« Le Comte », de Joseph Conrad : Vedi Napoli e poi mori!

— Par Roland Sabra —

le_comte_de_j-conrad1905. Joseph Conrad ( 1857- 1924) a quarante huit ans. Marié depuis moins de dix ans, par commodité, «  il perd ses dents, souffre de la goutte, a des névralgies faciales et broie souvent du noir», il a plus besoin d’une gouvernante ou d’une nounou que d’une femme. Cette année là, le goût du voyage, qui ne l’a jamais quitté, ( il fut marin) le conduit à Naples. il y rencontre un aristocrate polonais, un comte (le « Il conde » du titre original) dans un hôtel dont le comportement fait d’une élégance et d’un raffinement quelque peu surannés l’intrigue. Il s’absente dix jours sans cesser de penser à ce personnage d’un autre temps, puis revient et constate que le Comte a changé : ce n’est plus le même homme. Que s’est-il passé ? Il lui «est arrivé une aventure excessivement, excessivement – comment dire ? – désagréable.» ( p.22). C’est le récit du trouble causé par cette aventure qui ne laisse pas l’auteur indifférent que Joseph Conrad publiera en 1908. Les faits réels en eux-mêmes ont moins d’importance que leurs incidences.
Le texte que publie aujourd’hui les Éditions Andersen est relativement rare. Sous-estimé par la critique, il a été l’objet d’une diffusion limitée. C’est pourtant un texte essentiel pour comprendre comment l’insigne pauvreté d’une vie amoureuse (choix imposé d’objet sexuel inadéquat?) peut avoir été compensée par ou être une des causes, parmi tant d’autres, d’une œuvre littéraire qui marquera à jamais le XXème siècle. Sans déflorer davantage l’énigme de la nouvelle, on ne peut que faire un rapprochement avec deux autres auteurs proches contemporains de Joseph Conrad : Thomas Mann (1875 – 1955) et Henri James (1843- 1916). De l’écrivain allemand, Prix Nobel de littérature, on retiendra une nouvelle magnifiée dans son adaptation cinématographique, en 1971 par Luchino Visconti : Mort à Venise (Death in Venice selon sa langue de tournage, Morte a Venezia selon sa langue de production). Publié en 1912, quatre ans seulement après Il Conde, le texte de Thomas Mann relate une rencontre, dans un hôtel, en Italie, entre un vieux compositeur ( Gustave Malher ?) et un jeune garçon androgyne à la beauté fascinante. De l’écrivain américano-britannique c’est encore une nouvelle brillamment adaptée, au théâtre cette fois, par Marguerite Duras qui retiendra l’attention. Un homme, John Marcher, attend d’une femme, May Bartram, qu’il place dans une position de sujet supposé savoir, qu’elle lui révèle de ce qu’il en est de son désir à lui, tapi comme une bête dans la jungle et qui en surgissant ruinera le pseudo bonheur de la vie très conventionnelle et bourgeoise dans laquelle il s’enferme pour ne pas avoir à affronter la réalité de son désir. Célibataire endurci, on ne connaît aucune vie amoureuse à Henry James.
Mais plus que ces similitudes biographiques ( causes ou conséquences?) c’est le rapprochement des styles qui frappe le lecteur. Chez Conrad et chez James, comme chez Duras mais d’une toute autre façon, il y a cette écriture en creux, qui suggère plus qu’elle ne montre, qui laisse pantois le lecteur au détour de la page, sidéré par ce que laisse entendre le texte dans sa musicalité. Une manière de dire sans avoir à souligner, à surcharger, et qui dégage un espace de liberté ayant pour horizon l’infini d’une appropriation à venir. Cette élégance respectueuse du lecteur, un peu aristocratique sans doute mais ô combien attachante, est un bonheur qu’il serait dommage de bouder, et ce d’autant plus que se faisant l’écho d’un déclinisme sociétal qui en ces temps troublés fait retour avec insistance, elle nous parle d’un temps on ne peut plus présent.
La traduction de Stéphane Gounel, spécialiste de Proust (tiens donc!), participe de cet enchantement. Ce fin connaisseur de l’articulation des XIXème et XXème siècles qui se fracassera dans la Première Guerre mondiale, livre ici avec Le Comte de Joseph Conrad un joli travail.

Fort-de-France, le 29/03/2015

R.S.


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 Titre : Le Comte
Auteur : Joseph Conrad
Collection : Confidences
Décembre 2014
12 x 19 cm
68 pages
Livre papier : 7.95 €
ISBN :
978-2-37285-007-0