Autonomie : une opportunité ou un piège délibéré pour les Antilles ?
— Par Jean-Marie Nol —
Avec l’autonomie politique voulue par les élus avec l’acquiescement tacite de l’État français , semble se dessiner la fin du modèle de départementalisation, et la paupérisation de la classe moyenne .
Cette manœuvre politique avec à la clé l’effacement relatif de toute solidarité nationale, marque subrepticement une volonté de substitution du modèle actuel de consommation à un autre modèle dit de production .
La crise silencieuse qui s’installe en Guadeloupe et en Martinique ne peut plus être analysée comme une simple défaillance conjoncturelle ni comme la conséquence abstraite de forces économiques mondialisées échappant à toute maîtrise politique. Elle est avant tout le produit d’un système économique construit, organisé et consolidé dans le temps par des choix politiques assumés, au premier rang desquels ceux de l’État français dans le cadre de la départementalisation. Les blocages actuels, l’extraversion de l’économie, la faiblesse chronique de l’appareil productif local et l’incapacité croissante à intégrer les jeunes diplômés dans le monde du travail engagent donc directement la responsabilité politique de l’État, non comme simple acteur parmi d’autres, mais comme architecte central du modèle en vigueur.
La départementalisation n’a jamais été un processus socialement et économiquement neutre. Elle a constitué un projet politique global avec l’assentiment des élus comme Aimé Césaire visant à intégrer pleinement les territoires antillais à l’espace national français, non seulement sur le plan juridique et social, mais aussi dans leur fonction économique. Ce projet s’est traduit par une orientation claire : faire de la Guadeloupe et de la Martinique des territoires stabilisés par la dépense publique, la redistribution, la consommation et l’emploi public, plutôt que des espaces de production autonomes, capables de maîtriser leurs chaînes de valeur. Les transferts publics massifs, la montée en puissance de l’emploi administratif, la structuration d’un système social protecteur et la priorité donnée à la paix sociale ont permis de construire une classe moyenne aux Antilles mais aussi d’éviter des ruptures violentes. Pour autant, ils ont simultanément désincité toute transformation structurelle profonde de l’économie locale.
Ce choix n’était ni improvisé ni subi. Il répondait à une rationalité politique assumée du point de vue de l’État : garantir la stabilité sociale, contenir les tensions héritées de l’histoire coloniale et maintenir un niveau de vie comparable à celui de l’Hexagone sans engager les coûts, les risques et les conflits inhérents à une véritable stratégie de développement endogène. En contrepartie, les économies antillaises ont été progressivement assignées à un rôle périphérique, celui de marchés captifs, de plateformes de distribution des productions métropolitaines et européennes, et de territoires administrés plus que gouvernés économiquement. La production locale, lorsqu’elle existait, a été marginalisée, fragmentée et souvent maintenue sous perfusion de subventions sans réelle stratégie de compétitivité ni de montée en gamme.
Cette orientation a façonné durablement la structure économique actuelle. La tertiarisation massive, l’effondrement du secteur productif, la faiblesse chronique de l’industrie, la dépendance aux importations et la domination de groupes spécialisés dans la distribution ne sont pas des accidents historiques, mais les conséquences logiques d’un cadre fiscal, social et réglementaire conçu pour favoriser la consommation plutôt que la transformation, la distribution plutôt que l’investissement productif. L’État a fixé les règles du jeu : politiques de concurrence, fiscalité, accès au crédit, organisation des filières, priorités budgétaires. Les acteurs économiques, qu’ils soient locaux ou extérieurs, s’y sont adaptés. Comme dans tout système capitaliste, l’investissement a suivi les signaux publics.
Dès lors, la tentation de désigner certaines entreprises comme les responsables principaux de la situation relève davantage du réflexe idéologique et politique que de l’analyse économique. Les grands groupes n’ont pas confisqué l’économie ultramarine ; ils ont prospéré dans un cadre que l’État et les gouvernances locales ont conjointement rendu possible. Si les conditions avaient été orientées vers l’essor de la production locale, de l’agro-transformation, de l’industrie légère, du tourisme durable ou de l’économie de la connaissance, les capitaux, les compétences et les savoir-faire auraient été mobilisés dans ces directions. L’investissement n’est jamais idéologique : il est opportuniste. Le rôle du politique est précisément d’orienter cette opportunité.
La responsabilité de l’État est d’autant plus lourde qu’il a longtemps entretenu l’illusion d’un modèle soutenable sans production. En compensant les déséquilibres structurels par la redistribution sociale et l’endettement public, il a retardé l’échéance sans traiter le problème de fond. Cette stratégie a fonctionné tant que la croissance nationale, l’expansion de l’État-providence et l’accès aisé à la dette permettaient d’alimenter le système. Mais elle atteint aujourd’hui ses limites. La crise des finances publiques françaises, l’explosion de la dette sociale et la remise en question du périmètre de la solidarité nationale exposent brutalement la fragilité du modèle antillais, privé de ses amortisseurs traditionnels.
