Largement, elle fut un exemple !

— Par Gilbert Pago —

yvette_guitteaud-mauvois

(Photo Wilfrid Téreau France-Antilles)

Yvette Guitteaud-Mauvois est décédée à 93 ans. Il faudra certainement écrire l’histoire de la vie de cette militante en dehors des lieux communs ou des généralités mais on peut d’ores et déjà en dire quelques traits. De mon témoignage, je voudrais souligner trois points qui me paraissent essentiels.
D’abord la caractéristique de son engament féministe dès ses débuts, puis la force de ses convictions de libre penseuse, ensuite la tonicité et la longévité de sa combativité.

Dans l’entre-deux –guerres, la famille Guitteaud vit aux Terres Sainville dans un nouveau faubourg qui se construit sur les marécages du « Quartier des Misérables ». Le père Guitteaud est commerçant de petite quincaillerie à l’actuelle rue Yves Goussard ex rue de la république prolongée. Il est aussi éleveur de coqs de combat ( coq game – prononcez djemm), il en vend à Eugène Aubéry, ce baron du sucre et du rhum. Son épouse, épicière et tenancenière d’un « débit de la régie » s’établira plus tard à Ravine Bouillée où elle subit une à deux fois l’an, les rudes inondations de ce bouillant ruisseau en temps de pluie. Dans la famille on compte Walter, qui devint inspecteur des PTT, conseiller général des Terres Sainville et plus tard secrétaire général adjoint de la CGTM. Il y a aussi Charlot inspecteur des impôts. La fille Yvette naît en 1922. Elle rejoint en classe de sixième le pensionnat colonial de jeunes filles où elle obtient à 18 ans en 1940 son brevet supérieur. Elle a souvent raconté comment elle a vécu dans cet établissement, les préjugés sociaux contre les jeunes des quartiers populaires de la part des couches sociales vivant dans le quadrilatère foyalais dit Centre-ville. Mais en juin 1940, on est en pleine seconde guerre mondiale et elle est contrainte de rejoindre sa mère dans la boutique familiale, d’autant plus que son père estimait que l’argent pour les études se justifiait pour les garçons et non pour les filles. Le régime de Vichy sous la férule de l’amiral Robert en outre se préoccupait avec zèle de renvoyer les femmes au foyer. Le pays entre dans le « tan Wobè », dure époque de misère, de pénurie, de disette et aussi de famine dans les quartiers urbains. Les années 1942 et 1943 sont celles de la débrouillardise et de l’attrait de la dissidence et de la résistance. Il faut organiser la solidarité pour que les plus démunis puissent subsister, pour faire face aux maladies, pour échapper aux exactions des marins de l’amiral Robert, pour éviter que le racisme ne soit le mode dominant, pour que les idéaux de justice, de démocratie, se recréent. L’engagement d’Yvette aux côtés de ses frères et de tous ces jeunes qui ne veulent plus du monde colonial, est celle de l’organisation collective dans le quartier de ce petit peuple des Terres Sainville. Dès juillet 1943, Yvette à 21 ans, s’implique dans le militantisme au milieu de la grande détresse des plus humbles et des femmes du peuple. On organise la goutte de lait, on se bat pour faire des layettes, on organise des kermesses, des coups de main, on parle aussi de droit de vote des femmes. Elle épouse en 1944, Georges Mauvois, l’ami de ses frères, il est lui aussi sainvillien. Elle assiste à la conférence d’Etiemble au théâtre municipal en mars 1944 organisé par le jeune professeur Aimé Césaire. Elle applaudit la réponse brillante et virulente à l’évêque par Césaire en avril 1944. Elle s’implique dans la mise en place de l’Union des femmes de la Martinique d’abord créée en Juin 1944 mais surtout relancée après le congrès de la jeunesse le 25 mars 1945 (où son frère Walter a joué un rôle de premier plan). Les femmes ont tenu une place importante dans le succès des communistes aux élections municipales du 27 mai 1945. Elle s’est mariée en 1944 et a accouché en juillet 1945 de son premier fils.
Son féminisme est lié à la misère des masses populaires, liée à la détresse des 2 ans de quasi- famine en 1942-1943 et à la disette et aux restrictions des années qui vont de 1943 jusqu’à 1948. Les questions de crèches, de la lutte contre les maladies, de la multiplication des dispensaires, des cantines scolaires sont au centre des premières années de L’Union des Femmes de la Martinique. Un féminisme qui eut à se confronter aux diktats des anticommunistes du journal « la Paix » et des proches de l’archevêché. Un féminisme ancré dans les revendications populaires qui, dès le départ, est un engagement de lutte.

