« Le droit d’emmerder Dieu », de Richard Malka

« C’est à nous, et à nous seuls, qu’il revient de réfléchir, d’analyser et de prendre des risques pour rester libres. Libres de nous engager et d’être ce que nous voulons. C’est à nous, et à personne d’autre, qu’il revient de trouver les mots, de les prononcer, de les écrire avec force, pour couvrir le son des couteaux sous nos gorges.
À nous de rire, de dessiner, d’aimer, de jouir de nos libertés, de vivre la tête haute, face à des fanatiques qui voudraient nous imposer leur monde de névroses et de frustration – en coproduction avec des universitaires gavés de communautarisme anglo-saxon et des intellectuels qui sont les héritiers de ceux qui ont soutenu parmi les pires dictateurs du XXe siècle, de Staline à Pol Pot. »

Ainsi plaide Richard Malka, avocat de Charlie Hebdo, lors du procès des attentats de janvier 2015. Procès intellectuel, procès historique, au cours duquel l’auteur retrace, avec puissance, le cheminement souterrain et idéologique du Mal. Chaque mot pèse. Chaque mot frappe. Ou apporte la douceur, évoquant les noms des disparus, des amis, leurs plumes, leurs pinceaux, leur distance ironique et tendre.
Bien plus qu’une plaidoirie, un éloge de la vie libre, joyeuse et éclairée.
Thèmes: Essais littéraires
Format :120 x 185 mm
Pages : 96
EAN : 9782246825838
EAN numérique: 9782246825845

Grasset

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Le début du livre

J’écris mes plaidoiries. Celle-ci plus qu’aucune autre. Le moment venu, il faut s’adapter, improviser selon les circonstances de l’audience, l’heure, l’écoute ; oublier certains passages, en développer d’autres selon l’inspiration de l’instant. Les conditions dans lesquelles j’ai prononcé ces mots devant la cour d’assises spéciale de Paris resteront pour moi inoubliables. Bien sûr, il y avait la charge émotionnelle de ce procès qui me touchait de si près, écrasante, terrifiante mais au moment de plaider, voilà que l’un des accusés est atteint du Covid. Les reports d’audience se sont succédé comme un supplice, de semaine en semaine, durant un mois. Il y avait le masque aussi, qui se conjuguait mal avec la passion du verbe et pire, qui supprimait toute perception des expressions des magistrats, donnant le sentiment de parler dans les limbes. Enfin, il y avait l’épuisement après trois mois d’une audience parsemée d’attentats et de morts. Alors, j’ai écourté. Nous avons choisi avec les Éditions Grasset de livrer ce texte dans sa version écrite, plus longue que celle finalement plaidée le vendredi 4 décembre 2020 en fin de journée.
Le temps qui passe, les contretemps, les renvois d’audience, l’indécence de certains, tout cela ne peut rien changer à la profondeur de notre chagrin. Celui d’être privé de l’intelligence, du talent, de la bonté et de l’humour de ceux qui ne sont plus. Alors, on cherche un sens. C’est le seul moyen de supporter le manque. Un sens à ce qui est arrivé et un sens à ce procès. Et les deux sont évidemment liés.

Pendant des mois, je me suis posé la question de ce sens et je butais toujours et encore sur le même problème que je n’ai résolu que récemment. Ce procès a été épique, tragique, tourmenté et à certains égards romanesque. Il a déclenché la fureur du monde, il a été ponctué d’attentats, il nous a livré la parole incandescente des victimes et nous a égarés dans les labyrinthes d’explication des accusés.

Le sens premier de ce procès, c’est évidemment de les juger, ces accusés. Mes confrères, en défense, vous le rappelleront à raison. Mais de là à penser que ce serait le seul sens, ce serait une erreur. Nous ne sommes pas aux États-Unis, où la partie civile est exclue du procès pénal et n’a le droit qu’à son procès civil. En France, le législateur a fait un autre choix et la partie civile est incluse dans le procès pénal. À partir de ce moment-là, elle porte avec elle son propre sens. Et vous lui avez donné le temps et l’espace pour s’exprimer. Je ne crois pas que ça allégera la peine des victimes, mais cela leur était indispensable.

