L’aménagement du créole en Haïti : retour-synthèse sur ses obstacles…

… institutionnels, idéologiques, politiques et instrumentaux

Par Robert Berrouët-Oriol (*) —

Dans la presse écrite et sur les réseaux sociaux, dans les rituels commémoratifs comme dans les publications généralistes, les prises de position en faveur du créole sont légion et elles donnent l’impression qu’Haïti serait engagée dans un véritable processus d’aménagement du créole dans l’espace public et dans le système éducatif national. L’arbre cacherait-il la forêt ? La trompette fanfaronnerait-elle plus fort que l’harmonica ? En ce qui a trait à l’espace public, l’emploi du créole dans les médias, dans l’Administration publique, dans les cours de justice, etc. est-il régi par une politique d’État en lien avec la Constitution de 1987 ? Que nous enseigne l’observation de terrain ? Comment la question de l’aménagement du créole dans nos écoles est-elle perçue et analysée par les enseignants DE créole et les professeurs qui dispensent leur enseignement EN créole ? Les professeurs DE créole disposent-ils d’une formation universitaire en didactique du créole langue maternelle les habilitant à fournir un enseignement de qualité ? Ont-ils à leur disposition un manuel standardisé de didactique du créole langue maternelle ? Ont-ils en mains des outils pédagogiques et lexicographiques rédigés en créole (guide du maître, guide de l’élève, dictionnaires unilingues créoles ou bilingues français-créole) ? Les professeurs DE créole disposent-ils d’un référentiel standardisé rédigé en créole et destiné à l’encadrement de l’évaluation des différents apprentissages scolaires effectués en créole ?

Afin de fournir des réponses éclairantes à ces questions de fond, nous avons dialogué avec des collègues enseignants et sollicité le point de vue de deux institutions nationales, le Regroupement des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH) et l’Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti (APKA). Nous avons également sollicité le point de vue d’un enseignant de carrière, directeur d’école et vice-président de l’Association professionnelle des écoles privées (APEP), ainsi que celui d’un éditeur de manuels scolaires également enseignant de carrière. Nous avons, enfin, interpellé un professionnel des médias sur sa perception de l’emploi du créole dans l’espace public. Les constats ainsi que la perception de la problématique de l’aménagement du créole exposés par ces interlocuteurs sont ici intégrés à un cadre analytique plus large : sur le registre d’une synthèse actualisée, ce cadre analytique permet d’identifier et de soumettre à l’analyse critique les obstacles institutionnels, idéologiques, politiques et instrumentaux de l’aménagement du créole dans l’espace public et dans le système éducatif national.

PREMIÈRE PARTIE / OBSERVATIONS DE TERRAIN

1- Point de vue de Kensley Brutus, coordonnateur national de et l’Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti (APKA)

« Kòm kòòdonatè APKA a, mwen dakò kesyon ou ap poze la yo se kesyon ki ijan e ki mande repons pozitif kounye a menm pou chanje sitiyasyon an.

Se pa lè pou entansyon senbolik ankò : fòk gen mezi konkrè pou entegre kreyòl la kòm yon lang ansèyman toutbon, e sa menm nan nivo inivèsitè a. Sa mande klè kou dlo kokoye yon fòmasyon inivèsitè espesyalize nan didaktik kreyòl kòm lang manman, liv eskolè ki estandadize, zouti pedagojik ak leksikografik ki ekri an kreyòl, ansanm ak yon referans evalyasyon ki koyeran e ki aksesib menm jan sa fèt pou lòt lang yo di ki gen plis enpòtans sou sèn entènasyonal la.

Fòk nou admèt gen kèk pwogrè ki fèt nan nivo popilasyon an. Depi kèk tan, gen yon pi gwo konsyans lakay aktè edikatif, enstitisyonèl ak kiltirèl yo : kounye a yo wè kreyòl la kòm yon vektè estratejik pou devlopman sosyo-ekonomik Ayisyen an. Pou konprann sa, ou ka annik fè konsta sa a nan rapò sosyo-pwofesyonèl yo oswa lòt kote, nan gwo aktivite kiltirèl kote kreyòl la kenbe yon plas li pran ak anpil otorite.

