Le créole est-il une « langue scientifique » ?

— Par Robert Berrouët-Oriol , linguiste-terminologue —

À la mémoire de Pradel Pompilus,

pionnier de la lexicographie créole contemporaine

et auteur, en 1958, du premier « Lexique créole-français »

(Université de Paris).

À la mémoire de Pierre Vernet,

fondateur de la Faculté de linguistique appliquée

de l’Université d’État d’Haïti et précurseur du partenariat créole-français

en Haïti.

À la mémoire d’André Vilaire Chery, rédacteur d’ouvrages lexicographiques

de haute qualité scientifique et auteur

du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti »

(tomes 1 et 2, Éditions Édutex, 2000 et 2002).

« Le créole langue scientifique » ? Cette idée est diversement abordée depuis un certain temps sur les réseaux sociaux, plusieurs internautes la défendent du bec et des ongles, d’autres la contestent avec virulence. Depuis les Gonaïves où il vit, un correspondant fort actif sur les réseaux sociaux nous a récemment acheminé un courriel dans lequel il conteste l’idée que le créole soit une « langue scientifique ». Et tout en se disant « fier » d’être de langue maternelle créole, il nous oppose une fin de non-recevoir après avoir lu la première annonce de la parution au printemps 2024 de notre livre « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique » (Éditions Zémès, Haïti, Éditions du Cidihca, Canada, et Éditions du Cidihca France). L’intérêt manifesté par plusieurs internautes soutenant ou contestant l’idée que le créole soit une « langue scientifique » mérite que l’on y réfléchisse de manière adéquate. Car l’idée du créole « langue scientifique » renvoie en réalité à plusieurs dimensions, à plusieurs niveaux d’une problématique plus large, qui est en lien à la fois avec les sciences du langage, l’Histoire, l’« idéologie linguistique », la sociologie du langage, l’épistémologie, la lexicographie créole, la didactique du créole et la complexe question de la didactisation du créole.

En amont de la présente réflexion analytique sur l’assertion du « créole langue scientifique », il nous revient à l’esprit le lapidaire diagnostic du neurolinguiste et romancier haïtien Jean Métellus, professeur au Collège de médecine des hôpitaux de Paris et président du GRAAL (Groupe de recherche sur les apprentissages et les altérations du langage) : « Pour moi, ce problème de la créolité, c’est pour les littératures émergentes. Mais ce n’est pas pour une littérature confirmée qui a deux cents ans d’existence. Mais je persiste à penser qu’un pays comme Haïti n’a pas le droit de s’enfermer dans le créole. Il lui faut aussi une langue d’audience internationale » (Jean Durosier Desrivières : « Entretien avec Jean Métellus », Montray kreyòl, 12 mai 2012). Deux ans plus tard, Jean Métellus renchérit en ces termes : « Je rêve en créole, je le parle couramment, mais non je n’écris pas en créole. Ce n’est pas une langue écrite, c’est la langue du peuple, elle est par nature, par l’histoire, uniquement orale. Écrire en créole pour moi serait un artifice, une posture, presque une imposture » (« Jean Métellus nous a dit », Revue Décharge, 3 mars 2014). Par ailleurs, dans un article de grande rigueur analytique –« De l’expression vernaculaire à l’élaboration scientifique : le créole haïtien à l’épreuve des représentations méta-épilinguistiques », revue Contextes et didactiques, 17 | 2021–, le linguiste Renauld Govain rappelle que le « neurologue et écrivain haïtien Jean Metellus a confié dans une interview à l’édition du 11 mars 1998 de l’hebdomadaire haïtien Haïti en marche que le créole ne pouvait exprimer que des poèmes parmi les activités de réflexion (…) : « avec le créole on peut faire beaucoup de choses, mais on ne peut pas faire de la physique, on ne peut pas faire de la chimie, on ne peut pas faire des mathématiques, ni la médecine, ni la biologie ». Tippenhauer (1893) a indiqué que le CH [créole haïtien] disposait d’un vocabulaire pauvre, que les notions abstraites y étaient absentes, qu’il n’y avait pratiquement pas de mots pour dire l’art, la science ou l’industrie ». Nous reviendrons plus loin sur ces propos très contestables de Jean Métellus pourtant détenteur de deux doctorats, l’un en linguistique et l’autre en neurologie. Auteur de nombreux articles scientifiques, Jean Métellus est en effet l’auteur de « Contribution à l’analyse du jargon phonémique et de la désintégration phonétique dans l’aphasie », thèse de doctorat en médecine, Paris, 1970, ainsi que de l’« Analyse linguistique de corpus de langage d’aphasiques », thèse de doctorat en linguistique, Université Sorbonne nouvelle – Paris III, 1975.

Explorer de manière analytique l’idée du « créole langue scientifique » exige au départ de poser plusieurs questions de premier plan : existe-il des « langues scientifiques » et des « langues non scientifiques » ? L’hypothétique binôme antinomique « langue scientifique » versus « langue non scientifique » a-t-il fait l’objet d’études spécifiques en linguistique ? Autrement dit la question du « créole langue scientifique » est-t-elle du ressort de la linguistique ou de celui de la perception subjective et/ou idéologique des usages et des différents registres d’usage d’une langue ? Est-il nécessaire et utile d’en débattre sur le mode de la binarité « langues scientifiques » / « langues non scientifiques », celles-ci pouvant éventuellement être perçues, au niveau de la subjectivité, comme des langues prétendument « inférieures » ? Plus largement, la catégorie « langue scientifique » est-elle fondée sur le plan épistémologique ? Et de quelle science est-il question dans la séquence « langue scientifique » : s’agit-il des sciences dites « dures » (mathématiques, physique, biologie) par opposition aux sciences dites « molles » (les sciences humaines et sociales) ? ». Autre manière de problématiser la question contenue dans le titre même du présent article : faut-il examiner l’ensemble des articulations du discours scientifique dans une langue donnée ou s’agit-il d’interroger une représentation sociologique, idéologique et culturelle de l’idée de « langue scientifique » ? Les sciences dites « dures », notamment les mathématiques, sont réputées disposer de leur propre « langage » qui ne se réfère pas à la définition habituelle de ce terme en linguistique, à savoir une faculté innée chez l’être humain qui lui permet d’acquérir une langue au sein de la communauté dans laquelle il grandit. Sur un autre registre, « Le langage mathématique » proprement dit est le « langage formel » ou celui que l’on pourrait formaliser (au moins en théorie). En gros, il s’agit des notations et des formules ou encore des assertions qui font l’objet d’une démonstration. Le « langage métamathématique » ou métalangage exprime ce qu’on peut dire à propos de la véracité des assertions dans un contexte donné, ou de la façon dont les assertions se déduisent les unes des autres, au cours d’une démonstration ou encore ce que l’on peut formaliser à l’aide des définitions » (Eliane Cousquer, Unisciel : Université Lille 1 – 2000). Le dictionnaire Le Robert dico en ligne consigne quelques traits définitoires qui, dans le cadre de cet article, ne seront pas élaborés : « le langage mathématique s’organise en discours mathématique dans la logique formelle, comme l’inconscient s’ordonne en discours dans l’analyse, suivant la ronde » (…) Les sciences exactes, comme leur nom l’indique, se donnent également dans la figure de la certitude, laquelle est renforcée par leur énonciation en langage mathématique ». À propos du « langage mathématique », Eric Dumas, Emmanuel Peyre et Bernard Ycart (Université Joseph Fourier, Grenoble I) précisent, dans un texte éponyme, qu’ « On peut voir le langage mathématique comme un jeu de construction, dont le but est de fabriquer des énoncés vrais. La règle de base de ce jeu est qu’un énoncé mathématique ne peut être que vrai ou faux. Il ne peut pas être « presque vrai » ou « à moitié faux ». Une des contraintes sera donc d’éviter toute ambiguïté et chaque mot devra avoir un sens mathématique précis. Selon le cas, un énoncé mathématique pourra porter des noms différents : –assertion : c’est le terme que nous utiliserons le plus souvent pour désigner une affirmation dont on peut dire si elle est vraie ou fausse ; –théorème : c’est un résultat important, dont on démontre ou on admet qu’il est vrai, et qui doit être connu par cœur ; proposition : nous utiliserons ce terme pour désigner un résultat démontré, moins important qu’un théorème ; lemme : c’est un résultat démontré, qui constitue une étape dans la démonstration d’un théorème ; corollaire : c’est une conséquence facile d’un théorème ou d’une proposition ». Enfin, sans doute sous l’influence de l’anglais « language », le terme français « langage » est employé dans un espace conceptuel où une discipline donnée possède son propre « langage » correspondant à des opérations cognitives, à un système de pensée conceptuelle : c’est ainsi que l’on désigne les appellations « langage informatique », « langage de programmation », « langage de programmation de l’intelligence artificielle », « langage artificiel », « langage machine »… Dans le présent article, nous nous en tenons à l’acception usuelle de « langage » : une faculté innée chez l’être humain qui lui permet d’acquérir une langue au sein de la communauté dans laquelle il grandit. 

