Le jardin des sculptures de la Fondation Clément, entretiens d’artistes : Miguel Chevalier

— Propos recueillis par Matilde dos Santos Ferreira, critique d’art et curateur indépendant, —

Entretien avec Miguel Chevalier par mail, en juillet 2019, autour de son imposante fleur, « Silène luminaris sive Muflier de Borgès » installée dans le jardin des sculptures de la Fondation Clément en 2015.

  1. Silène luminaris sive Muflier de Borgès, 2015, jardin des sculptures, Fondation Clément

Matilde dos Santos : Miguel Chevalier en cinq dates. Quels sont pour vous les événements et/ou rencontres qui ont impacté le plus votre destinée ou votre œuvre ?

Miguel Chevalier : Au début des années 80, j’étais convaincu que les avant-gardes avaient exploré tous les champs possibles de la création picturale et qu’essayer de régénérer un propos pictural par la peinture, ce serait refaire en moins bien ce que d’autres avaient déjà réalisé. En revanche on commençait à peine à parler de société de l’information et l’informatique prenait de plus en plus de place dans les médias. C’est ce territoire encore vierge, non exploré par la création artistique contemporaine, que j’ai souhaité approfondir. Mais l’accès à l’outil informatique était alors un vrai problème en France. Seuls les laboratoires scientifiques ou les chaînes de télévision y avaient accès.

En 1983, j’ai obtenu la bourse Lavoisier du ministère des Affaires Etrangères français qui m’a permis de poursuivre mes recherches au Pratt Institute à New York, et à la School of Visual Arts qui venaient tout juste de créer un département numérique. J’ai pu accéder enfin librement aux premiers logiciels de dessin sur ordinateur. A ce moment-là, j’ai pris vraiment conscience du bouleversement que les nouvelles technologies allaient amener dans la peinture, la photographie ou la vidéo. J’ai compris aussi que cet outil allait être pour moi la base d’une démarche structurellement originale dont il fallait immédiatement saisir les enjeux.

En 1988 j’ai pu acquérir mon premier ordinateur personnel assez puissant. Je pouvais enfin créer en toute liberté des œuvres en 2D et des petits logiciels génératifs. Leurs possibilités me semblaient illimitées et en transformation perpétuelle. Ils représentaient un fabuleux dictionnaire de formes et de couleurs, à partir duquel je pouvais travailler l’image, la régénérer. Ces outils numériques me permettaient de créer un télescopage de différentes images entre elles et des variations infinies.

En 2000 j’ai installé mon atelier à Ivry-sur-Seine. Peu à peu j’ai constitué une petite équipe d’informaticiens et de techniciens avec lesquels j’élabore les logiciels pour mes œuvres. L’atelier me permet de tester mes œuvres avant de les présenter à plus grande échelle dans des musées ou centre d’art.

En 2005 j’ai commencé à travailler avec Nicolas Gaudelet, spécialiste des solutions Informatiques, qui m’aide à concrétiser mes idées, prend en charge le montage et la maintenance de mes installations.

En 2008 J’ai rencontré Cyrille Henry, informaticien avec qui j’ai mis au point le logiciel des « Fractal Flowers », une génération de fleurs aux formes géométriques poussées à l’extrême qui évoluent à la lisière de quatre mondes : le minéral, le végétal, l’animal et le robotique. C’est avec ce logiciel que j’ai pu expérimenter à partir de 2008, les premières sculptures utilisant des imprimantes 3D.

2.Baroque et classique, 1987, Centre d’Art Contemporain, Belfort, photo site de l’artiste

MDS : Miguel Chevalier en cinq œuvres. Quelles sont les œuvres que vous considérez comme des jalons de votre production ? Ou qui sont très spéciales pour vous et pourquoi ?