 Evolisyon sa a tradui yon mobilizasyon k ap ogmante nan mande resous an kreyòl, fòmasyon ki adapte ak tout yon kad nòmatif ki byen elabore.

APKA ap patisipe aktivman nan dinamik sa a. Nou mande yon kowòdinasyon nasyonal ant inivèsite yo, piblikatè yo ak enstans piblik tankou AKA a pou garanti yon ansèyman kreyòl ki baze sou rigè, bon jan kalite ak ekite. Kreyòl la pa dwe yon senp lang ankò: li dwe tounen yon zouti pou estriktire edikasyon ak pwogrè ann Ayiti. »

2- Point de vue de Sadrack Ordena, secrétaire général du Regroupement des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH) — Problématique de l’aménagement du créole en Haïti : le drame silencieux de l’enseignant sans outils et la nécessité d’un aménagement progressif

« Plus de trois décennies après sa reconnaissance constitutionnelle en 1987 comme langue officielle, le créole haïtien demeure faiblement institutionnalisé dans l’espace scolaire haïtien. Malgré les discours sur l’égalité linguistique, la politique éducative nationale n’a pas encore assuré les conditions structurelles, scientifiques et matérielles nécessaires à un véritable aménagement linguistique (Berrouët-Oriol, 2011). Ce décalage profond entre la norme juridique et la pratique quotidienne de l’École haïtienne produit une situation paradoxale et dramatique, particulièrement manifeste dans les classes où l’enseignant est invité à transmettre des savoirs nationaux en créole. Imaginons un enseignant chargé de dispenser un cours de littérature haïtienne, d’histoire ou de géographie d’Haïti. Ces matières devraient normalement être enseignées dans la langue maternelle des élèves car c’est légitime et conforme à la mission de démocratisation du savoir. Mais cet enseignant va se trouver, en réalité, sans appui : il n’a ni manuel en créole, ni dictionnaire spécialisé, ni lexique disciplinaire, ni guide pédagogique. Il improvise, traduit, réinvente, souvent au prix d’un déséquilibre conceptuel et terminologique. Ce n’est plus un simple manque de ressources : c’est une forme d’abandon institutionnel. Comme le souligne Berrouët-Oriol (2021),« l’enseignant haïtien se voit confier la mission d’enseigner dans une langue dont l’État n’a pas encore construit la didactisation, la terminologie ni la normalisation ». Le résultat est un drame silencieux : celui d’un éducateur dévoué, mais privé des outils linguistiques et pédagogiques essentiels à sa mission. Ce constat rejoint les analyses de Govain (2014), pour qui l’introduction du créole dans le système éducatif, amorcée en 1979, demeure incomplète : « le créole souffre encore d’un déficit de méthodologie et de didactisation ». Il s’agit d’un problème structurel et politique d’aménagement linguistique, plus large que la simple production de manuels : il engage la vision globale de la politique linguistique haïtienne et la coordination entre ses acteurs clés. Ces acteurs portent la responsabilité de créer les cadres normatifs, les ressources terminologiques et les mécanismes de formation continue nécessaires à l’enseignement du créole comme langue d’instruction et langue de savoir. Cependant, comme le proposent Berrouët-Oriol (2011, 2021) et Govain (2021), la solution ne saurait être brutale ni totalisante ; elle doit être progressive et concertée. Un aménagement progressif du créole, commençant par les disciplines où le contenu national est prédominant, telles que la littérature haïtienne, l’histoire et la géographie d’Haïti, permettrait de développer graduellement les outils terminologiques, les méthodologies d’enseignement et les ressources didactiques adaptées. Cette approche graduelle favoriserait la légitimation académique du créole tout en respectant les contraintes matérielles du système éducatif haïtien. Comme l’affirme Berrouët-Oriol (2021), « l’aménagement linguistique ne peut réussir qu’en articulant une didactisation planifiée, un effort terminologique constant et une formation systémique des enseignants ». L’urgence de cette entreprise dépasse la linguistique ; elle touche à la dignité du savoir. Tant que l’enseignant haïtien sera contraint d’enseigner dans une langue officiellement reconnue mais institutionnellement démunie, le créole restera une langue « déclarée » plutôt qu’« aménagée ». L’enjeu n’est pas seulement linguistique : il est social, culturel, politique et éthique. L’avenir du créole en Haïti dépendra de la capacité des institutions à transformer cette langue du vécu en langue pleinement opérationnelle du savoir — pas d’un seul coup, mais par une progression planifiée, rigoureuse et concertée entre l’État, l’AKA, les universités, les organisations œuvrant à la promotion du créole et les enseignants eux-mêmes. » 

« Références

Berrouët-Oriol, Robert (2011). L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions. Éditions du Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti.