Il est certainement significatif qu’une recherche documentaire à large spectre et portant précisément sur le terme ou la présumée notion de « langue scientifique » n’ait pas révélé l’existence de la moindre étude traitant spécifiquement de l’idée ou de la présumée notion de « langue scientifique ». Ainsi, nous n’avons trouvé aucune définition sui generis de « langue scientifique » et nulle part nous n’avons répertorié une quelconque étude portant sur d’hypothétiques « langues non scientifiques », cette qualification pouvant emprunter la voie d’une relative stigmatisation visant de manière subjective les langues à tradition orale. De même que sur le plan strictement scientifique il a été amplement démontré qu’il n’existe ni « langue supérieure » ni « langue inférieure », nous n’avons trouvé au fil de nos recherches aucune étude dans laquelle des chercheurs –notamment en sciences cognitives et en didactique–, auraient fait la démonstration qu’il existe des langues qui seraient en soi des « langues scientifiques » ayant préséance sur des langues perçues ou étiquetées comme étant des « langues non scientifiques ». En toute rigueur, aucune théorie linguistique, aucune modélisation des sciences cognitives, aucune théorie de l’apprentissage des connaissances ne permet de soutenir que l’idée de « langue scientifique » serait fondée et/ou opérationnelle : le lingala, le yoruba, le turc, le mandarin, l’arabe, le français, l’anglais ou le créole ne sont donc aucunement, en soi, des « langues scientifiques ». Ainsi, à l’instar de toute autre langue naturelle, le créole n’est pas en soi une « langue scientifique », ce qui ne signifie aucunement qu’il ne possède pas les qualités (idéelles-conceptuelles, grammaticales et sémantiques) ou le potentiel (lexical, néologique et de didactisation) pour modéliser l’ensemble des articulations du discours scientifique et pour exprimer les réalités scientifiques et techniques que les locuteurs sont appelés à dénommer dès lors que ces réalités, entre autres de par leur nouveauté, apparaissent dans un contexte donné et sur le registre des communications interpersonnelles ou institutionnelles. Nous reviendrons là-dessus en examinant certaines caractéristiques de la lexicographie créole contemporaine et en abordant la problématique de la didactisation du créole.

De nombreuses recherches ont démontré que les langues naturelles évoluent, au creux de leurs ressources internes et selon divers facteurs liés et complémentaires : elles évoluent dans le temps en fonction de l’Histoire, de la culture, de l’économie, de l’état des connaissances et des nécessités de la diffusion des connaissances, etc., et c’est dans une telle dynamique que des vocabulaires spécialisés ont été élaborés au fil des années, d’un siècle à l’autre et pour répondre aux besoins langagiers des locuteurs. Aucun de ces vocabulaires spécialisés n’est présenté sous l’étiquette « langue scientifique » alors même qu’ils traitent des unités lexicales appartennat à divers domaines scientifiques identifiés comme tels.

Dans une étude de grande amplitude conceptuelle et analytique, « Les types de dictionnaires », parue dans l’ouvrage collectif « Lexicologie » (Éditions Armand Collin, 2018) et ayant pour thème « Sémantique, morphologie et lexicographie », Alise Lehmann et Françoise Martin-Berthet dressent une fort éclairante typologie des dictionnaires. Les auteures identifient les catégories dictionnairiques suivantes : « Dictionnaire monolingue et dictionnaire bilingue », « Dictionnaire de langue », « Encyclopédie », « Dictionnaire encyclopédique », « Dictionnaire général » et « Dictionnaire spécialisé ». Elles précisent qu’« Un dictionnaire général présente toutes les unités lexicales de la langue qu’il décrit, ou du moins tend vers l’exhaustivité, dans des limites imposées par les dimensions pratiques de l’ouvrage. Il en donne une description générale. Un dictionnaire spécialisé opère une sélection des entrées selon le critère retenu, ou traite particulièrement un aspect spécifique de la description :

  • les dictionnaires encyclopédiques spécialisés (ou dictionnaires terminologiques) présentent la nomenclature d’un domaine : dictionnaire de rhétorique, du jardinage, etc. ;

  • les dictionnaires de langue spécialisés présentent une nomenclature spéciale sélectionnée par un trait linguistique, ou un traitement particulier des entrées, portant sur l’un des éléments de la description lexicographique : dictionnaire des onomatopées, dictionnaire de synonymes, etc. ».

Alors même que la notion de « langue scientifique » n’existe ni en linguistique ni en lexicographie ni en terminologie ni en traductologie ni en didactique, les deux auteures présentent une approche scientifique de la catégorie typologique « Dictionnaire spécialisé » qui rassemble les vocabulaires spécialisés élaborés au creux du dispositif général des langues naturelles. Leur étude se clôt sur une classification lexicologique qu’il est utile de rappeler dans le présent article. Sous les appellations de « Dictionnaire, glossaire, vocabulaire : lexique, index, concordance », elles exposent ce qui suit : « La forme en –aire s’interprète ici comme le nom d’une collection d’éléments désignés par la base nominale (cf. aussi abécédaire, argumentaire, bestiaire, questionnaire…).

  • Le dictionnaire (latin dictionarius dérivé de dictio lui-même dérivé de dicere « dire ») est un recueil de « dictions » au sens « façon de dire, moyen de l’expression » (les mots et leurs emplois).

  • Un glossaire est une liste de gloses, c’est-à-dire de définitions et d’explications de mots rares, anciens, dialectaux ou techniques dans un texte (de langue étrangère ou de la même langue que celle des gloses) ; par extension, en passant d’un texte à la langue, le terme peut être appliqué à un dictionnaire spécialisé.

  • Un vocabulaire est une liste de vocables, à savoir des mots utilisés dans un texte, liste dégagée de leurs occurrences dans ce texte (en opposition à lexique comme ensemble des mots de la langue) ; mais vocable peut être aussi utilisé comme synonyme de mot (unité lexicale), et vocabulaire peut aussi référer aux mots spécifiques d’un domaine (le vocabulaire de la psychanalyse) et à un dictionnaire de spécialité (Vocabulaire de la psychanalyse).

  • Le terme lexique est souvent utilisé aussi pour de petits dictionnaires bilingues : un lexique français-latin.

  • Un index est une liste de mots d’un texte non définis mais référencés par la page ou la section du texte où ils se trouvent ; il est exhaustif ou sélectif (par exemple, index des notions).

  • Une concordance est un index exhaustif où les mots d’un texte sont cités avec leur contexte ; les mots peuvent être classés par ordre alphabétique ou par ordre de fréquence. »

Au cours des siècles passés, les lexicologues et les lexicographes –les théoriciens aussi bien que les élaborateurs de dictionnaires–, n’ont à aucun moment élaboré une quelconque théorie relative à la présumée notion de « langue scientifique ». En ce qui concerne la langue française, l’histoire multiséculaire des dictionnaires nous enseigne que c’est en 1751-1772 qu’a été publiée l’« Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers » de Diderot et collaborateurs. Auparavant, Antoine Furetière avait fait paraître en 1690 les trois tomes de son « Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes & les termes des sciences et des arts » (voir Jean Pruvost, « Les dictionnaires de langue française : de la genèse à l’Internet, un outil pour tous », paru dans « Le français, une langue pour réussir », Presses universitaires de Rennes, 2014). C’est à ces dates que la mention « science » est apparue dans le titre même d’une publication lexicographique, et il est attesté que ces ouvrages décrivent le vocabulaire des sciences, des arts et des métiers en usage à l’époque. Les auteurs ont consigné et décrit des usages lexicaux et à aucun moment ils n’ont soutenu l’idée de l’établissement du « français langue scientifique ». L’idée centrale à retenir sur ce registre est que toute langue naturelle, y compris le créole, dispose des ressources internes pour exprimer les réalités techniques et scientifiques, mais énoncer la science, les idées nouvelles et les nouveaux champs de connaissances requiert un appareillage conceptuel et un vocabulaire dédié qui sont élaborés au fur et à mesure tant par les locuteurs que par les lexicographes. Un exemple : il y a cinquante ans, les téléphones portables n’existaient ni à l’échelle internationale ni en Haïti. Les enseignants et les étudiants n’avaient donc pas à dénommer le champ de connaissances de la téléphonie mobile et, de ce fait, ils n’avaient pas besoin de disposer des vocabulaires français-créole ou créole de la téléphonie mobile. La récente apparition de la téléphonie mobile en Haïti a engendré de nouveaux besoins langagiers et les agences de publicité, les écoles techniques et les techniciens-réparateurs ont besoin du vocabulaire de ce champ d’activité. Le créole, qui n’est pas une « langue scientifique » au sens où nous l’avons précédemment spécifié, est donc aujourd’hui appelé à élaborer la terminologie spécifique de la téléphonie mobile.

