Le jardin des sculptures, entretiens d’artistes : Christian Bertin

—  Propos recueillis par Matilde dos Santos, Historienne, critique d’art et curateur indépendant

En continuité de la série d’entretiens avec les créateurs des œuvres du jardin des sculptures de la Fondation Clément, voici l’interview que j’ai réalisée avec Christian Bertin à son atelier en février 2019. J’aime énormément cet atelier qui a tout d’une tanière, ou d’un ventre de baleine ; n’importe quel endroit baigné de mystère, où Christian travaille 10 à 12 heures par jour, 7 jours sur 7. Infatigable ouvrier de l’art, comme il se définit. Ses réponses émouvantes éclairent le travail d’un artiste plutôt secret.

  1. Christian Bertin, « Ombres », 2014, Jardin des Sculptures, Fondation Clément. Photo @JB Barret (2019)

Matilde dos Santos : Ombres a été installée dans le jardin de sculptures de la Fondation Clément en 2014. Peux-tu nous parler de sa genèse et du rapport de cette œuvre au site ?

Christian Bertin : Ombres était une commande. En 2011, j’avais fait une installation à Fonds St Jacques,  « Le soleil noir ». Pour cette œuvre, je suis parti du « Radeau de la méduse », plus précisément de la figure du nègre portant le drapeau. Le modèle de Géricault pour ce tableau était un haïtien, en pleine période de la Révolution, de l’indépendance d’Haïti ; c’était donc une prise de position politique importante de la part de l’artiste. De plus pour une fois, ce n’était pas la servante, ni le gamin au sol à la hauteur d’un chien : non, ici le nègre était débout, il portait l’espoir en drapeau. Ça m’avait intéressé. Ma pièce était alors une série de futs tapissés de textes sur Césaire, un article qui parlait de sa mort et où l’on disait que le soleil noir s’était éteint. J’ai voulu dire qu’il n’était pas éteint. J’ai tapissé mes futs avec des copies de l’article. Tout en haut j’avais accroché une chemise-drapeau. Bernard Hayot a voulu la même pièce pour la Fondation. J’y ai réfléchi longtemps car je ne voyais pas de sens à refaire la même chose. L’idée de base était pour moi que la Fondation Clément est un lieu de dynamisme, pas seulement de dynamisme artistique, mais de dynamisme économique pour l’art. C’est pour cela que j’ai pensé à un sprinteur. On voit que la pièce est entrain de partir, comme quelqu’un qui se lève et cours.

2. Christian Bertin, « Soleil noir », en cours d’installation à Fonds St Jacques, exposition Caraïbes en expansion, curateur José Manuel Noceda, 2010. Photo FA.

 MdS :Dans les croquis de la pièce que tu avais remis à la Fondation Clément, il était question d’une main.

CB :Ce n’est pas vraiment une main. Ce sont des membres du corps. A un moment donné, j’avais pensé à une main qui sort de terre ; mais ce sont plutôt des membres qui sortent de terre. La pièce a quatre parties : trois donnent cette impression de mouvement et la quatrième est une sorte de longue vue ou télescope.

3. Christian Bertin, « Ombres » (croquis de l’artiste) 2011.

MdS :Sur trois des pièces en hauteur il y a une sorte de spirale comme une empreinte digitale.

CB : Oui l’idée de la main était dans l’empreinte digitale, en même temps, cette spirale est le signe de Total… Trois des pièces ont des spirales-empreintes digitales, et celle au centre tu peux l’utiliser pour regarder au loin. L’idée était de regarder l’autre bord, regarder Miquelon… c’était ça la démarche de la pièce. Tout en restant ici, on peut voir que le monde nous appartient. Et le nom « Ombres » renvoyait à hombre, l’homme en espagnol. Je me suis servi de l’espagnol pour jouer avec l’ombre et la lumière

MDS : Il y a un rapport très évident de cette œuvre avec d’autres de tes créations, déjà par le matériau.

CB : Bien entendu. Tu sais, en français on dit fut, mais en créole on dit bombe. La bombe est aussi la pierre du volcan, de la Pelée, et tout volcan a une bombe. Une petite pierre qui est au fond du volcan et qui éclate. Je crois que c’est à cause de cette pierre-là qu’on dit une bomb dlo ici. Avec ce nom cet objet de la vie de tous les jours est inconsciemment lié au volcan et à l’explosion. En même temps, il y a le passé du fut, ce qu’il a été avant d’arriver ici. Ils servent au transport de quelque-chose qui vient de loin. Il y a un mouvement pendulaire : ce qui vient doit aussi repartir.