Ce choc intervient au pire moment pour la jeunesse. Alors même que l’économie locale reste incapable de créer des emplois qualifiés en nombre suffisant, la révolution technologique mondiale referme la porte d’entrée du marché du travail. L’intelligence artificielle générative automatise précisément les tâches qui constituaient hier le sas d’apprentissage des jeunes diplômés. Les entreprises ne forment plus ; elles recrutent des profils immédiatement opérationnels. Dans une économie extravertie, dominée par des centres de décision extérieurs et faiblement innovante localement, cette exigence devient un facteur d’exclusion massive. Le diplôme, longtemps perçu comme un sésame imparfait mais démocratique, perd de son efficacité faute de débouchés réels, sans être remplacé par un mécanisme plus équitable.
Cette impasse nourrit un sentiment de déclassement profond. De nombreux jeunes diplômés ne parviennent plus à se projeter dans un avenir professionnel stable. L’écart entre les promesses éducatives et la réalité du marché du travail génère frustration, défiance envers les institutions et perte de repères. Dans des territoires où le chômage des jeunes est structurellement élevé, cette désillusion prend une dimension explosive. La montée de la violence juvénile, loin d’être un simple phénomène de délinquance, apparaît comme l’un des symptômes les plus visibles d’une crise systémique, où l’absence de perspectives économiques alimente la rupture sociale.
À cette dimension économique s’ajoute un héritage historique et psychologique profond. Les sociétés antillaises portent encore les stigmates de l’esclavage et de la colonisation, qui ont façonné des rapports ambivalents au travail, à l’autorité et à la prise de risque. Certaines recherches suggèrent que les traumatismes collectifs peuvent se transmettre de génération en génération, influençant inconsciemment les comportements économiques et la relation à la réussite. Sans tomber dans le déterminisme, ignorer cette dimension reviendrait à sous-estimer la profondeur des blocages à l’œuvre et la difficulté à faire émerger un entrepreneuriat local fort dans un cadre historiquement marqué par la dépendance.
Il serait toutefois erroné d’imputer l’ensemble de la responsabilité à Paris seul. Les gouvernances locales ont, elles aussi, accepté, accompagné et parfois reconduit ce modèle fondé sur l’importation, la redistribution et la gestion de la pénurie productive. Mais cette coresponsabilité locale ne saurait masquer l’asymétrie fondamentale des pouvoirs. Les grandes orientations fiscales, sociales et économiques restent définies par l’État. C’est lui qui a construit le cadre, fixé les règles et arbitrées les priorités.
Or, un tournant décisif est désormais engagé. L’État est aujourd’hui parfaitement conscient des limites du système départemental tel qu’il a été conçu. La contrainte budgétaire, l’essoufflement du modèle social français et la pression exercée par la révolution technologique de l’intelligence artificielle l’obligent à revoir sa stratégie. Il ne s’agit plus de préserver coûte que coûte un modèle de conservation sociale devenu financièrement intenable, mais de préparer une transformation profonde, souvent implicite, du cadre économique outre-mer.
Cette transformation prend la forme d’un déplacement de responsabilité. Sans annoncer frontalement une rupture, l’État incite progressivement les territoires à davantage d’autonomie politique, de responsabilisation et de prise en charge de leur propre développement économique. La solidarité nationale, jadis présentée comme inconditionnelle, devient plus ciblée, plus conditionnée, voire dégressive. La départementalisation dans ce nouveau contexte ne demeure plus juridiquement attaché au droit commun , et sa substance économique et financière est appelée à se modifier en profondeur. Le message est clair : il appartient désormais aux collectivités locales de produire, d’innover, de créer de la richesse et d’assumer les choix difficiles.
Ce glissement vers l’autonomie constitue un risque majeur pour la classe moyenne de la Guadeloupe et de la Martinique. Passer d’un système fondé sur la redistribution et la protection à un modèle centré sur la production et la responsabilité locale, sans transfert équivalent de moyens financiers, sans accompagnement massif et sans période de transition socialement sécurisée, revient à exposer la population à un choc brutal. La transformation d’un modèle de conservation vers un modèle productif, si elle s’opère sans solidarité nationale suffisante, risque de faire payer aux populations locales — et en premier lieu à la jeunesse — le coût des erreurs accumulées pendant des décennies.
Le piège dans lequel s’apprête à tomber les élus est d’autant plus redoutable qu’il est politiquement discret. En transférant la charge du changement aux élus locaux, l’État se dégage progressivement de la responsabilité directe des conséquences sociales de l’ajustement. Si la transformation réussit, elle sera présentée comme la preuve de la maturité des territoires. Si elle échoue, la faute sera imputée aux acteurs locaux, accusés d’impréparation ou d’inaction. Dans tous les cas, le prix à payer sera socialement élevé.