Le sens de ce procès, c’est aussi de démontrer que le droit prime sur la force. Tout cela serait déjà beaucoup, et suffisant, pour n’importe quel procès. Mais pas pour celui-là, pas au regard des crimes commis. Les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher ne sont pas seulement des crimes. Ils ont une signification, une portée politique, philosophique, métaphysique. Les attentats commis par les frères Kouachi et par Amedy Coulibaly convergent vers la même idée. Ils sont indissociables, ils ont été préparés de concert, ils ont le même but. Quand Coulibaly tue des Juifs, il ne tue pas que des Juifs, il tue l’Autre. Le Juif, c’est l’Autre. Sous toutes les latitudes, à toutes les époques de l’humanité, de l’Égypte ancienne à l’Allemagne nazie, des ghettos de Pologne aux quartiers réservés du Maghreb, en passant par les shtetls de Bessarabie.

Le Juif, c’est celui qui est différent, qui garde son identité à travers les millénaires, qui refuse de se fondre. C’est l’idée de l’irréductible singularité, donc de la diversité. Charlie Hebdo aussi, c’est l’Autre. Celui qui est libre, libertaire, qui s’exprime sans entraves et, pire, qui rit de ceux dont la pensée totalitaire refuse la différence. Le sens de ces crimes, c’est l’annihilation de l’Autre, de la différence. Si l’on ne répond pas à cela, alors on se sera arrêté au milieu du chemin, on aura sanctionné l’acte, le crime, sans appréhender sa portée.

Mais comment faire pour appréhender cette portée alors qu’une cour d’assises n’est pas faite pour protéger la liberté, la diversité, mais pour apprécier des éléments constitutifs d’un crime, une culpabilité, des éléments factuels ?

C’est toute la problématique de ce procès et la solution est simple. Vous avez organisé cette audience en deux temps bien distincts : le temps des victimes et celui des accusés. De la même manière, je crois qu’il faut accepter qu’il n’y ait pas un, mais deux procès en un : celui des accusés, et celui des idées que l’on a voulu assassiner et enterrer. Ce sont les fameuses « valeurs républicaines ébranlées » qu’évoque le président Hayat dans son ordonnance autorisant l’enregistrement de ce procès.

Ces valeurs ont leur place dans cette audience, elles lui donnent une partie de son sens. Ces crimes ne sont pas des crimes comme les autres, et ce procès ne peut donc pas être un procès comme un autre.

On ne peut certainement pas se limiter, comme certains le voudraient, à analyser les différentes versions, les oublis et les non-dits des accusés : rien dans le code de procédure pénale n’empêche la prise en compte de cette dimension symbolique supplémentaire. Rien pour le parquet, dont la parole est libre, rien pour la cour qui dispose d’un espace de liberté dans sa motivation et bien sûr, rien pour les avocats des parties civiles que nous sommes. Et mon rôle, comme avocat de la personne morale Charlie Hebdo, qui est, pour les fanatiques, le grand Autre maléfique, ne sera pas d’accuser les personnes qui sont jugées, mais de traiter, quasi exclusivement, du second volet de ce procès.

Ce rôle ne m’amènera pas à plaider pour les caméras ou pour l’Histoire. Je n’en ai rien à faire de l’Histoire. Je veux plaider pour aujourd’hui, pas pour demain, pour les hommes d’ici et maintenant, pas pour les historiens du futur. Le futur, c’est comme le ciel ; c’est virtuel.

C’est à nous, et à nous seuls, qu’il revient de s’engager, de réfléchir, d’analyser et parfois de prendre des risques pour rester libres d’être ce que nous voulons. C’est à nous et à personne d’autre qu’il revient de trouver les mots, de les prononcer, de les écrire pour couvrir le son des couteaux sur nos gorges.

À nous de rire, de dessiner, de jouir de nos libertés, de vivre la tête haute, face à des fanatiques qui voudraient nous imposer leur monde de névroses et de frustrations, en coproduction avec des universitaires gavés de communautarisme anglo-saxon et d’intellectuels, héritiers de ceux qui ont soutenu parmi les pires dictateurs du XXe siècle, de Staline à Pol Pot.

C’est à nous de nous battre, comme l’a dit Riss, pour rester libres. Nous et ceux qui nous succéderont. Voilà ce qui se joue aujourd’hui.

Et rester libres, cela implique de pouvoir encore parler librement, sans être menacés de mort, abattus par des kalachnikovs ou décapités. Or ce n’est plus le cas dans notre pays.

