le peuple prend assurance pour l’avenir. N’aide-t-il pas à penser le social, comme annulation du politique ? Ne considère-t-il pas d’ailleurs la République Française comme un Etat social, avec des valeurs démocratiques d’intérêt commun, de volonté commune de progrès et d’émancipation de la société civile ? N’est-ce pas, enfin, qu’en toute élection, même d’autodétermination, le Parti du Moratoire, présent dans toutes les couches de l’électorat martiniquais, se fait d’avance son propre législateur institutionnel ?

ROLAND TELL