Le créole est-il une « langue scientifique » ? Tout en gardant le cap sur le constat que la présumée notion de « langue scientifique » n’existe ni en linguistique ni en lexicographie ni en terminologie ni en traductologie, il y a lieu de préciser qu’au cours de notre recherche documentaire, nous avons observé que de manière générale l’investigation conduit à des documents où il est plutôt question de l’usage d’une langue dans les domaines scientifiques ou de la prédominance d’une langue sur le registre des publications scientifiques ainsi que sur celui des colloques internationaux. Ainsi, « En cherchant des articles scientifiques qui remontent aux années 1940 ou plus tôt, il n’est pas rare d’en trouver qui sont écrits en français ou en allemand, alors que la quasi-totalité des revues actuelles sont en anglais. Comment la langue de Shakespeare s’est-elle imposée comme langue dominante des sciences ? De la Renaissance à l’époque moderne (15ème – 19ème siècle), la tendance était toute autre : il n’y avait alors pas de langue dominante dans les publications scientifiques. Le latin, très largement utilisé au départ, a progressivement cédé la place à des langues comme l’anglais, le français, l’allemand, l’italien et le russe. De nombreux savants et organisations scientifiques, comme la Royal Society Britannique puis les scientifiques français de l’époque des Lumières, privilégiaient en effet l’organisation d’expériences et de débats publics, qui se faisaient dans la langue locale plutôt qu’en latin. Au cours du 19ème siècle et du début du 20ème, trois langues occupaient une place centrale en sciences : l’anglais, le français et l’allemand. Chaque discipline avait alors sa langue privilégiée : l’allemand pour la médecine, la biologie, la physique et la chimie ; le français pour le droit et les sciences politiques ; et l’anglais pour l’économie politique et la géologie. Cet équilibre fut perturbé au cours du 20ème siècle pour des raisons politiques et socio-économiques. La puissance économique et politique des États-Unis à partir de la fin du 19ème siècle, mais aussi et surtout le triomphe américain à la sortie de la seconde guerre mondiale, constituent les facteurs principaux expliquant la dominance actuelle de la langue anglaise dans les publications scientifiques internationales. La science n’est d’ailleurs pas le seul domaine dans lequel l’anglais s’est imposé comme langue internationale : ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle aussi « la langue du commerce », par exemple. En sciences, cette dominance anglaise s’est manifestée par l’augmentation significative de la proportion de publications scientifiques faites en anglais plutôt que dans d’autres langues comme l’allemand et le français. À la fin du XXème siècle, l’anglais s’est clairement imposé comme langue dominante : plus de 75% des publications dans les revues scientifiques internationales sont en anglais, chiffre qui monte à plus de 90% si on se limite au domaine des sciences dures » (Neige Egmont : « La langue des sciences », article mis en ligne dans « Sciences claires » le 17 février 2014).

D’autre part, nous avons également observé que des chercheurs apparient le couple « langues naturelles » et « langues savantes », celles-ci désignant non pas des langues savantes sui generis mais plutôt des vocabulaires savantsdes terminologies spécifiques–, employés à l’intérieur de diverses langues pour dénommer des réalités scientifiques et techniques ; exemples : le vocabulaire de l’intelligence artificielle, le vocabulaire de la physique nucléaire, etc. Ces vocabulaires savants appartiennent donc à des domaines spécialisés et selon le contexte et les besoins de la communication ils sont employés dans la langue usuelle qu’ils contribuent à enrichir.

Historien, spécialiste de l’histoire économique et sociale à l’époque moderne, Maurice Aymard est l’auteur de l’article « Langues naturelles et langues savantes : les sciences humaines et sociales face à elles-mêmes, à leurs ambitions, à leurs exigences, à leurs pratiques » (Trivium, revue franco-allemande de sciences humaines et sociales, 15 /2013 ; la version originale de cet article est parue dans Nies, F. (dir.) : « Europa denkt mehrsprachig / L’Europe pense en plusieurs langues », Tübingen : Narr, 2005). L’auteur nous enseigne que « (…) seule une poignée d’entre ces disciplines [les sciences humaines] a franchi le pas pour tenter de se donner un statut scientifique différent, en suivant deux pistes principales : celle de la formalisation mathématique, comme dans le cas de l’économie, la démarche structurale inaugurée par la linguistique et reprise à son compte par l’anthropologie, et notamment par l’anthropologie de la parenté. Une telle mutation a permis à ce petit groupe de disciplines de se doter d’un système qu’elles ont voulu rigoureux de concepts et de définitions a priori qui a facilité l’adoption d’une langue savante commune susceptible d’être utilisée par tous les spécialistes de la discipline, et dont le trait fondamental est que les termes y ont à la limite un sens et un seul, accepté et compris par tous à la différence de ce qui se passe dans les langues naturelles, où la polysémie est de règle, ce qui les rend si difficiles à traduire. Que cette langue savante commune, devenue aujourd’hui internationale, soit l’anglais ne doit pas faire oublier qu’elle s’est clairement détachée de la langue naturelle qui porte ce nom, et à laquelle elle se contente d’emprunter de temps à autre des images, des raccourcis linguistiques, des métaphores : elle est avant tout la langue dans laquelle les chercheurs pensent leur discipline et les problèmes qu’ils se posent, ce qui les conduit à inventer, lorsqu’ils publient ou interviennent dans leur langue à proposer des équivalents dans celle-ci qui ne sont souvent que des anglicismes ou des américanismes ». [Le souligné en gras et en italiques est de RBO]

À défaut d’être une « langue scientifique » en soi –puisque, tel que nous l’avons précisé plus haut, cette hypothétique notion n’a été élaborée ni en linguistique ni en sciences cognitives–, est-il fondé de dire que le créole fonctionne déjà sur certains registres de la « langue savante » et au creux de la langue usuelle dans un territoire historiquement constitué où vivent les locuteurs créolophones natifs, les Haïtiens ? (Le lecteur l’aura compris, nous examinons ici non pas la notion de « langue savante commune » évoquée précédemment par Maurice Aymard mais plutôt une catégorisation spécifique désignant la « langue savante » entendue comme nous l’avons vu au sens de vocabulaire savant employé à l’intérieur d’une langue pour dénommer des réalités scientifiques et techniques.) Il est ainsi attesté qu’à l’intérieur du corpus général du créole des vocabulaires spécifiques ont été élaborés par des spécialistes et des linguistes, entre autres le « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » d’Henry Tourneux (Éditions du CNRS/Cahiers du Lacito, 1986) que nous avons listé parmi les 75 titres répertoriés dans notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (Le National, Port-au-Prince, 21 juillet 2022). Produit à la demande du Centre de linguistique appliquée (qui deviendra par la suite la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti), ce lexique se caractérise par ses qualités méthodologiques : il est issu d’un travail d’enquête et d’observation de terrain, il comprend une présentation adéquate de ses objectifs et de sa méthodologie d’enquête par échantillonnage. Il situe les modalités de l’emprunt lexical dans un domaine technique, l’électricité, et il suggère d’utiles pistes en vue de l’élaboration ultérieure de lexiques spécialisés en langue créole, à savoir « (…) dans quelles directions devraient s’orienter les travaux des linguistes amenés à s’intéresser à la modernisation du lexique dans les langues à tradition orale » (voir notre article « Les défis contemporains de la lexicographie créole et française en Haïti », Rezonòdwès, 5 août 2022).

Sur le registre de la « langue savante », qui est un construit scientifique, il y a lieu de mentionner également le « Leksik elektwomekanik kreyòl, franse, angle, espayòl » de Pierre Vernet et Henry Tourneux (Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, 2001). À l’instar du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » d’Henry Tourneux, cet ouvrage du domaine spécialisé de l’électromécanique illustre lui aussi ce que nous avons plus haut exposé : le créole n’est pas en soi une « langue scientifique », mais cela ne signifie aucunement qu’il ne possède pas les qualités (idéelles-conceptuelles, grammaticales et sémantiques) ou le potentiel (lexical, néologique et de didactisation) pour modéliser l’ensemble des articulations du discours scientifique et pour dénommer les réalités scientifiques et techniques. Ceci nous conduit à examiner deux des traits de la problématique à laquelle fait référence l’idée de « langue scientifique » non élaborée en linguistique, à savoir l’usage et les registres de langue en contexte de communication formelle ou informelle.

L’usager créolophone dépositaire de la « grammaire interne » du créole (« la grammaire est dans notre cerveau ») et qui maîtrise à des degrés divers les codes sociaux de la communication créole, possède la capacité de distinguer des registres distincts de langue à l’intérieur de la langue commune. Il peut ainsi « naturellement » distinguer ce qui relève d’un discours familier lors d’une conversation entre amis à la différence d’un discours solennel lors de la remise d’une récompense scolaire ; selon le contexte d’énonciation, il peut également distinguer ce qui relève d’un discours politique lors d’une assemblée électorale à la différence d’un discours nécessairement adapté et contextualisé –c’est-à-dire « didactisé »–, par un enseignant qui dispense un cours de chimie organique (nous reviendrons ci-après sur la problématique de la didactisation du créole). Le registre de langue en salle de classe relève de la « langue savante » au sens où nous l’avons plus haut abordé, la « langue savante » désignant non pas une langue distincte, sui generis, mais plutôt une instance discursive mettant à contribution des terminologies spécialisées employées à l’intérieur de la langue usuelle pour dénommer des réalités scientifiques et techniques. Dans cette optique, le registre de langue à l’œuvre entre autres dans un contexte d’apprentissage scolaire en langue maternelle créole requiert la conjonction et l’interaction de plusieurs facteurs qui sont ici très brièvement évoqués : (1) les rapports entre les sciences cognitives et la didactique, que nous étudierons au besoin dans un autre article ; (2) l’organisation des énoncés au sens de la modélisation de l’ensemble des articulations du discours scientifique prenant en compte les indispensables prérequis à la didactisation du créole ainsi que la lexicographie créole. (Sur les rapports entre les sciences cognitives et la didactique, voir entre autres Jean-Louis Chiss et Christian Puech : « De l’émergence disciplinaire à la didactisation des savoirs linguistiques : le tournant des années 60 et ses suites » paru dans la revue Langue française, n°117, 1998. Cet article comprend un chapitre intitulé « Thématique de la didactisation ». Voir aussi Jean-Louis Chiss et Daniel Coste : « Options pour une recherche d’articulations historiques entre sciences du langage, conceptions de l’acquisition et didactique des langues », article paru dans « Histoire Épistémologie Langage », tome 17, fascicule 1, 1995 : « Théories du langage et enseignement des langues (fin du XIXe siècle/début du XXe siècle ».) 