La question n’est donc plus seulement de changer de statut sans transformation du modèle économique, mais de négocier les conditions de cette transformation. Produire davantage est une nécessité. Mais produire sans protéger, autonomiser sans moyens et responsabiliser sans filet de sécurité reviendrait à substituer une dépendance brutale à une dépendance organisée. Refuser toute évolution serait tout aussi dangereux, car le modèle actuel est à bout de souffle, et donc le changement sécurisé de modèle économique semble à l’avenir indispensable au vu des mutations de la société française .
L’histoire jugera sans doute que la véritable rupture n’aura pas été statutaire, mais budgétaire, technologique et politique. Et que le moment décisif aura été celui où les territoires ultramarins auront dû choisir entre subir la fin d’un système départemental imposée par les contraintes extérieures ou construire, dans un cadre négocié, avec l’article 73 renforcé d’un pouvoir normatif, une transition économique à la fois productive et protectrice. Car, au final, ce ne sont ni les institutions ni les abstractions économiques qui paieront le prix de cette mutation, mais au final la classe moyenne et les populations elles-mêmes.
Comme le rappelle la sagesse créole, _« an asé gwan pou sav fò pa mwen bennyé toutouni »._
La Guadeloupe et la Martinique sont désormais assez mûres pour savoir qu’on ne peut pas se jeter dans un avenir incertain sans bouée de secours. Et pour conclure de façon synthétique et récapituler les tenants et aboutissants de notre développement sur le danger potentiel de l’autonomie, nous devons prendre conscience que la crise actuelle en Guadeloupe et en Martinique n’est pas conjoncturelle : elle résulte d’un modèle économique construit par la départementalisation, pensé par l’État pour garantir la stabilité sociale via la dépense publique, la redistribution et la consommation, plutôt que par le développement d’un appareil productif local autonome. Ce choix politique assumé a permis la paix sociale et l’élévation du niveau de vie, mais au prix d’une dépendance structurelle aux transferts publics, aux importations et aux centres de décision extérieurs.
Avec le temps, ce modèle a entraîné une tertiairisation excessive, l’affaiblissement de la production locale, la marginalisation de l’industrie et l’incapacité chronique à absorber les jeunes diplômés. L’investissement s’est logiquement orienté vers la distribution et la consommation, conformément aux signaux fixés par l’État et acceptés par les gouvernances locales. La responsabilité est donc partagée, mais asymétrique : l’État a fixé les règles du jeu.
Aujourd’hui, ce système arrive à bout de souffle. La crise des finances publiques françaises, l’endettement, la remise en cause de la solidarité nationale et la révolution technologique (IA) rendent le modèle départemental économiquement intenable. L’État en est conscient et opère un glissement discret mais profond : sans annoncer de rupture frontale, il encourage une autonomie politique accrue, transférant progressivement aux collectivités locales la responsabilité du développement économique, tout en rendant la solidarité plus conditionnée et moins automatique.
Cette évolution vise implicitement à substituer au modèle de consommation un modèle de production, fondé sur l’innovation, la responsabilité locale et la création de richesse. Mais ce basculement est lourd de risques : opéré sans moyens financiers équivalents, sans accompagnement massif ni transition sécurisée, il pourrait provoquer un choc social majeur, touchant en priorité la jeunesse déjà fragilisée par le chômage, le déclassement et l’absence de perspectives.
Le danger politique est clair : en poussant vers l’autonomie, l’État se défausse progressivement des conséquences sociales de l’ajustement. En cas de succès, les territoires seront félicités ; en cas d’échec, la responsabilité pèsera sur les élus locaux. L’enjeu central n’est donc pas seulement statutaire, mais budgétaire, économique et social.
La question décisive devient alors celle des conditions de la transition : produire davantage est indispensable, mais autonomiser sans protection ni filet de sécurité reviendrait à remplacer une dépendance organisée par une dépendance brutale. L’alternative n’est pas entre statu quo et rupture, mais entre une mutation subie ou négociée, brutale ou solidaire, capable de concilier transformation productive et protection des populations
La question n’est plus de savoir si le changement aura lieu, mais s’il sera subi ou maîtrisé, solidaire ou brutal, protecteur ou profondément déstabilisant pour les générations à venir.Car, au bout du compte, ce ne sont ni les institutions ni les modèles abstraits qui paieront le prix de cette mutation, mais bien les populations elles-mêmes. Et, comme le rappelle la sagesse populaire, on ne se jette pas dans une mer agitée sans s’assurer que la bouée de sauvetage est encore solidement attachée.
Jean Marie Nol économiste et juriste en droit public*