Pendant ce procès, un enseignant a été coupé en deux – pardon pour ces mots mais voilà l’horreur à laquelle nous sommes parvenus. Pendant ce procès, on a tué dans une basilique et atrocement mutilé rue Nicolas-Appert. On a menacé, photographies à l’appui, des dirigeants de Charlie Hebdo dans plusieurs communiqués, dont l’un d’Al-Qaïda.

Le message des terroristes est clair. Ils nous disent : « Vos mots, vos indignations, vos résistances ne servent à rien. On continuera à vous tuer. » Ils nous disent : « Vos juges, vos procès nous sont indifférents, on ne les reconnaît pas et on continuera à vous tuer. Vos lois sont des blagues. Nous ne répondons qu’à celles du Ciel et nous n’avons pas peur de mourir. Nous préférons la mort à la vie. » Ils nous demandent de renoncer à la liberté, parce qu’avec un couteau et un hachoir, ils seraient plus forts que soixante-six millions de Français, une armée, une police. C’est l’arme de la peur, pour nous faire abandonner un mode de vie construit au fil des siècles.

Alors la question évidemment, c’est : « Comment leur répondre ? »

Et je lis tous les jours des tribunes, des pétitions, des articles de grands philosophes, de sociologues, de beaux esprits, et même d’une ancienne candidate à l’élection présidentielle qui nous disent qu’il faudrait abandonner le droit aux caricatures et le droit de critiquer librement les religions.

Mais comment prétendre cela avec un soupçon d’honnêteté intellectuelle ?

Il y a quelques semaines, en Autriche, il y a eu un attentat. Or il n’y a pas de Charlie Hebdo en Autriche, il n’y a pas de caricatures en Autriche. C’est un des derniers pays européens à disposer d’une législation pénalisant le blasphème. Il n’y a pas de laïcité en Autriche ni de passé colonial. Et pourtant ils ont eu un attentat islamiste. Alors qu’est-ce que doivent abandonner les Autrichiens ? À quoi doivent-ils renoncer ?

Au Mozambique, début novembre, cinquante personnes, de jeunes musulmans, ont été décapités par une filiale d’Al-Qaïda. Ces malheureux n’étaient pas en train de caricaturer le prophète, ou de lire Charlie Hebdo. Qu’est-ce qu’ils auraient dû abandonner pour rester en vie ?

Il y a quelques jours, au Nigéria, plus de cent personnes ont été ligotées et égorgées. Des musulmans, par Boko Haram.
Elles n’étaient pas non plus en train de revendiquer le droit de critiquer librement les religions. C’étaient de paisibles paysans. Qu’est-ce qu’on devrait abandonner ? La liberté, l’égalité, la fraternité ?

Ils détestent nos libertés, c’est Sonia Mejri qui nous l’a dit. Ce sont parmi les mots les plus forts qui ont été prononcés au cours de cette audience. Et elle sait de quoi elle parle. C’est une revenante de Syrie. Elle a été mariée à un cadre de Daech.

Ils détestent nos libertés et ils ne s’arrêteront pas. Et vous savez pourquoi ? Parce que nous aussi nous sommes l’Autre. Parce que nous sommes un des rares peuples au monde – c’est comme ça – à être porteur d’un autre universalisme, qui s’oppose au leur. Mais le nôtre, celui de notre révolution, est porteur de raison et de liberté, quand celui de ces fanatiques est construit sur le dogme et la soumission. Alors nous pourrions renoncer à tout ce que nous voudrons, ils ne s’arrêteront pas tant qu’ils ne nous auront pas transformés en poissons rouges tournant en rond dans un bocal.

Pendant ce procès, nous avons reçu des milliers de menaces, et pour certains d’entre nous des signes beaucoup plus inquiétants, mais ça je ne peux pas vous en parler. Et nos vies sont devenues encore plus compliquées qu’elles ne l’étaient et vont le rester bien longtemps après ce procès, alors au moins, que cela serve à quelque chose.

Pendant ce procès, chaque jour de ce procès, j’ai regardé sur mon téléphone les menaces de mort que m’envoyait la mère de Mila, cette jeune adolescente qui n’a commis aucun délit, comme l’a constaté le procureur de la Vienne en Isère, et n’a fait qu’exercer son droit de critiquer l’islam sans franchir aucune limite légale. Elle est menacée d’être éventrée, brûlée, violée, égorgée. On lui envoie des photos de têtes décapitées. Vous n’imaginez pas la violence des messages qu’elle reçoit.