Alors même qu’aucune étude linguistique ou sociolinguistique n’atteste que le créole est une « langue scientifique » en soi –puisque, tel que nous l’avons précisé plus haut, cette hypothétique notion n’existe ni en linguistique ni en sciences cognitives–, il est nécessaire et utile de rappeler que plusieurs linguistes ont abordé avec hauteur de vue la complexe question de la didactique du créole et de la didactisation du créole pour établir les bases de la modélisation de l’ensemble des articulations du discours didactique et du discours scientifique. Ainsi, dans notre article « L’état des lieux de la didactique du créole dans l’École haïtienne, une synthèse (1979 – 2022) » paru en Haïti dans Le National du 27 mai 2022, nous avons précisé que « Dans une étude d’une grande amplitude analytique, « La didactique du créole en Haïti : difficultés et axes d’intervention », le linguiste haïtien Wilner Dorlus dresse un état des lieux similaire pour l’essentiel aux observations de terrain formulées quelques années plus tard par d’autres linguistes, notamment Renauld Govain (2013, 2014, 2021), Fortenel Thélusma (2018, 2021), Guerlande Bien-Aimé (2021), Bartholy Pierre Louis (2015), ainsi que BenjaminHebblethwaite et Michael Weber (2012). L’étude de Wilner Dorlus a été élaborée en vue de sa participation aux Journées d’études sur la graphie et la didactique du créole organisées en 2008 par le CRILLASH (Centre de recherches interdisciplinaires en lettres, langues, arts et sciences humaines) de l’Université des Antilles en Martinique. Professeur de communication créole au Lycée Anténor Firmin et enseignant-chercheur à l’Université d’État d’Haïti, Wilner Dorlus examine avec pertinence (1) « le contexte dans lequel a émergé [le créole] comme discipline dans l’enseignement haïtien » ; (2) « la façon dont l’enseignement de la discipline en question est défini par le curriculum de l’École fondamentale » ; (3) « le discours didactique à travers lequel passe cet enseignement, sans négliger l’imbroglio terminologique que reflète (…) « le champ conceptuel de la grammaire du créole en Haïti », alimenté par tous ceux-là qui, pour une raison ou pour une autre, s’estiment bien placés pour marquer de leur empreinte le domaine de la réflexion sur le créole ».

Également dans son article, Wilner Dorlus aborde de manière tout à fait pertinente la complexe question de la « didactisation » du créole. Il expose, d’une part, que « (…) la production de certains manuels scolaires destinés à l’enseignement du créole est bien souvent prise en charge par des gens qui ont tendance à voir dans le créole une langue dont la description serait aussi facile qu’ils sont capables de la parler, sans penser à des principes et des normes de description qui commandent une telle pratique et qui pis est, au mépris des études scientifiques réalisées par les linguistes ». Et il précise, d’autre part, « (…) qu’ aucun effort de transposition didactique n’est remarqué au niveau de ces quelques ouvrages pour faciliter l’apprentissage du créole et cela à des niveaux différents : compétence linguistique, compétence discursive, etc. Dans un manuel destiné à un apprenant dont l’intérêt immédiat n’est pas d’analyser les sinuosités du fonctionnement d’une langue, il faudrait des stratégies qui puissent l’amener à un minimum de conscience linguistique, cela, à partir de textes intéressants, capables de susciter son envie pour l’étude de la langue et à partir de la décomposition du contenu selon le niveau des élèves. Par exemple, l’expression de la réciprocité ou de la réflexivité en créole peut être abordée à des degrés différents, selon le niveau (la classe) et à travers un langage qui soit à la portée de l’élève ».

Cet ensemble de données analytiques relatives à l’insuffisance ou à « l’absence de matériels didactiques appropriés » et à la « didactisation » du créole est corroboré par les enquêtes de terrain conduites par le linguiste Renauld Govain et dont les résultats sont consignés dans l’étude « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti » parue dans la revue Contextes et didactiques, 4/2014. De manière judicieuse, Renauld Govain élargit la réflexion par l’abord d’une dimension essentielle, la « didactisation » du créole. Dans cette étude, il énonce l’observation selon laquelle « Dans l’état actuel des expériences linguistiques en Haïti, il se pose le problème de la standardisation, voire de la « didactisation » du créole comme objet et outil d’enseignement, afin qu’il puisse remplir convenablement sa fonction de langue d’enseignement. La standardisation est « un processus rationnel d’imposition d’une variété stabilisée et grammatisée (une variété écrite et décrite, évidemment dans un procès de grammatisation) sur un territoire donné, unifié par des institutions entre autres culturelles et linguistiques » (Baggioni, 1997). La didactisation est, selon nous, un processus qui s’appuie sur des procédés scientifiques (mais aussi sur des techniques particulières et contextuelles selon les caractéristiques du public cible, du milieu dans lequel l’enseignement/apprentissage doit avoir lieu, des objectifs visés, etc.) qui rendent la langue apte à être enseignée selon une démarche qui minimise les risques des fuites dus à une orientation aléatoire du processus d’enseignement/apprentissage de la langue. « Didactiser » une langue, dans cette perspective, consistera en l’établissement d’une série de démarches ou dispositifs permettant de modéliser son enseignement/apprentissage en situation formelle et institutionnelle afin de maximiser l’intervention d’un facilitateur (côté enseignement) et l’activité d’apprentissage (côté apprentissage). Cette modélisation a pour rôle de rendre le contenu à enseigner/faire apprendre plus « potable », plus concret en essayant de le rapprocher le plus possible du vécu et des réalités quotidiennes des apprenants ». [Le souligné en gras est de RBO] En l’espèce, l’apport majeur de Renauld Govain est amplifié et systématisé dans l’étude qu’il a rédigée en collaboration avec la linguiste Guarlande Bien-Aimé, « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle » parue dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, mai 2011). Renauld Govain est également l’auteur de « Plurilinguisme, pratique et avenir du français en Haïti », Port-au-Prince : Faculté de linguistique appliquée, 2014.

La réflexion analytique de Renauld Govain prend également en compte d’autres facteurs tels qu’il les expose dans son étude « De l’expression vernaculaire à l’élaboration scientifique : le créole haïtien à l’épreuve des représentations méta-épilinguistiques » (revue Contextes et didactiques, 17/2021). L’auteur rappelle avec hauteur de vue –et comme pour répondre à postériori à Jean Métellus (voir les poncifs du médecin-romancier plus haut dans cet article)–, qu’« Une langue comme le créole haïtien (CH) n’est pas un objet neutre. Elle est sujette à des jugements de valeur positifs ou négatifs, émanant des discours de ses locuteurs ou de simples curieux. Un discours qui prend la langue comme objet peut être soit métalinguistique : discours conscient de l’essence de la langue portant sur ses mécanismes de fonctionnement en termes descriptifs ; soit épilinguistique : discours évaluatif pas forcément conscient du fonctionnement de la langue mais produisant des jugements de valeur sur ce qu’elle est ou n’est pas et évoquant souvent des qualités qui n’ont rien à voir avec le fonctionnement linguistique de la langue, par exemple, la langue est belle / laide, riche / pauvre, facile / difficile, suave / rude, etc. Les idées reçues négatives épilinguistiques sur le CH ont la vie dure puisque certaines ont cours depuis la colonie et sont popularisées via l’école qui aurait dû être chargée d’enseigner la réalité objective des choses. Est aussi inscrit dans le domaine épilinguistique le discours qui croit que le CH ne peut pas exprimer la science parce qu’il est pauvre en concepts. Nous montrons ici que ce problème d’indisponibilité des concepts en CH n’en est pas un car ces derniers sont en général des outils transversaux circulant d’une langue à l’autre avec une capacité certaine d’acclimatation. Et la possibilité d’une langue de créer des concepts est infinie. Enfin, le CH connait un début d’emploi dans l’expression de l’expérience scientifique et ceci, loin d’être un leurre, représente une lueur ».

L’un enseignements majeurs de l’étude de Renauld Govain, « De l’expression vernaculaire à l’élaboration scientifique : le créole haïtien à l’épreuve des représentations méta-épilinguistiques », consiste à mieux calibrer son propos au sujet de la disponibilité/non disponibilité des concepts en créole haïtien. Ainsi, « (…)
considérant cette disponibilité croit-on lacunaire des concepts en CH [créole haïtien], l’emprunt et l’adaptation des concepts représentent un passage obligé pour l’expression de toutes les formes de réalités scientifiques dans la langue. Cette lacune tiendrait au fait que la langue n’est pas assez investie dans l’expression de ce type de réalités. Pour pallier le problème (si problème il y a) et faire exister les concepts, on pourrait recourir à trois opérations, dont les deux dernières renvoient à ce que nous appelons ici 
adaptation du concept :

  1. faire des emprunts lexicaux directs à une langue dans laquelle lesdits concepts existent. Celle-ci, ne l’oublions pas, pourrait les avoir empruntés à un moment donné à une autre langue, ou probablement au grec ou au latin ; 

  2. créer ou inventer un concept nouveau (procédé néologique) dans la langue en vue d’exprimer la même réalité pour laquelle elle affiche une lacune conceptuelle ; 

  3. recourir à un terme vernaculaire pour exprimer la réalité en se basant notamment sur une logique d’analogie. À force d’être employé dans le champ de l’expression scientifique, ce terme vernaculaire va finir par acquérir un statut de concept scientifique ».

