Le dépassement des analyses unilatérales

—Par Paul Boccara, économiste, secteur économique du pcf.—

karl_marxÀ propos de trois siècles de théories sur les crises dans toutes les écoles de pensée économique, nous avons vu (1) la prédominance des analyses unilatérales. Il s’agissait des théories d’insuffisance de consommation, comme les salaires, ou sous-consommationnistes, et des théories opposées d’excès de consommation, comme les salaires contre les profits, ou surconsommationnistes. Nous considérons maintenant, en relation avec mon ouvrage, Théories sur les crises, la suraccumulation et la dévalorisation du capital (Delga, 2013), la question cruciale des diverses tentatives de conciliation ou de dépassement des deux sortes d’analyses unilatérales, pour la reconstitution d’un puzzle du processus d’ensemble.

Le défi consiste, au-delà de la juxtaposition dualiste des deux sortes de théories opposées, de les articuler pour montrer comment, dans la réalité, on passe d’un élément unilatéral à l’autre. Il en résulte des enseignements idéologiques et politiques. Déjà chez les économistes classiques, au début du XIXe siècle, on voit chez Malthus, dans ses Principes d’économie politique, outre son insistance sur la demande de consommation insuffisante, la considération de la hausse des salaires contre le profit, mais sans les articuler. La célèbre tentative dualiste de Keynes, en 1936, dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, évoquant l’explication qu’il qualifie comme « sous-consommationniste », déclare que c’est la moitié de la question. Toutefois, il ne considère pas l’opposé : la surconsommation. Son dualisme consiste dans une double insuffisance de la demande dite globale, pour expliquer la dépression des années 1930 : l’insuffisance de la propension à consommer et l’insuffisance de l’incitation à investir du fait de la tendance à la baisse de l’efficacité marginale du capital, c’est-à-dire du taux de profit. Il admet le chômage avec un équilibre déprimé et non la nécessité de l’excès d’accumulation, uniquement éventuel. Et il ne précise pas l’analyse du progrès technique. Enfin, nous pouvons examiner les tentatives dualistes ou même dialectiques marxistes. Voyons d’abord le dualisme de Lénine. Il commence par s’opposer aux sous-consommationnistes russes dans Pour caractériser le romantisme économique, de 1897. Mais il critique ensuite l’opposition complète à la sous-consommation. Et dans le Développement du capitalisme en Russie, en 1899 et 1908, il souligne l’existence, à la fois, de l’insuffisance de la consommation et de l’insuffisance de l’explication sous-consommationniste. À l’opposé de Bernstein, déduisant de cette double position sur les crises reprise de Marx, la faillite de la théorie de Marx, il affirme que la contradiction n’est pas dans cette théorie mais dans la réalité. Toutefois, il ne montre pas comment on passe d’un aspect à l’autre. Hilferding va ensuite, dans le Capital financier, de 1910, précisément analyser tous les éléments fondamentaux. Mais il n’arrive pas à les articuler entre eux. Quant à Marx lui-même, dans le Capital, il avait mieux développé ces éléments fondamentaux en avançant vers leur articulation. Cela se rapporte à l’élévation du rapport « moyens matériels de production-salariés », caractéristique de la technique de la révolution industrielle de remplacement des travailleurs par des machines. D’où ce remplacement contre les hausses de salaires. Mais dans son ouvrage inachevé, il manque l’articulation précise à l’éclatement périodique de la sous-consommation salariale.

Quel enseignement peut-on tirer de ces analyses pour les débats idéologiques et politiques de nos jours ? Cela concerne le rôle crucial du type de progrès technique issu de la révolution industrielle, au-delà des rapports de répartition. Ainsi, pour les propositions d’alternative fondamentale d’une autre régulation économique, pour le dépassement des crises capitalistes devenu possible aujourd’hui, elles devraient s’appuyer, au-delà d’une autre répartition contre l’austérité, sur les nouvelles potentialités de la révolution technologique et informationnelle. Cela vise des propositions pour développer les formations des travailleurs et aussi les dépenses de recherche & développement.

(1) Voir la tribune parue dans l’Humanité 
du 24 décembre 2013.
http://www.madinin-art.net/le-puzzle-reconstitue-de-trois-siecles-de-pensee-economique/

Paul Boccara
http://www.humanite.fr/tribunes/558620