MC : La première est sans doute « Effet de serre », installation mixed media de 1987 au Centre d’art Contemporain à Belfort, France. Les serres ont retenu très tôt mon attention parce qu’elles résultent d’un système de construction particulier où se rencontrent nature et architecture.  « Effet de serre » est une serre de jardin en métal et verre qui renfermait à l’intérieur des plantes, et des téléviseurs diffusant l’œuvre  « Baroque et Classique » , allusion à l’univers construit, rigoriste de la structure de fer et de verre de la cité moderne et à l’univers organique, végétal qu’elle renferme, avec ses formes baroques faites des courbes et contre-courbes des branches et des feuilles.

La serre est un espace privilégié et protecteur. Ce monde artificiel, clos et transparent est aussi une métaphore intéressante du microcosme qui est le monde de l’art. J’ai renouvelé le thème de la serre à plusieurs reprises, notamment avec l’œuvre « Fractal Flowers  in vitro » en 2009.

Il y a eu aussi « Etat binaire », une vidéo de 5 minutes en 1990. Elle était constituée d’une succession dynamique d’images de synthèse composées de 0 et 1, en 2D et 3D, sur une musique semblable à un cœur qui bat en permanence. Ces deux chiffres sont la représentation symbolique de deux états logiques de l’intimité du fonctionnement de la machine-ordinateur. Ces signes gèrent des milliards de données. Ils trament notre environnement, depuis notre quotidien jusqu’aux cours boursiers, en passant par tous les réseaux de transmission et de télécommunication. C’est un motif récurrent de mon travail, que je développe encore aujourd’hui.

Puis « Sur-Natures 2005 », une installation de réalité virtuelle générative et interactive au Daejeon Metropolitan Museum of Art, à Daejeon, Corée du Sud. Pour cette pièce, je me suis inspiré des recherches de modélisation et simulations de croissance de plantes pour les appliquer à des végétaux imaginaires. La série « Sur-Natures » se compose d’un herbier de dix-huit graines virtuelles de différentes couleurs et formes. Les fleurs virtuelles évoluent de manière autonome sous forme de jardins virtuels, qui s’auto génèrent à l’infini. Les plantes poussent, fanent et renaissent. De ce fait le jardin se transforme constamment. En plus l’œuvre est interactive. Grâce à des capteurs de présence, les plantes se courbent de droite à gauche comme sous l’effet du vent, ondulant selon les mouvements du public. C’était la première présentation de cette création mais aussi la plus grande projection générative et interactive que j’ai réalisée jusqu’à ce jour

Ensuite il y a eu « L’ Origine du Monde » Installation de réalité virtuelle réalisée pour le Festival a-part, aux Carrières de Lumières, Baux-de-Provence en 2012. Les carrières sont un espace hors norme. Le dispositif de projection immergeait carrément le public dans l’œuvre, un univers de cellules multicolores qui prolifèrent, fusionnent, se divisent…

Les courbes qui ondulaient renouaient avec les univers psychédéliques des années 70. Cette installation créait des sensations corporelles nouvelles mêlant intimement images et musique. Le dispositif introduisait un pont inédit entre le pariétal et le digital.

Et finalement « Tapis Magiques », Installation de réalité virtuelle générative et interactive que j’ai réalisée en 2016 dans une ancienne église du Sacré Coeur, à Casablanca, Maroc. C’était une de mes premières installations dans un espace patrimonial.

Le numérique me permet de revisiter l’histoire et l’architecture de ces lieux patrimoniaux et en donner une nouvelle lecture. A Casablanca, l’installation couvrait le sol de l’ancienne église d’un tapis virtuel de lumière composés de spirales colorées qui glissaient progressivement vers des tableaux de méga-pixels. Elle renvoyait à l’art islamique, notamment la mosaïque, qui n’est pas sans rappeler aujourd’hui la notion du Pixel.

3. Sur-Natures, 2005, korea. photo site de l’artiste

MDS : Comment définiriez-vous la relation esthétique-informatique dans votre œuvre ?