Sans perdre de vue que la notion de « langue scientifique » n’existe ni en linguistique ni en lexicographie ni en terminologie ni en traductologie, et tout en gardant en mémoire qu’aucune étude linguistique ou sociolinguistique n’atteste que le créole est une « langue scientifique » en soi, l’apport de la lexicographie créole à (1) un usage scientifique du créole et (2) à la didactisation du créole doit être bien compris et bien situé.

La lexicographie créole est un champ d’activités relativement jeune. Elle remonte aux travaux pionniers de Pradel Pompilus auteur, en 1958, du premier « Lexique créolefrançais » (Université de Paris). Dans notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (Le National, Port-au-Prince, 21 juillet 2022), nous avons répertorié 64 dictionnaires et 11 lexiques de qualité très inégale : seuls 11 ouvrages sur 75 ont été élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle (voir les tableaux 1 et 2).

TABLEAU 1 / Ouvrages lexicographiques (lexiques et dictionnaires) élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle (11 ouvrages sur un total de 75 publiés entre 1958 et 2022)

Titre

Auteur

Date

Éditeur

1- Ti diksyonnè kreyòl-franse

Henry Tourneux, Pierre Vernet et al.

1976

Éditions caraïbes

2- Haitian Creole-English-French Dictionnary (vol. I, vol. II)

Albert Valdman et al.

1981

Creole Institute, Bloomington University

3- Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité

Henry Tourneux

1986

CNRS – Cahiers du Lacito

4- Diksyonè òtograf kreyòl ayisyen

Pierre Vernet, B.C. Freeman

1988

Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti

5- Dictionnaire préliminaire des fréquences de la langue créole

Pierre Vernet, B.C. Freeman

1989

Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti

6- Dictionnaire inverse de la langue créole haïtienne/ Diksyonè lanvà lang kreyòl ayisyen

B.C. Freeman

1989

Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti

7- Dictionnaire de l’écolier haïtien

André Vilaire Chery

1996

Hachette-Deschamps/ÉDITHA

8- Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti (tome 1)

André Vilaire Chery

2000

Éditions Édutex

9- Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti (tome 2)

André Vilaire Chery

2002

Éditions Édutex

10- Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary

Albert Valdman

2007

Creole Institute, Bloomington University

11- English-Haitian Creole Bilingual Dictionnary

Albert Valdman, Marvin D. Moody, Thomas E. Davies

2017

Creole Institute, Bloomington University

NOTE / Ces dictionnaires de grande qualité scientifique mettent tous en œuvre le même cadre méthodologique qui consiste (1) à définir le projet éditorial et les usagers-cibles visés ; (2) à identifier les sources du corpus de référence en vue de l’établissement de la nomenclature ; (3) à procéder à l’établissement de la nomenclature des termes retenus à l’étape du dépouillement du corpus de référence ; (4) à procéder au traitement lexicographique des termes de la nomenclature et à la rédaction des rubriques dictionnairiques (définitions, notes explicatives, notes contextuelles, catégorisation grammaticale des termes placés en « entrée » en ordre alphabétique et s’il y a lieu mention de l’aire géographique d’emploi du terme). Le même cadre méthodologique est mis en œuvre dans l’élaboration des lexiques bilingues (qui ne comprennent pas de définitions des termes) et pour la confection des vocabulaires spécialisés en néologie scientifique et technique. Sur le plan méthodologique, les ouvrages identifiés au tableau 1 ont été élaborés dans la stricte observance du critère de l’exactitude de l’équivalence lexicale conjoint à celui de l’équivalence notionnelle : c’est le critère majeur placé au centre de toute démarche lexicographique et terminologique. (Sur la problématique de l’équivalence lexicale et terminologique, voir Annaïch Le Serrec : « Analyse comparative de l’équivalence terminologique en corpus parallèle et en corpus comparable : application au domaine du changement climatique », thèse de doctorat, Université de Montréal, avril 2012.) Sur la base des critères de la méthodologie de la lexicographie professionnelle, notre évaluation des dictionnaires élaborés par Albert Valdman et par le lexicographe haïtien André Vilaire Chery permet d’exposer que ces ouvrages constituent LE MODÈLE NORMATIF STANDARD dont doit s’inspirer toute la lexicographie haïtienne contemporaine (voir nos articles « Lexicographie créole : revisiter le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman » (Le National, 30 janvier 2023), « Le « Dictionnaire de l’écolier haïtien », un modèle de rigueur pour la lexicographie en Haïti » (Le National, 3 septembre 2022), et « Toute la lexicographie haïtienne doit être arrimée au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle » (Le National, 29 décembre 2022).

TABLEAU 2 / Échantillon de lexiques et de dictionnaires élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle

Titre de l’ouvrage

Auteur(s)

Éditeur

Année de publication

Diksyonè kreyòl Vilsen 

Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint

ÉducaVision

1994 [2009]

Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 

Emmanuel Védrine

Védrine Creole Project [?]

2000

Diksyonè kreyòl karayib 

Jocelyne Trouillot

CUC Université Caraïbe 

2003 [?]

Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative 

MIT – Haiti Initiative 

MIT – Haiti Initiative 

2017 [?]

TABLEAU 3 / Caractéristiques des ouvrages élaborés en dehors de la méthodologie

de la lexicographie professionnelle (échantillon de 4 publications)

Titre de l’ouvrage

Auteur(s)

Catégorie

Principales caractéristiques lexicographiques

Diksyonè kreyòl Vilsen 

Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint

Dictionnaire unilingue créole Accès Web et format papier Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. Certaines rubriques comprennent des notes explicatives

Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 

Emmanuel Védrine

S’intitule « leksik » alors qu’il est un glossaire unilingue créole

De nombreuses entrées (« mots vedettes ») sont des slogans ou des séquences de phrases ou des proverbes. De nombreuses entrées ne sont pas des unités lexicales. Incohérence, insuffisance ou inadéquation des rares définitions
Diksyonè kreyòl karayib 

Jocelyne Trouillot

Dictionnaire unilingue créole au format papier uniquement

Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. De nombreuses entrées (« mots vedettes ») ne sont pas des unités lexicales, ce sont plutôt des noms propres ou des toponymes…

Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative 

MIT – Haiti Initiative 

Lexique bilingue anglais-créole

Accès Web uniquement

Équivalents créoles souvent fantaisistes, erratiques, asémantiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole. Syntagmes néologiques mal formés, incohérents, farfelus a-sémantiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole

NOTE / Les lexiques et les dictionnaires élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle se caractérisent par (1) l’absence complète et/ou le rachitisme du projet éditorial lexicographique et l’absence de critères méthodologiques mis en œuvre et habituellement identifiés par les appellations « Préface » ou « Guide d’utilisation » ; (2) l’absence de critères lexicographiques relatifs à la détermination du corpus à dépouiller et l’absence de critères relatifs au dispositif de dépouillement de diverses sources documentaires ; (3) l’absence de critères lexicographiques relatifs à l’établissement de la nomenclature du dictionnaire ou du lexique ; (4) l’absence de critères relatifs au traitement lexicographique des termes de la nomenclature. L’un des traits communs entre ces ouvrages élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle est qu’ils ne sont pas l’œuvre de lexicographes ou de professionnels langagiers détenteurs d’une formation/compétence avérée en lexicographie générale et en lexicographie créole. L’ouvrage de Féquière Vilsaint et Maud Heurtelou et celui de Jocelyne Trouillot procèdent sans doute d’un légitime projet de doter Haïti d’un dictionnaire unilingue créole –mais l’on conviendra qu’une bonne intention ne saurait se substituer à l’indispensable compétence en lexicographie créole. Quant au «  Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » –le plus médiocre de tous les ouvrages de la lexicographie créole de 1958 à 2023–, il est attesté qu’il n’a jamais pu s’implanter dans les Écoles haïtiennes depuis sa mise en ligne (en 2015 ?) en raison du fait qu’il ne dispose d’aucune crédibilité scientifique. À cet égard il est significatif que le pseudo « modèle » lexicographique –bricolé au MIT Haiti Initiative en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle–, n’a jamais été adopté à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti et encore moins à l’ISTI (l’institut supérieur de traduction et d’interprétation d’Haïti), pas plus d’ailleurs, à l’échelle internationale, dans les Départements de linguistique ou dans les Facultés où le créole a fait autrefois ou fait actuellement l’objet de travaux de recherche (Université des Antilles en Martinique, Université de Montréal, Université du Québec à Montréal, Florida International University, Université Paris VIII, Université de Rennes, Université de Bordeaux, Université d’Aix-en-Provence, Duke University, Université Montpellier, Université de Nice, Université Lumière Lyon 2, Université Martin Luther de Halle Wittenberg et Université de Tübingen en Allemagne, Université de la Réunion, etc.). Il faut prendre toute la mesure qu’en Haïti et à l’échelle internationale, les institutions universitaires n’accordent aucun crédit scientifique au MIT Haiti Initiative en matière de lexicographie créole.