Et pendant ce procès, un jeune homme a été condamné à trois ans de prison, dont dix-huit mois ferme, pour avoir posté sur Facebook une vidéo mimant la décapitation de cette jeune femme avec un couteau de boucher.

C’est aujourd’hui qu’il faut se battre, aujourd’hui que cela se joue.

Alors comment en est-on arrivé là ? Qu’est-ce que c’est que cette guerre qui oppose des dessinateurs avec des crayons ou des enseignants avec leurs tableaux noirs à des fanatiques armés de kalachnikovs ou de couteaux de boucherie ? Par quel enchevêtrement d’idées, de faits historiques, de discours et d’événements en est-on arrivé à cette situation où, pour la première fois dans le monde occidental depuis au moins la fin de la guerre, un journal, après avoir été décimé, est obligé de se retrancher dans un bunker à l’adresse secrète ? Et enfin, qui a nourri le crocodile en espérant être le dernier à être mangé, pour citer Churchill à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, parce que c’est toujours la même histoire : quand on est confronté à des phénomènes qui nous font peur, certains choisissent de pactiser. Mais à un moment, le crocodile munichois devient tellement gros, à force d’être nourri de nos renoncements, que ce qui aurait pu être arrêté avec un peu de courage devient un monstre qui menace de nous engloutir. Et là, le prix à payer pour rester libres devient beaucoup plus élevé.

L’histoire que je vais vous raconter est notre histoire à tous, et c’est en partie celle, Messieurs, qui vous a conduits dans ces box. J’espère qu’elle vous intéressera.

L’histoire des caricatures

Mustapha est le meilleur correcteur que j’aie jamais eu, et j’en ai eu beaucoup. Quand il parlait de la langue française, il était passionnant, passionné, et ses yeux pétillaient. « Sa langue était sa patrie », pour citer Camus et il pouvait parler pendant des heures de l’emplacement d’un point-virgule ou de la concordance des temps. C’est important, la concordance des temps. Elle n’a pas toujours été scrupuleusement respectée au cours de cette audience, mais parfois, de petites bulles de grâce et d’élégance ont émergé, comme ce 27 octobre dernier, quand le principal accusé a utilisé le présent du subjonctif : « Vous, vous voulez des réponses qui vous satisfassent. »

Qui utilise le présent du subjonctif ? Ce n’est pas commun. Mustapha aurait aimé ce moment, ça lui aurait donné de l’espoir. Mais Mustapha est mort.

Pour lui, comme pour les autres, le compte à rebours s’est déclenché à Amsterdam le 2 novembre 2004, dans une ruelle, avec l’assassinat de Theo van Gogh, l’arrière-petit-neveu du peintre.

Theo van Gogh était journaliste, réalisateur, animateur. Il faut bien avouer que ce n’était pas un personnage sympathique. Il avait eu des propos odieux sur les Juifs : « des étoiles jaunes copulant dans une chambre à gaz ». Il avait été menacé de poursuites et je crois que ça s’était arrêté là. Ensuite, il avait tenu des propos tout aussi odieux sur Jésus, « le poisson pourri de Nazareth ». Il y avait eu des menaces de poursuites.

Et puis, en 2004, il réalise Submission, avec Ayaan Hirsi Ali, un documentaire dénonçant la soumission des femmes dans l’islam. Cette fois, il n’y a pas eu de plainte, mais le 2 novembre 2004, il est abattu dans une rue d’Amsterdam de huit balles dans le corps, par un jeune islamiste de la tendance takfiriste dont nous avons tant parlé au cours de ce procès.

Ensuite, son agresseur se penche sur son corps et l’égorge. Il le décapite presque. Ensuite, il lui plante deux poignards dans le torse. Sur l’un des poignards, un petit mot de menace de mort contre Ayaan Hirsi Ali – ça, c’est logique –, et contre les Juifs – ça, on ne sait pas pourquoi.

C’est la matrice de 2015. Ce même corps, ce même crime concentre les deux obsessions des islamistes : la liberté d’expression et les Juifs.