J’emploierai une anecdote pour mettre en exergue le deuxième aspect de la personnalité d’Yvette que j’ai retenu.
1956 : j’ai 10 ans et je me présente à l’examen d’entrée en sixième que nos parents appelaient l’examen des bourses. C’est un grand concours qui réunissait ceux des élèves du cours moyen 2 et de première année en cours supérieur de toute l’île. Il s’agissait de ceux que les instituteurs et institutrices destinaient à l’examen d’entrée en sixième. L’enseignant n’y envoyait que ceux des élèves pour lesquels il attendait un succès. Pour les garçons, selon leur classement et leurs vœux on les répartissait entre le Lycée Schoelcher, les cours complémentaires dont certains s’arrêtaient quelquefois à la classe de cinquième et le collège technique du « Bassin de radoub ». Après les épreuves, on retient les mieux classés, les autres redoublent et rejoignent ceux que le maître ou la maîtresse n’ont pas désignés et qui composeront la classe de fin d’études. Bien entendu les élèves en classe primaire du Lycée Schoelcher, dans ce système d’enseignement long s’opposant à l’enseignement court communal, sont de part leur situation sociale, statistiquement les mieux disposés à réussir à ce concours. En outre beaucoup d’élèves de communes même brillants, n’iront pas au Lycée (le seul lycée de l’île) car les parents n’ont pas les moyens de payer une pension à Fort de France ou même l’internat. Moi habitant Fort de France, mon instituteur est sûr que je ferai une très bonne place au classement mais ma mère pour bien assurer mon succès, m’emmène le matin de l’examen à la messe à l’église des Terres Sainville avant les épreuves qui pour moi se déroulent pour la lettre P à l’école des Terres Sainville. Je réussis au rang numéro 3 pour la Martinique devant donc un grand nombre d’élèves du Lycée Schoelcher et de ceux des écoles catholiques que les parents destinent au Lycée. Mon instituteur est très fier du succès de son élève et ma mère de la puissance de Dieu qui a fait le succès de son fils. J’entre donc au Lycée Schoelcher. Mon rang au concours fait que l’on m’inscrit en sixième classique pour faire du latin. Ma voisine m’a confectionné un sac en grosse toile avec de beaux parements en cuir, mon oncle m’a offert des chaussures noires vernies, et mon parrain me donne un beau casque colonial Kaki et un chemise safari dans un coton épais. Ma mère est une servante, vivant dans un horrible taudis. Elle se fait méchamment vilipender par un voisin soulard qui chantonne, médit et serine « Nonor veut faire de son fils un docteur…Ah la la, c’est une « sacrée » comparaison ! ».
Une fois en classe, je rencontre Roger Mauvois qui brode car il revient de France, il roucoule comme les français. Il est brillant en classe ; or j’apprends qu’il est athée, qu’il ne va pas à la messe, qu’il ne prie pas et pourtant il réussit bien. Il n’est pas allé à la messe le jour de l’examen. Je l’accompagne chez lui, il habite au bas du Lycée Schoelcher, juste après le pont de l’abattoir là où se trouve aujourd’hui le siège en construction du crédit mutuel face au parking silo. Il y avait là l’hôtel des colis postaux et en haut, à la rue du commerce, se trouvait le logement de fonction de Georges Mauvois, fonctionnaire des PTT et d’Yvette son épouse, j’y rencontre Laure qui est au cm2, Ti-Jo qui est en CM1 et Yves au cours élémentaire. Ses frères et sa sœur sont tous athées, ne prient pas et réussissent bien à l’école. Je suis devenu leur ami. Ma mère, par son voisinage d’enfance et d’adolescence connaît les Mauvois et toute la famille des Guitteaud. Elle n’en voit pas de problème, car ce sont des « gens bien ». Mais elle me voit toujours en train de lire car je suis un passionné de lecture des ouvrages que l’on me prête et parmi des journaux dont « La Calotte ». Un feuillet qui ressemble au Canard enchaîné, rempli de caricatures et très virulemment anti clérical. Ma mère, la pieuse, n’aime pas trop cela et très vite je préfère ne pas lui en parler car dans ma classe, il y a un autre athée dont le père avait été candidat communiste aux élections municipales de 1953 à Rivière Pilote et qui lui aussi est très brillant et qui ne va pas à la messe ni ne prie avant ses devoirs et ses examens. Alors le dimanche, je n’allai plus à la messe et je me rendais chez les Mauvois le dimanche à l’heure de l’office religieux. En classe de sixième je devins athée en cachette de ma mère, en admiration de mes amis mais aussi du contact indirect avec Yvette Mauvois qui est en fait libre penseuse déclarée, propagandiste active et distributrice zélée de la « Calotte ».
Mais elle est aussi féministe, elle se met à tenir des réunions pour les femmes dans les Terres Sainville. J’ai fréquenté pendant toute mes sept années de scolarité au Lycée Schoelcher la famille Mauvois qu’elle ait habité la rue du Capitaine Manuel, Le bureau de postes des Terres Sainville ou après la révocation de Georges Mauvois suite à l’ordonnance du 15 octobre 1960, lorsqu’ils ont habité le Vieux chemin (aujourd’hui rue Xavier Orville), puis la cité des Poiriers et l’habitation Choiseul. Si je parle de tous ces différents logements, c’est pour illustrer le dur combat qu’Yvette a livré. Et ce combat, elle ne l’a pas mené dans la prière et l’abandon au sort divin mais en se forgeant une réflexion spirituelle en contradiction avec ce qui se pratique habituellement dans notre pays, tout en luttant pour les droits des femmes.