Car le «  Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » promeut une aventureuse « lexicographie borlette »/ « lexicographie lamayòt » par la promotion d’équivalents « créoles » souvent fantaisistes, erratiques, a-sémantiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole, tandis que ses pseudo néologismes « créoles » sont essentiellement abracadabrants, farfelus, erratiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole (voir nos articles « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (Le National, 21 juillet 2020) et « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National, 15 février 2022). L’amateurisme aventureux du «  Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » s’explique amplement par le fait que ses rédacteurs-bricoleurs ne sont détenteurs d’aucune compétence connue en lexicographie générale et en lexicographie créole. Il ne faut pas perdre de vue que la lexicographie n’est pas enseignée au Département de linguistique du MIT et sur le site Web de cette institution aucun de ses linguistes, notamment le responsable du MIT Haiti Initiative, ne mentionne sur son profil professionnel avoir acquis une quelconque compétence en lexicographie… Il est d’ailleurs tout à fait révélateur que l’élaboration du «  Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » est présentée, sur le site du MIT – Haiti Initiative –au chapitre « Kreyòl-English glosses for creating and translating materials in Science, Technology, Engineering & Mathematics (STEM) fields in the MIT-Haiti Initiative »–, dans les termes suivants : « (…) l’un des effets secondaires positifs des activités du MIT-Haïti (ateliers sur les STEM, production de matériel en kreyòl de haute qualité, etc.) est que nous enrichissons la langue d’un nouveau vocabulaire scientifique qui peut servir de ressource indispensable aux enseignants et aux étudiants  Ces activités contribuent au développement lexical de la langue » créole » [Traduction : RBO]. Comme nous l’avons rigoureusement démontré dans notre article « La lexicographie créole à l’épreuve des égarements systémiques et de l’amateurisme d’une « lexicographie borlette » (Le National, Port-au-Prince, 28 mars 2023), le pseudo « nouveau vocabulaire scientifique » bricolé par le MIT–Haiti Initiative en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle comprend un grand nombre d’équivalents « créoles » fantaisistes, erratiques, faux, sémantiquement opaques, souvent non conformes au système morphosyntaxique du créole et incompréhensibles du locuteur créolophone. L’autre grande caractéristique de la « lexicographie borlette » au creux du pseudo « nouveau vocabulaire scientifique » bricolé par le MIT–Haiti Initiative est l’absence systématique du critère de l’exactitude de l’équivalence lexicale conjoint à celui de l’équivalence notionnelle alors même qu’il est un critère majeur placé au centre de toute démarche lexicographique et terminologique. L’amateurisme confirmé des rédacteurs-bricoleurs du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » éclaire donc le fait que, dépourvus de la moindre compétence connue en lexicographie créole, ils alimentent une vision erratique et fantaisiste de la néologie créole totalement opposée à la méthodologie de la néologie. (Sur la méthodologie de la néologie, voir l’article de Salah Mejri et Jean-François Sablayrolles, « Présentation : néologie, nouveaux modèles théoriques et NTIC » paru dans la revue Langages no 183, 2011/3 ; voir aussi l’étude « Néologie sémantique et analyse de corpus » parue sous la direction de Jean-François Sablayrolles dans les Cahiers de lexicologie (Éditions Classiques Garnier, Paris 2012). Les Cahiers de lexicologie sont publiés par le laboratoire Lexiques, dictionnaires, informatique (lDi, Université Paris 13 – Université de Cergy-Pontoise – Centre national de la recherche scientifique de France).

À l’instar des autres linguistes haïtiens ayant étudié de près le « lamayòt lexicographique » du MIT Haiti Initiative, nous estimons nous aussi qu’il est de première importance de soumettre à l’analyse critique la plus rigoureuse « l’amateurisme borlettisé » institué par les rédacteurs-bricoleurs du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative ». Nous l’avons fait dans plusieurs articles, notamment dans « La lexicographie créole à l’épreuve des égarements systémiques et de l’amateurisme d’une « lexicographie borlette » (Le National, Port-au-Prince, 28 mars 2023), et dans « La lexicographie créole en Haïti : retour-synthèse sur ses origines historiques, sa méthodologie et ses défis contemporains » (Rezonòdwès, 11 décembre 2023). Nous avons ainsi démontré que le MIT Haiti Initiative (1) fait la promotion d’un pseudo « modèle » lexicographique de type Wikipedia inconnu à l’échelle internationale dans l’enseignement universitaire de la lexicographie professionnelle ; (2) s’oppose systématiquement et aventureusement à la tradition lexicographique haïtienne et à ses acquis méthodologiques repérables dans les travaux de haute qualité scientifique de Pradel Pompilus, Pierre Vernet, Henry Tourneux, André Vilaire Chery et Albert Valdman ; (3) tente d’introduire frauduleusement dans le système éducatif haïtien un fond lexical préscientifique qui n’a été validé par aucune institution haïtienne, aucune institution internationale, aucun pôle d’expertise lexicographique reconnu (Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, Comité international d’études créoles, Creole Institute de l’Université d’Indiana –celui-ci a cessé formellement d’exister mais plusieurs de ses experts sont toujours actifs et accessibles). À ces lourdes errances théoriques et méthodologiques s’ajoute le constat que le désastre lexicographique bricolé dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » se double d’une catastrophe morphosyntaxique qui se caractérise pour l’essentiel par le non-respect de la règle la plus élémentaire de la syntaxe créole, l’ordre des mots, la combinatoire systémique traditionnellement désignée sous le vocable familier de « grammaire » et qui est au fondement de la dimension sémantique de toute langue naturelle.

Un grand nombre d’équivalents « créoles » fantaisistes, erratiques, incohérents, non conformes au système morphosyntaxique du créole et opaques sur le plan sémantique : le diagnostic du désastre lexicographique caractérisant le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » renvoie dans sa totale pertinence à la problématique de la « grammaire du sens » tel que l’entend le linguiste Patrick Charaudeau, auteur de la « Grammaire du sens et de l’expression » (Hachette, Paris, 1992). Il est nécessaire de s’y arrêter très brièvement (1) parce que la « grammaire du sens » est un enjeu de premier plan en lexicographie créole, et (2) pour mieux apprécier les errements théoriques caractéristiques du mode opératoire des rédacteurs-bricoleurs du MIT Haiti Initiative. Patrick Charaudeau balise comme suit les fondements de sa démarche : « Mais peut-on écrire une grammaire sémantique ? Il existe de nombreuses études de sémantique portant sur le lexique ou sur les catégories grammaticales, mais peut-on les réunir sous l’intitulé de grammaire ? ». Il poursuit en interrogeant « Les conditions d’une grammaire du sens » de la manière suivante : « Les catégories qui sont issues des nombreuses études sémantiques sur les langues ne cessent d’être discutées autour de la question de savoir si elles peuvent être déclarées universelles, si elles correspondent à des catégories de pensée (indépendantes des langues) ou à des catégories strictement linguistiques liées aux particularités de chaque langue ou famille de langues. Quelles seraient donc les conditions d’une grammaire du sens qui ne nierait pas pour autant l’existence des formes ni la nécessité de respecter les règles de construction, mais chercherait à mettre en relation ces formes avec du sens ? La réponse est dans une démarche inductivo-déductive : en partant d’une analyse fine des usages (parcours sémasiologique), on tente de reconstruire des opérations mentales à différents niveaux d’abstraction, opérations conceptuelles d’intention de sens permettant de redescendre jusqu’à l’expression (parcours onomasiologique). C’est cette démarche qui a présidé à la construction de ma grammaire du sens ». (…) Patrick Charaudeau pose ainsi les fondements théoriques préliminaires d’« Une grammaire du sujet parlant et de l’intention de communication / La langue doit être décrite du point de vue de catégories qui correspondent à des intentions de communication (le sens), en mettant en regard de chacune d’elles les moyens (les formes) qui permettent de les exprimer. Cela revient à construire une grammaire du sujet parlant, lequel se trouve au cœur de ce qui fait l’intentionnalité du langage : un processus d’énonciation qui dépend des choix plus ou moins conscients que le sujet parlant opère pour produire du sens dans l’espoir de se faire comprendre. Ainsi est-on amené à décrire la langue à partir des opérations conceptuelles que le sujet parlant est censé faire quand il communique, en mettant en regard de celles-ci les catégories de formes qui permettent de les exprimer. » [Le souligné en gras et italiques est de RBO]

Le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », en élaborant des pseudos équivalents « créoles » fantaisistes, erratiques et a-sémantiques, tourne totalement le dos à la « grammaire du sens ». En voici des exemples : « epi plak pou replik sou », « grafik ti baton », « rezistans lè », « vitès chape poul », « sant mas yo », « bwat tchèk »… À titre comparatif, voici quelques hypothétiques énoncés : ils ne proviennent pas du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » mais ils s’en inspirent et présentent l’avantage d’exemplifier la réalité qu’aucun locuteur du créole ne peut les décoder parce qu’ils sont agrammaticaux et a-sémantiques : *pou epi plak sou, *grafik baton ale ti, *poul yo vitès chape… Ainsi, le non-respect des règles morphosyntaxiques dans les unités lexicales de type syntagmatique du médiocre « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » contribue amplement à rendre a-sémantiques et opaques un grand nombre de pseudo équivalents « créoles » que les enseignants et les élèves créolophones ne peuvent ni décoder ni utiliser pour l’apprentissage des sciences et des techniques en créole. C’est le lieu de rappeler que la syntaxe du créole a fait l’objet de travaux scientifiques de grande qualité, entre autres « Eléments de grammaire comparée français-créole haïtien » de Robert Damoiseau (Éditions Ibis rouge / Presses universitaires créoles / GEREC, 2005) ; « Aspects de la syntaxe de l’haïtien », thèse de doctorat de Herby Glaude, Universités de Paris-8 et d’Amsterdam, 2012 ; « Gramè kreyòl » de Joseph Sauveur Jean (Éditions du Cidihca, 2007) ; « Gramè deskriptif kreyòl ayisyen an » de Jockey Berde Fedexy (Jebca Éditions, 2015). Le lecteur familier de l’anglais lira avec profit le « Haitian Creole / Structure, Variation, Status, Origin » d’Albert Valdman (Equinox Punlishing Ltd, 2015). La première grammaire du créole haïtien a pour titre « Le créole haïtien : morphologie et syntaxe ». Publiée en 1936, elle a été rééditée en 2012 par les éditions Slatkine.