MDS : Comme le commerce triangulaire ? C’est une question présente dans beaucoup d’autres de tes œuvres… La référence à Total aussi et même cette empreinte…

CB : Pour chacune de mes œuvres où j’utilise le fut, je pense à la bombe ; c’est toujours une réflexion sur la montagne Pelée, il y a cette relation-là pour moi. Après, je décline en plusieurs autres choses. Le présent m’intéresse beaucoup. Et c’est Total qui bouffe tout le monde, ou c’est l’art total ; c’est une vraie provocation. Cette chose qui a mangé tout le tiers monde…Total et l’art total. C’est une référence à la colonisation moderne, pas seulement ici, pas seulement le passé. Le pillage du monde. Mais ce n’est pas cela qui revient dans « Ombres ». « Ombres » veut parler de nous. Quel dynamisme peut-on avoir dans ce lieu ? Je ne suis pas en train de dire il n’y a pas de passé, je dis qu’il faut en faire de l’art. L’art permet à l’homme d’avancer, et ce n’est pas moi qui le dis, c’est Césaire. Tant qu’un être n’a pas une culture bien forte, il ne peut pas avancer.

4. Christian Bertin, « La peau du serpent noir », 2013. Biennale Internationale d’Art Contemporain de Martinique. Photo ©Luc Jennepin

MDS : « Ombres » ce sont donc des hommes et ils sortent de terre dans un endroit chargé d’une histoire d’esclavage, mais dans lequel on a aussi une nouvelle vie avec un espace d’art contemporain.

CB : Oui ce sont des hommes. Le bras d’un homme, la jambe d’un homme… Ils sortent de cette terre qui les avait avalés. Ce lieu-là est riche autant de la souffrance, que du dynamisme. C’est un lieu très dur dans l’histoire et c’est un lieu que nous devons nous approprier pour son dynamisme. Césaire dit qu’une société sans Art, est une société qui n’existe pas. Et c’est sur cette idée-là que j’ai travaillé. Je n’oublie pas que Césaire a planté un arbre dans ce terreau.

MDS : As-tu choisi l’emplacement de la pièce ? Curieusement l’œuvre de Venet en face, fait partie d’une série sur laquelle l’artiste imprime toujours l’identité mathématique sur l’œuvre. C’est intéressant de retrouver l’identité par l’empreinte digitale dans ta pièce juste en face.

CB : J’avais demandé que la pièce soit placée à un endroit à partir duquel on puisse voir au loin, à cause de la longue-vue mais c’est Bernard Hayot qui a choisi l’emplacement. Si tu regardes à travers le cercle de Venet, tu vois mon œuvre. J’aime être confronté à ce grand artiste. Les deux pièces sont en métal, les deux pièces sont verticales, mais elles n’ont rien en commun. On n’a pas la même histoire non plus, ni les mêmes problèmes avec ce lieu. Parce que j’ai une vraie confrontation avec ce lieu par mon histoire. Ce type de lieu a fait souffrir mes parents, mes grands-parents, tous. Et à présent je pense qu’il est nécessaire en tant que lieu de culture, je pense qu’il faut le prendre, qu’il faut l’investir. Cette pensée n’est pas la même que Venet. Il imprime l’identité sans douleur sur ces cercles. Moi je dois m’en échapper.

5. Christian Bertin dans son atelier, extérieur. Photo Robert Charlotte

MDS : Quelle est la relation de cette pièce avec d’autres travaux ?

CB : J’aime travailler avec des grandes dimensions. Ma dernière pièce, « La peau du serpent noir » faisait 8 mètres de haut et 35 tonnes de matériau. « Ombres » n’est pas ma plus grande pièce, mais c’est ma première œuvre pérenne en espace public. Mon travail a souvent des dimensions importantes, mais il a toujours été très éphémère. Ephémère et engagé. Je ne fais rien juste pour faire. J’aime aussi que l’œuvre se taise. Je préfère éviter le bavardage. Surtout en art, mais dans la vie aussi finalement.