Le troisième aspect que je relève, c’est sa détermination à faire face dans le combat politique.
A la révocation de son Mari en 1961, Yvette âgé de 40 ans en 1962 se fait alors institutrice et aide son mari qui se lance dans l’élevage de poulets et dans l’apiculture. Nous étions plusieurs à aller aider de temps en temps en temps, je ne sais si cette aide avait un poids important. Par contre à Choiseul, je me souviens que nous descendions en fin d’après midi vers le fond Bourlet pour prendre un bain de mer sur les lieux où le journaliste Aliker avait été assassiné. Et Yvette qui nous accompagnait sur la plage aimait remémorer cet aspect de notre histoire. Son mari a consacré de très belles pages sur ce douloureux événement et Ti Jo après avoir été incinéré a eu ses cendres dispersées en ce lieu. Elle, pour sa part à côté de son mari éleveur, puis apiculteur et enfin étudiant en droit pour exercer la fonction d’avocat, devint une enseignante estimée de tous pour sa pédagogie, ses innovations et sa passion pour une pédagogie du créole. Maîtresse formatrice, on la retrouva à l’école d’application de l’école normale pour les nouveaux instituteurs et les nouvelles institutrices. En 1963-1964, c’est le combat pour l’OJAM, il faut revoir les tracts de l’UFM dans une ambiance de forte répression et se rappeler les prises de paroles, les distributions de tracts d’Yvette et sa présence active dans les manifestations pour la libération des 18 inculpés. Il a fallu cette ténacité pour obtenir un renversement de l’opinion. Il faut dans les fêtes de Justice des années 63 à 70, voir l’implication d’Yvette Mauvois, pour faire connaître les positions de l’UFM. L’organisation qui avait reçu un rude coup avec la démission de Césaire en 1956 et la tragique mort de Jane Léro en juillet 1961, s’est pourtant remise en selle après 1963 et a reçu avec éclat Angéla Davis dans les années 70.
Je salue une femme qui a contribué à mon mûrissement politique durant mon adolescence.
Je salue surtout une militante féministe qui a enraciné son engagement dans les besoins du petit peuple et dans les combats quotidiens pour la survie, dans le combat syndical, dans le combat associatif.
Je salue la militante féministe qui a attaché son combat à celui de la libre pensée, non parce qu’elle rejetait ceux et celles qui avaient une foi religieuse mais parce qu’elle voulait qu’ils et elles se battent pour gagner sans attendre l’intervention divine.
Je salue la militante féministe qui a amarré ses actions à la lutte politique pour l’émancipation et qui est restée fidèle à notre martyrologue dont la belle figure d’André Aliker.

Gilbert Pago