Le créole est-il une « langue scientifique » ? Dans le cheminement analytique exposé dans le présent article, il y a lieu de mettre en lumière la remarquable contribution des chercheurs martiniquais Nathalie Michalon et Max Belaise, auteurs de l’étude « Didactique des sciences : apprentissage des sciences et langue créole sont-ils incompatibles ? » (revue Kréolistika, 2022 / 2, publiée par le CRILLASH, le Centre de recherches interdisciplinaires en lettres, langues, arts et sciences humaines de l’Université des Antilles en Martinique).

Nathalie Michalon et Max Belaise rappellent que « La didactique est la base de la formation dans le métier d’enseignement d’une discipline scientifique. Elle se différencie de la pédagogie, elle-même, par la nature des connaissances à développer et à appliquer. En faisant intervenir aussi bien l’histoire des concepts que les approches pédagogiques et stratégies d’enseignement, associées à la matière enseignée, elle doit pouvoir permettre de lever les obstacles épistémologiques qui entravent l’acquisition des connaissances, nécessaires à la compréhension des phénomènes observés ou étudiés. L’acquisition de connaissances spécifiques à une discipline scientifique est au centre de la didactique de cette discipline, tandis que la pédagogie, elle, tient compte principalement des relations entre enseignants et apprenants. » Ils précisent que « L’examen des conditions de la vérité de l’apprentissage montre qu’un des obstacles à celui-ci est l’obstacle linguistique. Cependant, les recherches du linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol (2021) révèlent les limites d’une pratique d’enseignement subjective en langue « natif-natal » (autrement dit en langue créole), sans véritable démarche didactique : « Les enseignants que nous avons interrogés sur la réalité de l’usage contemporain du créole dans l’apprentissage scolaire se réfèrent, règle générale, à une “connaissance subjective”, à savoir une “connaissance empirique” issue de leur pratique du métier d’enseignant. Ils font donc appel à des observations empiriques individuelles qui ont l’avantage d’être “en écho” avec la réalité mais cette “connaissance empirique”, très limitée en termes analytiques, n’est pas élaborée ou modélisée dans un cadre analytique aux fondements méthodologiques sûrs à l’échelle nationale. Autrement dit, cette “connaissance empirique” de la réalité de l’usage contemporain du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti [et ailleurs] est de l’ordre du “ressenti” et elle n’est pas arrimée à une réflexion analytique de fond sur le sujet ».

L’un des enseignements majeurs de la remarquable étude de Nathalie Michalon et Max Belaise est que « La mise en place d’une didactique en langue créole, respectant les modèles des triangles didactique et pédagogique couramment utilisés dans l’apprentissage des sciences (Chevallard, 1985 ; Clément, 2011), requiert à la fois de renforcer les savoirs relatifs aux matières enseignées et de développer des outils pédagogiques tenant compte d’un langage scientifique approprié. L’étude des particularités respectives des langues relève de situations de médiation linguistique dans le cadre de traductions en langue de spécialité, qui comprend les activités de traduction et d’interprétation. Nous devons aussi reconnaître que les déficits lexicaux peuvent constituer un obstacle à l’apprentissage des apprenants, et particulièrement celui des sciences, où la terminologie peut être spécifique à la matière enseignée (Picton, 2009 ; Dogoriti et coll., 2018). »

L’hypothèse d’une sorte de « tectonique de basse intensité des discours sous-jacents au créole » et ses effets miroir

Nous émettons l’hypothèse que l’idée du « créole langue scientifique » procède d’une sorte de « tectonique de basse intensité des discours sous-jacents au créole » qui agrège l’Histoire, « l’idéologie linguistique haïtienne », certains clichés et poncifs du petit catéchisme « militant » des Ayatollahs du créole et la légitime volonté de plusieurs locuteurs natifs du créole d’œuvrer à sa valorisation sur le registre de « l’identité haïtienne ». Le recours à une datation historique est toutefois nécessaire à une adéquate compréhension de la « tectonique de basse intensité des discours sous-jacents au créole ». Dans l’article que nous avons publié en Haïti dans Le National du 27 septembre 2022, « Stigmatisation du créole, Code noir et populisme linguistique », nous avons rappelé que, sur le plan historique, la stigmatisation du créole s’est constituée en un corps d’idées à dominante idéologique et elle a bénéficié d’un cadre juridique dès 1685La stigmatisation du créole a investi l’imaginaire des locuteurs et elle est en lien direct avec l’« ordre » imposé autrefois par le système colonial français à travers un cadre légal, le Code noir, et au moyen d’une gouvernance particulière du système esclavagiste, celle de l’absolutisme royal relayé par les administrateurs coloniaux. Pour légitimer et encadrer la traite négrière dans les territoires conquis et réguler l’organisation du système plantationnaire où les esclaves déportés d’Afrique avaient remplacé les Amérindiens décimés par différentes formes de maltraitance, la France a promulgué le Code noir. L’appellation de Code noir désigne l’Ordonnance royale de Louis XIV ou Édit royal de mars 1685 relatif à la gestion de l’économie sucrière des îles de l’Amérique française et des autres contrées conquises. L’article 44 du Code noir assimile l’esclave originaire d’Afrique aux biens meubles : son humanité lui est déniée, il est « chosifié » à travers son statut d’esclave, et ce déni d’humanité s’applique également à sa langue et à ses croyances. Sur le plan patrimonial, celui du propriétaire et de sa succession, l’esclave peut être acheté, vendu ou donné comme bien meuble. Il est la propriété du maître et n’a pas de nom ni d’état civil mais il dispose d’un matricule à partir de 1839. Le Code noir établit une hiérarchie sociale au sommet de laquelle se trouve le pouvoir royal représenté dans les colonies esclavagistes par l’ensemble des propriétaires-planteurs blancs européens et les administrateurs coloniaux, locuteurs dans un premier temps de diverses variétés de français de l’Ouest de la France (voir plus bas Véronique, 2000 : 35), puis locuteurs de la variété dominante du français de l’époque et qui utilisaient le créole dans leurs transactions langagières avec les esclaves. C’est précisément cette hiérarchisation marquée des rapports sociaux dans le système esclavagiste et plantationnaire, confortée par le Code noir, qui est au fondement de la stigmatisation du créole par l’installation des préjugés, des clichés et des poncifs dans l’imaginaire des locuteurs, de la base au sommet de la pyramide sociale. Exclusivement détenu et exercé par les administrateurs coloniaux et les planteurs blancs européens, le pouvoir colonial a été un pouvoir absolutiste-suprématiste par délégation du pouvoir royal : avec le Code noir de 1685, ce pouvoir parle désormais une langue administrative unique, le français, intériorisé et valorisé au titre d’une langue « supérieure ». À l’inverse, au bas de la hiérarchie de l’« ordre » colonial, les esclaves noirs, délaissant leurs langues ancestrales africaines et devenus locuteurs du créole, s’exprimaient dans cette langue intériorisée et perçue comme étant une langue « inférieure » par rapport au français (voir, entre autres, l’étude de Romain Cruse, « Répartition et dynamiques spatiales des langues créoles dans la Caraïbe » parue dans l’Espace géographique 2015/1 ; voir aussi Marie-Christine Hazaël-Massieux, « Théories de la genèse ou histoire des créoles : l’exemple du développement des créoles de la Caraïbe », paru dans la revue La Linguistique, 2005/1 (vol. 41). Sur le plan historique donc, le Code noir ou Édit royal de mars 1685 est au fondement de l’usage dominant du français et de la minorisation institutionnelle du créole à Saint-Domingue. Cette configuration des rapports linguistiques sera ensuite confortée par les « Pères de l’Indépendance » d’Haïti qui, n’ayant connaissance que du modèle administratif français, le reproduiront de facto par la promulgation de tous les documents officiels du nouvel État en langue française. L’Histoire a retenu que le rédacteur de l’Acte d’Indépendance d’Haïti daté du 1er janvier 1804, rédigé uniquement en français, était Boisrond-Tonnerre. Francophone, il a effectué des études supérieures à Paris et Dessalines en avait fait son secrétaire et son principal conseiller. Le remarquable site île en île consigne que « L’adjudant général Boisrond-Tonnerre signe ses Mémoires pour servir à l’histoire d’Hayti en 1804. Par ses mémoires, et surtout par l’Acte de l’Indépendance du nouveau pays, Boisrond-Tonnerre devient le premier écrivain haïtien ».