Le traumatisme aux Pays-Bas va être considérable, et d’ailleurs dans tous les pays du Nord. Pour Ian Buruma, un écrivain hollandais parmi les plus reconnus, qui y consacrera un livre, c’est la fin de l’Europe des Lumières, le retour du fanatisme, du religieux, un coup d’arrêt à la sécularisation de l’Europe. Un autre écrivain, danois cette fois, Kåre Bluitgen, d’extrême gauche donc insoupçonnable d’« islamophobie », va avoir le projet d’écrire un livre pédagogique, absolument pas polémique, sur la vie de Mahomet. Il pense que la connaissance est le meilleur rempart à la violence. Peut-être a-t-il lu ce verset du Coran et ces paroles du prophète Mahomet : « L’encre du savant est plus sacrée que le sang du martyr. »

Il veut donc faire une sorte de coran illustré comme il existe des bibles illustrées et il cherche un illustrateur. Mais il n’en trouve pas. Le seul qui acceptera exigera l’anonymat. Tout le monde refuse, la peur a déjà gagné, les ciseaux sont dans les têtes. Kåre Bluitgen s’insurge contre cette situation et écrit un article dans le grand journal de gauche danois Politiken, le 17 septembre 2005, pour dénoncer l’autocensure dès qu’il s’agit d’islam.

C’est alors que Flemming Rose, rédacteur en chef des pages culture du Jyllands-Posten, le journal de centre droit danois, lit cet article. Et il va y réagir vivement. L’histoire de Flemming Rose fait écho au témoignage de Fabrice Nicolino qui dénonçait les anciens staliniens reconvertis en soutien des islamistes, parce qu’il se trouve que, plus jeune, il avait été le correspondant en URSS de plusieurs publications et qu’il a vu les horreurs produites par l’absence de liberté d’expression, il a vu le cauchemar qu’était la société de la peur.

Alors il a décidé de ne pas laisser passer et il demande au syndicat des caricaturistes danois de lui adresser ces fameuses caricatures de Mahomet. La plupart, totalement anodines, sont publiées le 30 septembre 2005 dans le Jyllands-Posten.

À la suite de ça, il y a une manifestation, à Copenhague, de trois mille personnes. C’est significatif, mais il n’y a pas non plus de quoi fouetter un chat. Puis, plus rien. Pendant deux mois, au Danemark, plus rien.

Le 17 octobre suivant, ces mêmes caricatures sont publiées dans le journal Al-Fagr en Égypte, en plein mois de ramadan. Aucune réaction. Aucun mouvement. Personne ne réagit. Pendant deux mois, il ne va pas se passer grand-chose. En réalité, cette affaire n’a pris sa véritable ampleur, qui conduit au 7 janvier 2015, qu’en raison d’une escroquerie. Et cette escroquerie a été commise par des imams danois de la mouvance des Frères musulmans essentiellement, avec quelques salafistes.

En décembre 2005, ces imams, fâchés contre ces méchants Danois islamophobes qui empêchent d’appliquer la charia en rond, font le tour des capitales arabes pour mobiliser le monde musulman. Et pour créer de l’émotion, ils constituent un dossier comprenant bien évidemment les caricatures publiées par le Jyllands-Posten. Mais ils savent que ça ne suffira pas. Alors ils en rajoutent.

Nous avons récupéré le dossier diffusé par ces imams danois. Tout cela a été documenté, investigué, il y a eu de nombreux documentaires et ces imams, très rapidement, ont reconnu leur supercherie. Mais c’était trop tard, le monde s’était déjà embrasé.

Voilà le dossier qui a été diffusé. Vous le verrez, il comporte trois caricatures de plus. Deux viennent d’un site d’hystériques. Des suprémacistes blancs américains.

La première, c’est un dessin d’enfant – les caricatures danoises ne sont pas de très bonne qualité mais ce ne sont quand même pas des dessins d’enfant – représentant une espèce de diable tenant deux petites poupées, légendé « le pédophile prophète Mahomet ».

La deuxième est encore plus outrageante, elle représente un priant musulman sodomisé par un chien.

Évidemment, ces deux caricatures n’ont jamais été publiées par le Jyllands-Posten, c’est une pure mystification.

La troisième, c’est encore plus énorme. Il se trouve qu’à Tulle, tous les ans, est organisée la fête du cri du cochon et un jour, l’un des participants a trouvé drôle de se présenter avec un groin et des oreilles de cochon. Cette manifestation n’a pas le moindre rapport avec l’islam et pourtant cette photo a été récupérée, puis légendée : « Voilà le prophète Mahomet tel qu’il est représenté en Occident », puis incluse dans le dossier, et voilà ce qu’on a fait croire au monde arabe.

