Le feuilleton de la demande de réparations de l’esclavage

— Par Marlène Hospice, docteur en ethnologie et en sociologie comparée —

Ô Chimères!. Il en va d’une certaine manière pour l’individu comme pour un groupe humain. Du fond des âges de l’humanité jusqu’à nos jours, des fantasmes s’emparent d’eux, les vampirisent, déroutant leurs actes vers des caps fous et fracassants.
Ô chimères!
Les Grecs les ont matérialisées en figures animales diaboliques au corps de chèvre, à la tête de lion et à la queue de serpent. Les Haïtiens – jamais en reste d’ironie créatrice collective quelque soit le poids des fléaux qui les accablent -ont eu à faire face dans les années 2001-2005 de Jean-Bertrand Aristide – aux Chimères en chair et en os, sous les figures prédatrices de bandes armées dignes émules des sinistres Tonton Macoutes des Duvallier père et fils.
En Martinique, nous avons les flambeaux de la demande de réparations de l’esclavage.
Ce n’est pas parce que Christiane Taubira, drapée dans la stature que lui confère la haute place qu’elle occupe dans le gotha politique, vient d’apporter son soutien à cette demande, que celle-ci reçoit le sceau de sa validité opérationnelle.
Nous sommes redevables à Madame Taubira d’avoir réussi à faire inscrire dans la loi française que l’esclavage était un crime contre l’humanité. Immense succès et incontestable mérite! Mais la carrière politique d’un professionnel de la politique peut traîner derrière elle quelques bévues et faux-pas.
Pour l’individu qui trace son chemin pour lui-même les erreurs ne sont que des cailloux (ou bijoux ?) qui dorment avec lui dans son lit.
C’est une autre affaire lorsqu’il s’agit de responsables à des postes officiels de vigie de la pensée collective, ouvrant le chemin pour les autres, pas forcément coupables mais toujours responsables.
Il est ainsi arrivé à Madame Taubira de penser et de propager l’idée qu’une génération – la sienne forcément, la nôtre du même coup – avait soudain, à elle seule, l’intelligence sociale, le courage et l’audace qu’aucune génération nous précédant n’avait eus. Sur l’oubli de l’esclavage selon elle, depuis 1848 jusqu’à ce qu’elle s’empare du dossier en 1999, nous la citons au milieu de son envolée :
« Cet oubli délibérément aménagé a trouvé un écho extraordinaire dans le silence religieusement observé par sept générations de descendants des esclaves depuis l’abolition… »
Ces propos de Madame Taubira dans le cadre de la Commission des Lois de l’Assemblée ont déjà été passés au scalpel de plusieurs critiques.
« Sept générations de larbins ? (…) Un Monnerville (…) Un Félix Éboué (…) Pour ne pas évoquer le menu fretin des Damas et des Catayé. (…) Qu’est-ce qu’un Hurard ? Un Deproge ? Un Lagrosillère ? Un Césaire ? Pour la Martinique (…) Un Légitimus ? Un Boisneuf ? Une Archimède ? Un Valentino ? Un Bangou ? Pour la Guadeloupe. » [Edouard De Lépine : Dix semaines qui ébranlèrent la Martinique ; 1999 ; page 206]