Sur le registre de notre hypothèse relative à la « tectonique de basse intensité des discours sous-jacents au créole », plusieurs études ont mis en lumière toute une gamme de préjugés, de clichés et de poncifs exprimés tant par des unilingues créolophones que par des bilingues créole-français. L’écrivain Tontongi en a exploré quelques-uns dans son article « La persistance des préjugés anti-créole dans l’univers francophone haïtien » paru dans le livre dirigé par Renauld Govain, « La francophonie haïtienne et la francophonie internationale : apports d’Haïti et de français haïtien » (Jebca Éditions, 2021). Ces préjugés et clichés ont traversé les ans depuis 1804, ils se sont installés dans l’inconscient collectif haïtien et de manière générale ils rythment l’usage dominant du français et la minorisation institutionnelle du créole : le français est valorisé au titre d’une langue haute et prestigieuse, le créole est stigmatisé au titre d’une langue basse, « san dekoròm », incapable de transmettre des connaissances scientifiques. Comme nous l’avons illustré au début de cet article, bien qu’il ait effectué des études de linguistique, le romancier Jean Métellus, naviguant sans gouvernail dans le brouillard de l’idéologie, a colporté de tels préjugés sans faire la moindre démonstration de leur pseudo cohérence et de leurs improbables fondements : « avec le créole on peut faire beaucoup de choses, mais on ne peut pas faire de la physique, on ne peut pas faire de la chimie, on ne peut pas faire des mathématiques, ni la médecine, ni la biologie ».

La réforme Bernard de 1978 –une réforme inaboutie et lacunaire en ce qui a trait au manque d’outils didactiques appropriés et au défaut de qualification des enseignants–, a légué au système éducatif haïtien la juste perspective du statut et de l’usage du créole langue d’enseignement et langue enseignée pour la première fois dans l’histoire du pays. Le prolongement institutionnel et législatif de ce statut est confirmé dans la Constitution de 1987 qui, en conformité avec la réalité du patrimoine linguistique historique d’Haïti, a co-officialisé le français et le créole en son article 5, lui-même renforcé par l’article 40 relatif aux obligations de l’État de diffuser tous ses textes administratifs dans les deux langues officielles du pays. L’idée du « créole langue scientifique » est sans doute liée (mais ne se résume pas) à ces deux temps forts que constituent la réforme Bernard de 1978 et la Constitution de 1987 : nombre de défenseurs du créole s’y réfèrent et y trouvent la justification du « créole langue scientifique » puisqu’il a été introduit dans l’École haïtienne et qu’il a obtenu un statut constitutionnel. Sur cette base, plusieurs défenseurs du créole estiment de manière circulaire que « le créole est déjà une langue scientifique » et qu’il est aujourd’hui suffisamment outillé pour être utilisé avec le maximum de succès dans la transmission des connaissances scientifiques. Trop empressés à conforter cette assertion, ceux qui la défendent ne prennent pas en compte les incontournables impératifs de la didactique créole, de la didactisation du créole et du rôle de la lexicographie créole qui, précisément, doivent contribuer à instituer le cadre méthodologique et être au fondement d’une adéquate transmission des savoirs en langue maternelle créole. Comme nous l’avons formulé dans le déroulé de cet article, à l’instar de toute autre langue naturelle, le créole n’est pas en soi une « langue scientifique », ce qui ne signifie aucunement qu’il ne possède pas les qualités (idéelles-conceptuelles, grammaticales et sémantiques) ou le potentiel (lexical, néologique et de didactisation) pour modéliser l’ensemble des articulations du discours scientifique et pour exprimer les réalités scientifiques et techniques.

Cet ensemble de facteurs analytiques autorise le constat que la réforme Bernard n’a pas été le lieu d’une ample réflexion, de type épistémologique notamment, sur la différence des modes de connaissance mis en oeuvre ainsi que le type de connaissances que devait promouvoir la nouvelle École haïtienne qu’elle entendait instituer. Il est significatif à ce chapitre que ce premier véritable aggiornamento du système éducatif haïtien n’ait laissé à la postérité aucune étude majeure en didactique comme sur le registre de l’épistémologie. Même les textes de base de la réforme Bernard de 1979 sont aujourd’hui quasi introuvables, et nous ne les avons pas retracés à la rubrique « Banque de documents » du site officiel du ministère de l’Éducation d’Haïti (voir notre article « L’aménagement du créole en Haïti et la réforme Bernard de 1979 : le bilan exhaustif reste à faire » (Rezonòdwès, 16 mars 2021).

Sur le registre d’une sorte de « tectonique de basse intensité des discours sous-jacents au créole » formulé à titre d’hypothèse, il y a également lieu d’observer que les préjugés anti-créole sont encore largement présents dans le corps social haïtien en dépit de l’adhésion d’un grand nombre d’enseignants à son usage scolaire et malgré la généralisation de son emploi dans la presse parlée et télévisée (voir Kendi Zidor, « Contact de langues et imaginaire linguistique : le cas des présentateurs de nouvelles en créole à la radio à Port-au-Prince », mémoire de licence, Faculté de linguistique appliquée, Université d’État d’Haïti, 2015). Les « effets miroir » qui sont l’envers de l’exemplification de la « tectonique de basse intensité des discours sous-jacents au créole » se donnent notamment à voir dans une redondante « fétichisation du créole ». Sous le paratonnerre de « l’idéologie linguistique haïtienne », la « fétichisation du créole » –souvent exposée par les Ayatollahs du créole comme un en-soi circulaire et aussi comme un entre-soi catéchétique mis en scène à coup de slogans répétitifs–, est enfermée dans une étroite et exclusive définition du créole « langue de communication » et « langue de l’identité nationale » au détriment de l’obligation constitutionnelle de l’État de mettre en oeuvre les droits linguistiques de tous les locuteurs haïtiens, qu’ils soient unilingues créoles ou bilingues créole-français (voir notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti » (Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, 2018). Ainsi, à défaut de promouvoir la vision constitutionnelle de l’aménagement du créole aux côtés du français conformément aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, à défaut d’élaborer une rigoureuse didactisation du créole et incapables de produire des outils lexicographiques créoles de haute qualité scientifique (lexiques et dictionnaires), les Ayatollahs du créole mènent une compulsive « fatwa » contre le français en Haïti par la promotion d’une naine et guerroyante « fétichisation du créole ». Sanglés dans le corset de « l’idéologie linguistique haïtienne » –dont l’un des traits dominants est la promotion de la « guerre des langues » couplée à la promotion de l’unilinguisme créole–, les créolistes fondamentalistes mènent donc campagne contre la pseudo « gwojemoni » de la langue française qu’ils stigmatisent au titre d’une soi-disant « langue du colon », la langue de la « francofolie et des francofous (voir notre article « Ce que cache le slogan négationniste et révisionniste de « gwojemoni neyokolonial » : les habits trompeurs de la domination impérialiste sur Haït», Rezonòdwès, 22 décembre 2023). L’un des effets majeurs de l’enfermement des créolistes fondamentalistes dans le corset de la « fétichisation du créole » est la fausse perspective dont ils font la promotion, à savoir la rupture du liant constitutionnel par une lecture tronquée et partielle de l’article 5 de la Constitution de 1987 qui co-officialise les deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français. De la sorte, les créolistes fondamentalistes appellent à violer notre Charte fondamentale tout en se substituant au vote référendaire majoritaire de la Constitution de 1987. L’un de ces créolistes fondamentalistes, membre fondateur de la microscopique Akademi kreyòl ayisyen, a même publié un livre fourre-tout, « Yon sèl lang ofisyèl » (Éditions Kopivit/L’Action sociale, 2018), livre dans lequel il plaide, à l’encontre des articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, pour que seul le créole dispose du statut de langue officielle en Haïti. Il faut prendre toute la mesure que cette inconstitutionnelle posture est également une imposture : par son appel explicite à violer la Constitution de 1987, elle se situe dans la mouvance d’une ample délinquance politique, à savoir la consolidation en Haïti d’un « État de deal » plutôt que d’un « État de droit » dans le contexte où l’« État de deal » –dans ses différentes variantes : « narco-État », « klepto-État », « État voyou », « État gangstérisé »–, constitue le véritable « projet de société » et la composante managériale majeure du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste au pouvoir depuis onze ans au pays.

Le point de départ de notre réflexion analytique, « le créole est-il une langue scientifique ? », résonne comme un écho symétrique de la redondante « fétichisation du créole ». L’enjeu véritable n’est pas que le créole soit décrété ex cathedra « langue scientifique » par une lilliputienne Akademi ou par une maigrichonne confrérie de créolistes fondamentalistes, pèlerins clivants, conflictuels et esseulés en maraude à l’angle de la Rue des miracles et de la Rue des pas perdus… L’enjeu véritable est d’élaborer le cadre théorique et programmatique devant permettre au créole de dire la science, d’enseigner la science par une adéquate complémentarité de la didactisation du créole, de la lexicographie créole et d’un curriculum adapté en lien avec le futur énoncé de politique linguistique éducative qui donnera lieu à l’adoption de la première loi d’aménagement de nos deux langues officielles dans l’École haïtienne. L’enjeu véritable est plutôt –dans l’arrimage au socle de la Constitution de 1987–, de déterminer quel type de société nous voulons contribuer à bâtir solidairement et quel aménagement concomitant de nos deux langues officielles il faut mettre en œuvre au creux de l’efficience des droits linguistiques de tous les locuteurs haïtiens (voir nos articles « Le partenariat créole-français, l’unique voie constitutionnelle et rassembleuse en Haïti », Le National, 14 mars 2023, et « Droits linguistiques » et « droit à la langue » en Haïti, la longue route d’une conquête citoyenne au cœur de l’État de droit », Le National, 11 avril 2023).

Montréal, le 12 janvier 2024