— Par Hélène Lemoine —
Au théâtre, certaines œuvres ne cherchent pas à faire grand bruit. Elles s’installent doucement, presque en silence, mais laissent derrière elles une empreinte durable. C’est le cas du Joueur d’échecs, magistrale adaptation scénique de la dernière nouvelle écrite par Stefan Zweig, portée à la scène par André Salzet et la compagnie Carpe Diem. Un seul comédien, une chaise, des jeux de lumière, un texte inaltéré — et pourtant, une densité rare, un choc théâtral, une émotion nue.
À première vue, la nouvelle de Zweig semble rétive à la scène. Tout en elle repose sur l’analyse intérieure, la lente montée d’une tension psychologique, les non-dits, les regards, les pensées. Pas de dialogues à proprement parler, peu de situations spectaculaires. Mais c’est précisément cette apparente impossibilité qui a nourri le pari d’André Salzet : incarner l’ensemble du texte sans le trahir, donner vie à toutes ses voix, à tous ses silences, dans une forme dépouillée, presque ascétique. Un pari relevé avec brio.
Une rencontre en apparence banale : deux hommes, une partie, un paquebot
Le récit commence sur un paquebot transatlantique, entre l’Europe et l’Amérique. Le narrateur, autrichien comme Zweig, observe la présence à bord d’un personnage singulier : Mirko Czentovic, champion du monde d’échecs, aussi taciturne qu’impénétrable. Fils d’un batelier analphabète, orphelin élevé par un curé, il a découvert par hasard son don pour les échecs, au détour d’une partie improvisée. Devenu célèbre malgré — ou grâce à — sa pauvreté d’esprit, il incarne une figure glaçante de talent déshumanisé. Il gagne parce qu’il applique froidement, inlassablement, les lois implacables du jeu. Il est une machine, une force brute. L’intelligence sans conscience.
À l’autre extrémité du spectre, apparaît un mystérieux Monsieur B., autre passager du bateau. Son accent est autrichien, son maintien élégant, son comportement discret. Lorsque les deux hommes s’affrontent au cours d’une partie d’échecs improvisée, le narrateur et les autres passagers découvrent, stupéfaits, que Monsieur B. possède un sens du jeu d’une finesse inouïe — alors même qu’il affirme n’avoir pas touché un échiquier depuis vingt ans. Ce duel n’est pas seulement celui de deux joueurs. Il est celui de deux trajectoires humaines, de deux façons de survivre, de deux manières de penser. Et, en creux, le reflet d’une Europe brisée.
Une plongée dans la folie par la seule force de la pensée
Ce que le public découvre, à mesure que Monsieur B. livre son histoire, c’est l’horreur silencieuse d’un enfermement sans nom. Ancien notaire à Vienne, il fut arrêté par les nazis pour avoir dissimulé des avoirs appartenant à des familles juives. Emprisonné sans procès, isolé dans une chambre d’hôtel vidée de tout, privé de tout contact humain, il est soumis à des interrogatoires irréguliers mais toujours menaçants. Un jour, dans un couloir, il subtilise un livre dans une poche de veste. Il pense y trouver un roman, un essai, une échappée. Mais ce qu’il découvre, c’est un manuel d’échecs. D’abord déçu, il décide pourtant de s’y plonger. Et ce qui aurait pu être une simple distraction devient une obsession.
Sans échiquier, sans pièces, il imagine. Il reproduit mentalement les parties célèbres du recueil, crée un échiquier dans son esprit, façonne des pions avec des miettes de pain. Puis il commence à jouer contre lui-même. À se dédoubler. À séparer en lui les deux joueurs. Et plus il joue, plus il glisse vers une forme de dissociation mentale. Il ne pense plus, il pense contre lui-même. Il devient à la fois son propre adversaire et sa propre victime. L’aliénation devient totale.
André Salzet restitue cette descente dans les abysses avec une maîtrise admirable. Le texte de Zweig, respecté dans son intégralité, est rendu vivant par des inflexions de voix, des silences, des changements d’attitude, des regards soudains. Le comédien passe de Monsieur B. à Czentovic, du narrateur à l’Écossais, avec une fluidité troublante. Il est tour à tour élégant, brutal, posé, halluciné. Et si les visages changent, le corps, lui, reste unique : ce contraste ajoute une force saisissante à la mise en scène.
Une scénographie sobre, une tension constante
La réussite de cette adaptation repose en grande partie sur sa sobriété. Aucun décor, sinon une chaise. Aucun accessoire. Ce sont les lumières — pensées avec une grande finesse — qui structurent les espaces et les émotions. Un cercle de lumière blanche dessine la cellule, presque carcérale. Un éclairage bleuté évoque le pont du navire. Une lueur ambrée recrée l’ambiance feutrée du fumoir. Le spectateur, plongé dans l’ombre, ressent les transitions sans jamais qu’elles soient appuyées. La tension ne faiblit jamais.
L’absence de musique laisse toute la place à la diction, millimétrée, de Salzet. Chaque respiration semble pensée, chaque pause, chaque regard vers le public, ajoute à l’intensité dramatique. La folie de Monsieur B. n’est jamais surjouée : elle affleure, puis déborde, dans une scène d’égarement où le corps se tend, se contracte, s’épuise. Là encore, pas d’effets. Juste l’art du jeu.
Une œuvre-miroir, entre autobiographie et métaphore
On ne peut voir cette pièce sans penser à Stefan Zweig lui-même. Écrivain majeur du XXe siècle, figure européenne et cosmopolite, Zweig a fui l’Autriche nazie pour se réfugier au Brésil. En 1941, il écrit à son ex-femme : « J’ai commencé une petite nouvelle sur les échecs, inspirée par un manuel que j’ai acheté pour meubler ma solitude. » Ce sera son dernier texte. Il se donnera la mort le 22 février 1942 avec sa seconde épouse. Le Joueur d’échecs sera publié à titre posthume.
Dès lors, comment ne pas voir dans Czentovic et Monsieur B. deux figures de l’écrivain ? Le premier, froid, replié, détaché du monde, pourrait incarner une part de Zweig protégeant son talent dans l’exil. Le second, hypersensible, scindé, épuisé par sa propre intelligence, est peut-être le reflet le plus direct de l’homme qu’il fut : lucide jusqu’à la douleur. Et ce bateau où les deux se rencontrent, ce « huis clos flottant », semble lui aussi une métaphore de l’Europe à la dérive, entre barbarie mécanique et humanisme à bout de souffle.
Une performance théâtrale rare, et nécessaire
Ce qui frappe, au sortir de cette pièce, c’est d’abord la puissance de l’interprétation. André Salzet ne se contente pas de jouer un texte. Il le traverse. Il s’y engage. Il le vit. Avec une humilité remarquable, il ne cherche jamais l’effet facile. Tout est tendu vers l’essentiel : faire entendre une parole, redonner chair à un texte, faire résonner la voix d’un auteur avec celle de notre époque. Et cela fonctionne à merveille.
Plus profondément, cette adaptation du Joueur d’échecs nous rappelle ce que le théâtre peut avoir de plus précieux : un espace de pensée et de mémoire, où l’on questionne ce qui nous fonde, ce qui nous hante, ce qui nous dépasse. Elle parle de folie, de résistance, de solitude, de mémoire. Mais aussi, en creux, de ce que signifie rester humain face à l’inhumain.
Un spectacle salué depuis sa création, et à juste titre. Plus qu’un coup de cœur : un choc salutaire.