MC : J’ai été imprégné par les différents enseignements artistiques que j’ai reçus et par l’histoire de l’art. Dans mes œuvres, bien que l’ordinateur nous propose des milliers de combinatoires possibles, je fais attention à mettre en avant cette esthétique si particulière du virtuel, en insérant des trames filaires et mettant en exergue les pixels dans les compositions, les volumes, de par les formes et les couleurs. La couleur est pour moi une forme de vie, de vitalité.

4. Fractal Flowers, 2014, Ceret, photo site de l’artiste

MDS : « Silène luminaris sive Muflier de Borgès » dans sa version inox est un retour du virtuel vers le réel. Est-ce votre première expérience de ce type ? Quelles sont les autres ?

MC : Avec le logiciel Fractal Flowers, dont est extraite l’œuvre « Silène luminaris sive Muflier de Borgès », je peux arrêter une fleur virtuelle à n’importe quel moment de sa croissance et obtenir un fichier 3D qui me permet ensuite de la matérialiser en résine par la technique d’impression 3D rn frittage de poudre. Depuis 2008, j’ai ainsi pu matérialiser différentes fleurs extraites de l’herbier virtuel des  « Fractal Flowers ». Ces imprimantes 3D sont selon moi une véritable révolution pour le domaine de la sculpture. Concernant la grande sculpture « Silène luminaris sive Muflier de Borgès » réalisée en inox, il n’était pas possible d’utiliser des techniques d’impression 3D à cette échelle. Cette sculpture a été fabriquée dans les ateliers de la serrurerie Sarragala, près de Marseille. La tige a été réalisée à l’identique du modèle 3D. Quant à la fleur, au regard de la complexité du foisonnement des pétales, les serruriers ont laissé libre cours à leur interprétation, tout en restant fidèles au rayonnement et au rythme tournoyant de la fleur virtuelle.

J’ai réalisé trois autres grandes sculptures en métal de la série « Fractal Flowers » pour des collections privées en Bourgogne et dans le sud de la France, mais « Silène luminaris » en Martinitique est la plus grande.

5.Fractal Flower, 2014, CERET, impression silicone, photo web

MDS : « Silène luminaris sive Muflier de Borgès » et le jardin des sculptures. L’œuvre a-t-elle été conçue pour les jardins de la Fondation Clément ? Pensez-vous qu’elle ait un rapport spécial au site ? Lequel ?

MC : « Silène luminaris sive Muflier de Borgès »  a été spécialement conçue pour le parc de la Fondation Clément. Sa taille a été pensée à l’échelle du lieu et sa couleur rouge/orange a été choisie pour se détacher sur ce paysage très vert. Elle a été installée à proximité de d’une pièce d’eau afin de créer son double. La nuit, par sa mise en lumière, elle irradie tout autour et crée le mystère. Pour moi, cette œuvre entre plus en résonance avec la végétation de la Martinique, qu’avec son histoire. Elle s’épanouit parmi des nombreuses espèces exotiques, tels que les palmiers royaux, les bananiers et les champs de canne à sucre. Elle est elle-même une forme d’exotisme par sa forme luxuriante, expansive et hors norme.

6. Silène luminaris sive Muflier de Borgès, jardin des sculptures, Fondation Clément, 2015

 

 

Michel Chevalier est né à Mexico-city en 1959. Vit et travaille à Paris. Diplômé de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts (1981) mais aussi de l’université Paris Saint Charles, de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts décoratifs, et de la Sorbonne, tout cela en 1983.. Pionnier de l’art virtuel et du numérique, il utilise l’informatique comme moyen d’expression dans le champ des arts plastiques depuis 1978. Son travail expérimental et multidisciplinaire l’a amené à New York au début des années 80 pour deux résidences de recherche, d’abord à l’institut Pratt, puis à l’école d’arts visuels de NY. Depuis les années 1990 il réalise des installations génératives, interactives, partout dans le monde.