Le monde s’enflamme. Des manifestations monstres, des drapeaux brûlés, des déclarations incendiaires, des boycotts, des morts, des ambassades attaquées. Sur le fondement d’une supercherie d’escrocs de la religion, cette falsification a entraîné la mort de beaucoup d’hommes dont celle de Mustapha Ourrad. Cette falsification a fait descendre dans la rue des dizaines de milliers de personnes qui n’ont pas vu les véritables caricatures publiées. Et ça, ça devrait définir le périmètre de la liberté d’expression de tous les journaux du monde ? Et chaque journaliste de chaque pays devrait s’y soumettre ? Et c’est nous qui avons mis de l’huile sur le feu ?

Le problème, c’est que la moitié de la classe politique et intellectuelle a tenu ces discours.

Mais qui met de l’huile sur le feu ? Qui caricature l’islam ? Nous, ou ces imams danois ?

Qui a blasphémé, si ce n’est les Frères musulmans qui ont inventé, créé et diffusé ces caricatures ?

Ce sont eux les blasphémateurs. Alors, oui, c’est dur d’être aimé par des cons, comme le disait Cabu en parlant des intégristes, mais c’est encore plus triste d’être instrumentalisés par des escrocs.

Ils ont allumé le feu et depuis quinze ans ils nous traitent d’incendiaires islamophobes. Ces caricatures sont une création des Frères musulmans, ceux qui, monsieur Farid Benyettou*1 en a témoigné, sont la porte d’entrée vers tous les mouvements radicaux. Ceux qui sont à l’avant-garde, nous a-t-il dit, de la question des caricatures depuis le début des années 1990. C’est extrêmement intéressant parce qu’après le temps de la mystification viendra celui de la récupération politique. En janvier 2006, la très officielle Organisation de la conférence islamique qui regroupe 57 pays musulmans saisit l’ONU pour obtenir l’interdiction mondiale du blasphème. C’est une occasion en or. Elle a été créée de toutes pièces mais elle va être utilisée jusqu’à la corde. L’agenda politique se met en place. Et cette organisation demande à l’ONU l’application de la Déclaration des droits de l’homme du Caire de 1990 et plus particulièrement de son article 22, selon lequel « Tout le monde doit avoir le droit d’exprimer librement son opinion de telle sorte qu’elle ne soit pas en conflit avec la charia ».

Elle finit par obtenir d’un des machins de l’ONU, le Conseil des droits de l’homme, en 2009, une résolution heureusement non contraignante pour que toutes les législations du monde soient modifiées afin de pouvoir « poursuivre toute diffamation religieuse ». Le 3 février 2006, le cheikh Al-Qaradâwî, guide spirituel des Frères musulmans, proclame un Jour de colère. Le même jour, Jacques Chirac, Bill Clinton – ancien président américain – et Kofi Annan – secrétaire général de l’ONU – déclarent que « les journaux ayant contribué à diffuser les caricatures ont fait un usage abusif de la liberté de parole » et ils font appel à « plus de responsabilité et de respect envers les sentiments religieux ».

Le monde a cédé devant l’obscurantisme, la vérité a été recouverte par le mensonge. Ceux qui détestent les libertés ont gagné, et le sang des démocraties leur donne de l’appétit. L’opération de Qaradâwî a parfaitement réussi, et ce n’est qu’une étape politique.

À l’autre bout de ce temps-là, c’est-à-dire au début de ce procès, l’un des principaux bras droits de Qaradâwî, le cheikh Mohamed Hassan Dadou, a « appelé au meurtre contre Charlie ». Cet homme influent, basé au Qatar, avec tous les honneurs dus à son rang, revendique un islam modéré du juste milieu et un esprit de foi et d’amour consistant à « infliger la mort de ceux qui moquent le prophète pour assouvir la soif de vengeance qui brûle dans nos poitrines ». C’est quand même de l’amour vache.

Je vous en parle parce qu’en plus d’être le numéro deux des Frères musulmans, il est l’inspirateur du meurtrier du père Hamel à Saint-Étienne-du-Rouvray, et ses vidéos semblent également avoir été consultées par le terroriste au hachoir de la rue Nicolas-Appert.