6. Christian Bertin, « La visite inventé », installation « Champ de mats de cocagne », 2007, Quartier Citron, sortie atelier avec étudiants des écoles des Beaux-arts de Rennes, Quimper et Montpellier, ainsi que des jeunes des quartiers sensibles de Fort-de-France. Fort de France photo @Jean Luc Jennepin

 

MDS : Tes pièces sont muries longtemps, on sent que tu réfléchis énormément

CB : Chez moi, penser est faire. Je pense énormément, car je suis toujours dans l’acte de faire. Je pense avec mes mains. Quand je suis rentré à l’école d’art je n’étais pas un grand lecteur. Quand j’ai commencé à travailler avec mes mains j’ai été obligé de lire, pour savoir ce que mes mains disaient. Ce sont mes mains qui me permettent jusqu’à présent de lire. Par exemple, en ce moment je lis «Je suis Juan de Pareja», le livre sur l’esclave peintre-assistant de Velázquez, car je travaille sur une pièce qui se rapporte aux Menines. Je suis bloqué sur cette pièce, alors je lis autour de Velázquez. Mes « Menines » seront un hommage à cet esclave.

MDS : Revenons juste sur le rapport d’ « Ombres » à tes autres œuvres : son importance, sa place.

CB : « Ombres » fait partie de ma série de travaux avec des futs. C’est une continuité de ce travail. Aucun de mes travaux n’est absent de ce que je fais. Mais j’évolue et j’amène d’autres choses. Par exemple, la blesse restera toujours présente mais ce n’est pas la blesse d’il y a 30 ans. Les futs c’est pareil. Maintenant je vais les modifier complétement, les découper en morceaux, je voudrais faire Velázquez avec.

MDS : Tu as toujours eu cette prédilection pour les futs, le métal en général, le métal usagé surtout.

CB : Ce qui m’attire dans les objets usagés est le temps, le temps passé, le temps à venir, le temps qui s’en ira bientôt.

MDS : Donc il y a aussi pour toi dans « Ombres » une relation avec la temporalité, peut-être parce qu’elle est en mouvement ?

CB : Parce que nous sommes tous en mouvement… surtout nous, martiniquais, nous devons être tout le temps en mouvement.

MDS : Comme une technique de guerre ?

CB : Exact. Tu te souviens ce qu’Omar Diop a dit lors de la table ronde* à la Fondation Clément ? L’histoire de l’art occidental est notre butin de guerre. C’est ce que je pense aussi. Au François, je viens nourrir mes ancêtres qui se sont étiolés ici et me nourrir d’eux. Quand je parle de prendre la Fondation, je veux dire en faire mon butin de guerre. Je souhaite que les martiniquais comprennent ce lieu comme un butin de guerre de la culture martiniquaise. Je fais mien cet espace que nous avons évité. J’aimerais que mes enfants fassent de ce lieu, un lieu qui leur appartient aussi. C’est une grande difficulté pour ma génération, mais je pense à l’avenir aussi. Il faut que l’on se réapproprie cet espace ; en fin de comptes Clément était un mulâtre. Je veux que les jeunes martiniquais, en approchant mon œuvre, regardent par la lucarne et se disent que le vaste monde leur appartient.

7. Christian Bertin, « Ombres », 2014, détail. Photo Jean-Baptiste Barret (2019)

 

Christian Bertin est né à Fort de France en 1952. Il vit et travaille en Martinique. Soutenu par Aimé Césaire, il a étudié à l’Ecole Régionale des Beaux-Arts de Mâcon et l’école des arts décoratifs de Genève. Diplômé en 1986 il a enseigné les arts plastiques au Service Municipal d’Action Culturelle (SERMAC) de la vile de Fort de France, Martinique, pendant plus de trente ans. Parallèlement il expose en Martinique, en Europe (Biennale de Liverpool, Cité des arts…) et dans la Caraïbe (Barbade, Trinidad & Tobago…), et anime régulièrement des ateliers pour des étudiants des écoles de beaux-arts de Montpellier, Quimper et Rennes.

*Table ronde animée par Françoise Monnin. Rencontre avec les artistes Malala Andrialavidrazana, Agnès Brézéphin, Omar Victor Diop, Hassan Musa et Bruno Pédurand, le 25 février 2018 à la Fondation Clément, dans le cadre de l’exposition « Afriques, artistes d’hier et d’aujourd’hui », en partenariat et avec le commissariat du Musée Dapper.

Matilde dos Santos

Janvier 2021