L’ABERRATION QUI NOURRIT LES CHIMÈRES…
L’aberration la plus importante dans la pensée de Madame Taubira, c’est l’absolue évidence qu’elle ignore ce qu’a été le lent travail de construit social, génération après génération, pour que s’organise une société sur les décombres de la société esclavagiste.
Il est par ailleurs historiquement faux que les générations successives ont dans un mouvement spontané et concerté décidé de mettre sous le boisseau la période de l’esclavage. Les références sont si nombreuses – depuis le Journal des Colonies de Marius Hurard jusqu’aux discours de Lagrosillère – que nous ne pouvons les traiter dans le cadre de cet article. Que ce soit le cas de sociétés aux longs parcours de fondation – le cas européen en général -ou des sociétés aux parcours plus brefs ? – dont la société nord américaine apparaît comme le chef-d’oeuvre – on assiste toujours à ce temps d’enfouissement dans la conscience collective des événements qui ont fracassé la structure sociale. La France ne se souvient pas de Dien-Bien-Phu ou de l’Algérie au lendemain des évènements. Il faut déjà le temps de L’Histoire pour construire les faits historiques et le temps des mémoires de groupes ouvrant celui de la mémoire collective.
Les réparations foncières, c’est envisageable, a dit Madame Taubira. Que chacun sorte sa calculette! Le foncier à la Martinique, c’est quoi ? 110 000 ha dont 43% sont en bois et forêts. Le reste se répartit en 28 000 ha de SAU(Surface agricole utile), 24 500 ha en surface bâtie, et en gros 10 000 ha de surface agricole non cultivée.
On ne touchera pas aux bois et forêts non pas parce que l’envie n’a cessé de démanger les uns et les autres, mais parce qu’ils sont inconstructibles. Quel secteur sera mis en partage ? Les 10 000 ha de surface agricole non cultivée mais qui sont la propriété d’une cohorte de « petits » possédants et le fruit d’héritages familiaux ? Bonjour la crise ouverte au sein de la société martiniquaise si l’on venait à spolier ces petits propriétaires. En ce cas, il faudrait s’attaquer aux autres possédants et remettre en question les résidences particulières. On évaluera le terrain et la valeur de chaque maison particulière et on la versera au pot commun ? On imposera à chaque propriétaire de verser une contribution aux fonds du partage pour les réparations ? À moins que l’on ne touche à la surface agricole dont les 50% représentent des exploitations de moins de 20 ha, dont l’écrasante majorité concerne des exploitations de moins de 2 à 5 ha.

MENDIANTS, MAIS TOUJOURS ARROGANTS
Nous savons bien que le coeur du fantasme c’est l’héritage béké qui devrait alimenter ce fond des réparations. Ces vastes terres fantomatiques sont comptabilisées dans la SAU dans la case des exploitations de plus de 20 ha qui représente un total de 15 000 ha. Prendra-t-on toute la terre qui constitue aujourd’hui l’agriculture martiniquaise et qui n’appartient pas qu’aux seuls békés ? Qui peut croire par ailleurs qu’une quelconque instance martiniquaise aurait les mains libres pour organiser une loi de spoliation sur la base d’une discrimination raciale et en mettant en procès des gens héritiers de quatrième génération d’acteurs du passé ?
Les ayants-droits des réparations, ce sera qui ? 73 000 esclaves affranchis, cela représente aujourd’hui si l’on ne se rapporte qu’à ceux qui sont des quatrième générations, au moins 2 000 000 personnes (en mettant le compteur au plus bas de 30 descendants en moyenne alors que les cousinades de plus en plus nombreuses nous ont démontré qu’on pouvait réunir jusqu’à un millier et plus de descendants). Calcul immédiat sur la base de 15 000 ha saisis répartis en 2 000 000 de personnes : chacun devrait recevoir 75 m2!
Et puisqu’il s’agit que Justice passe, pourquoi les libres de couleur de plus en plus nombreux à partir de 1830 – près de 30 000 en 1848 – seraient-ils privés de réparations ? Leur situation de libres est quelque part le fruit du mérite avant tout. En quoi auraient-ils à être écartés du festin ? Tandis que les esclaves qui dénonçaient les complots ne seraient pas démasqués dans leurs descendants ?
Détricotons, détricotons le maillage social avec nos dents de rage, de frustration, d’impuissance!
NON! Aucune personne sensée ne voudrait mettre le doigt dans l’engrenage infernal qui mangerait de l’intérieur les intestins d’une micro-société qui revient de si loin et qui a encore tant de défis à relever pour son honneur et son bien-être.
Si ce ne sont les Martiniquais eux-mêmes qui feront les frais des réparations, qui d’autre alors ? C’est alors que le fantasme dévoile son fou dans son extravagance la plus démentielle : la France paiera! l’Europe paiera! La Martinique, seule au monde, saurait imposer « à froid » et cent cinquante ans plus tard, un Tribunal de Nuremberg pour faire payer les réparations de l’esclavage! Mendiants mais toujours arrogants (selon le mot de Césaire des « mendiants arrogants » ) et ajoutons-le, ignorants des réalités, du passé comme du monde actuel!
Marlène Hospice, docteur en ethnologie et en sociologie comparée