Pour la petite histoire et notre édification, un dîner caritatif a été organisé en 2019 au profit de ce sympathique personnage par la branche française des Frères musulmans, l’ex-UOIF, avec une collecte de dons, déductibles des impôts, à son profit.

Nul ne sait ce que sont devenus ces imams danois. Personne ne s’y intéresse plus. Mais depuis, dans tous les dossiers terroristes, on cite cette histoire des caricatures comme une motivation. Alors ce serait bien que cette histoire soit enseignée, qu’elle se sache, que plus personne n’ignore qu’elle a été inventée de toutes pièces.

Eh oui, au début de cette histoire, il y a des imams danois affabulateurs.

Justin Trudeau connaît-il cette histoire, lui qui nous donne des leçons d’accommodement déraisonnable ? Tous ces beaux esprits qui s’expriment tous les jours sur cette affaire des caricatures et nous expliquent qu’il y a des droits qu’il serait préférable de ne pas exercer, connaissent-ils cette histoire ?

Le prince Al-Thani du Qatar qui nous donne des leçons d’antiracisme, lui dont les travailleurs étrangers sont privés de passeport et traités comme des esclaves, connaît-il cette histoire ? Le président Erdogan qui, lui aussi, nous donne des leçons de tolérance alors qu’il fait massacrer des musulmans kurdes par milliers dans de véritables opérations de nettoyage ethnique, connaît-il cette histoire ?

Moi je ne comprends plus : massacrer des milliers de musulmans, ce n’est pas islamophobe mais publier des dessins, ce serait islamophobe. Il faudrait qu’on m’explique. Savent-ils qu’en réalité ce sont leurs amis les Frères musulmans qui ont blasphémé et caricaturé ?

Et puis j’ai un scoop pour le président Erdogan puisqu’il reproche à Emmanuel Macron d’avoir permis la publication de Charlie Hebdo : nous ne soumettons pas nos caricatures au président de la République avant publication. Et même s’il voulait les empêcher, il ne le pourrait pas et il ne trouverait pas un tribunal pour le suivre. Cela s’appelle la liberté de la presse et l’indépendance de la justice – concepts qui, malheureusement, n’ont plus vraiment cours dans la Turquie d’Erdogan.

Mais la machine va se gripper, en particulier en France. Le grain de sable ne s’appellera pas Charlie Hebdo mais France-Soir, avec son directeur de publication Jacques Lefranc, qui va décider, en solidarité avec les dessinateurs danois menacés de mort, de publier les fameuses caricatures. France-Soir appartient à l’époque à un homme d’affaires franco-égyptien, Raymond Lakah, qui débarquera Jacques Lefranc du jour au lendemain. C’en est trop. Et en solidarité, à son tour, Charlie Hebdo va publier ces caricatures le 8 février suivant.

Les Kouachi les ont-ils seulement vues, ces caricatures ? Ont-ils compris que le Mahomet de Cabu était du côté des non-intégristes, c’est-à-dire du bon côté puisque, précisément, il se désole d’être aimé par des « cons » désignés comme étant les « intégristes » ?

La suite, vous la connaissez. En 2006, un référé d’heure à heure pour interdire la publication de Charlie Hebdo, est engagé par la Mosquée de Paris et l’UOIF, qui seront déboutées.

En 2007, c’est le procès au fond, devant le tribunal. Nous le gagnons. En 2008, la décision est confirmée par la cour d’appel de Paris. Le droit est dit, et de manière parfaitement claire. La justice nous a protégés, l’affaire judiciaire est close. Nous pensions avoir gagné.

Il y a un dernier élément intéressant et peu connu sur ces caricatures, qui sont le mobile du crime. Il se trouve que le premier procès des caricatures a logiquement eu lieu au Danemark, dès 2006, avec un jugement qui est parvenu exactement aux mêmes conclusions que la justice française. Sauf que personne n’en a parlé. Quasiment aucun écho, quelques brèves. Pourquoi ? Parce que c’est la France. Et parce que c’est Charlie Hebdo.

Parce que la France a une histoire particulière. Parce que c’est le premier pays au monde à avoir aboli le délit de blasphème. Parce que c’est ce pays qui a apporté au monde l’idée de libre critique de la religion. Et parce que c’est Charlie, parce que nous avons une histoire particulière qui ne pouvait nous conduire qu’à assumer pleinement notre procès.

Alors je vais vous raconter ces deux histoires. Celle du blasphème en France et celle de Charlie.