« Le dorlis de ces dames » : un quart de siècle et pas une ride

— Par Roland Sabra —

Deux couples, deux maisons, deux modes de vie, des anciens et des jeunes, des gens du cru et des acculturés. Entre les deux dans une grotte, un ababa qui la nuit venue, fait perdre la tête aux dames du coin, un dorlis en un mot comme en cent. Personnage typiquement martiniquais, il n’existe pas en dehors de l’île aux fleurs, il se glisse la nuit dans le lit des femmes et leur impose des rapports sexuels à faire pâlir d’envie tous les DSK, Rocco Siffredi, et autres queutards de grands chemins. Il fait jouir les femmes et à l’occasion s’autorise quelques extras avec leurs maris. Rêve ou fantasme il a la réalité d’un désir, né sous l’esclavage quand le corps des femmes était nié, ravalé au statut d’objet.

« Le dorlis de ces dames » de Jocelyn Régina, écrit il y a 25 ans, ne s’appesantit pas sur le pourquoi et le comment de l’incube, ni sur les différentes figures qu’il a pris de la Mésopotamie à Rome en passant par la Grèce, ni sur son versant magico-religieux, médical ou psychiatrique. L’essentiel n’est pas là.

Il est dans un travail de re-connaissance et de re-construction d’une identité autour de la langue créole. La pièce s’articule autour d’une opposition entre francisation et créolisation. Le jeune couple, M. et Mme Sidéré, incarne celui d’une modernité sans âme, le couple des anciens, Paulo et Marie-Thérèse, est l’image d’un monde menacé d’engloutissement. Tout l’intérêt de la pièce repose sur un ciselage époustouflant de la langue créole, dans un flot d’images poétiques, un déversement d’inventions langagières de toute beauté à mille lieux du registre de la grossièreté auquel les mauvaises langues voudrait réduire le créole. Emphases, allégories, antiphrases et amplifications se bousculent dans un feu d’artifice au couleurs chatoyantes, contrastées, vives comme la lave du volcan, coupantes comme la lame du coutelas, belles comme un bouquet de fleurs tropicales. Jocelyn Régina nous dit qu’il y a là, sous nos yeux, à nous qui ne voulons pas voir ou aveuglés par une mondialisation dépersonnalisante , une richesse, un trésor, une identité qu’il faut sauver, pour nous sauver.

La scénographie et la mise en scène tâte du coté d’un naturalisme sans doute un peu désuet mais dont les codes sont facilement compréhensibles pour un public pas forcément averti des subtilités parfois quelque peu métaphysiques de la cour d’honneur du palais des papes. Le jeu des comédiens balance entre stéréotype et excès. On est par moment dans l’outrance, mais celle-ci n’est que la réplique d’une violence faite à une culture menacée dans son existence même. Et puis le théâtre ne s’écrit pas en majuscule au singulier. Il est pluriel et la diversité des genres ne s’inscrit pas dans une verticalité hiérarchisée mais dans une horizontalité foisonnante. Tout comme le sens d’une pièce n’est jamais donné par avance, le parcours d’un spectateur à travers les genres et les auteurs ne relève, pour l’essentiel, que de son histoire personnelle.

Jocelyn Régina, José Alpha,  Jean Claude Duverger et Elie Pennont en son temps, mais bien d’autres encore, participent d’un théâtre populaire créole de qualité. « Le dorlis de ces dames », tout comme « Wopso » ou « Man Chomil » sont des éléments du patrimoine national martiniquais, à préserver, à diffuser largement et notamment à faire connaître aux jeunes générations.

“LE DORLIS DES CES DAMES”
La Cie Mouchamyel
Quartier Ste Thérèse centre culturel A.ALIKER I

Durée 2h
Mise en scène et texte : J.RÉGINA
•Assistant mise en scène
N.MIJERE
•Comédiens
L.LOUIS-ROSE, T.ADÈLE, L. SÉRALINE, V.VENANCE, J JACARIA, G.VENTURA