Berrouët-Oriol, Robert (2021). La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti. Éditions Zémès et Éditions du Cidihca.

Govain, Renauld (2014). L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti. Revue Contextes et didactiques, 4, 63-75.

Govain, Renauld (2021). Langues créoles : description, analyse, didactisation et automatisation. Presses Universitaires de la Méditerranée. »

3- Point de vue de Roody Edmé, enseignant de carrière, directeur d’école et vice-président de l’Association professionnelle des écoles privées (APEP)

« Ce sont des questions fondamentales que vous formulez. Il existe ici et là des tentatives plus ou moins heureuses de manuels en créole présentant des textes d’auteurs et quelques outils grammaticaux. Mais rien de standardisé correspondant à une politique linguistique bien définie. Ce déficit de matériels didactiques constitue un handicap certain à un enseignement de qualité de la langue maternelle. Un apprentissage rigoureux et respectueux du créole nécessite donc une formation standardisée des maîtres. Et aussi, des guides d’accompagnement, des outils de pratique orale et écrite, un accès à des textes littéraires et scientifiques pas toujours disponibles sur l’ensemble du territoire. Il n’y a pas un répertoire des outils disponibles dans ce domaine. Comme le souhaite le professeur Brutus, c’est le moment où jamais pour nos universités et autres institutions travaillant sur le créole de coordonner leurs efforts pour garantir dans de meilleures conditions un des droits linguistiques fondamentaux de nos élèves et étudiants. Ce sera justice pour tous nos apprenants avides de savoir. »

« Totémiser » la langue c’est la rendre moins vivante, le créole n’est pas une langue d’enfermement. Les conditions historiques mêmes de sa formation et de son évolution se sont faites dans un contact enrichissant avec d’autres langues. Son émancipation passera justement par une politique de refondation de notre enseignement en accord avec des politiques publiques responsables. Cela ne peut être le fait de la seule militance ou de réformes sporadiques au gré du ministre en poste ou d’un projet financé par un organisme international. Il s’agit de l’avenir de millions de petits Haïtiens. Il faut un « aménagement linguistique » qui soit le fait d’un État responsable avec une vision claire des finalités sur le long terme.  » L’illusion traditionaliste » a été mise à mal par le fait que l’emprunt et le changement sont de règle à toutes les époques » dans les langues. Il existe aussi des cas de création grammaticale spontanées qui méritent toute l’attention de nos experts. On prendra surtout le soin d’éviter les réformes spontanées, inachevées, sans outils pédagogiques, sans formation rigoureuse des enseignants. Ce n’est pas parce que l’on parle très bien une langue quon a les compétences pour l’enseigner de facto. Toute chose qui entame la confiance des parents et plonge dans le doute la communauté éducative. La cohabitation heureuse et « progressiste » de nos deux langues nationales passe par une approche « décoloniale du français » et une « décrispation » de la langue populaire, libérée de tous nos complexes. »

4- Point de vue de Charles Tardieu, enseignant de carrière, ex-ministre de l’Éducation nationale et directeur des Éditions Zémès

Un auteur de manuels scolaires a besoin d’un accompagnement systématique pour s’assurer que les contenus sont conformes au curriculum en vigueur, qu’ils respectent les règles de grammaire d’une langue standardisée, qu’ils participent à la formation culturelle des enfants, et surtout qu’ils contribuent à la libération mentale face aux traumatismes intergénérationnels légués par le colonialisme qui persiste encore aujourd’hui. Le manuel scolaire en créole doit participer à une opération de libération culturelle et mentale de l’enfant haïtien.

L’enseignement du et en langue maternelle procède de plusieurs exigences : d’abord l’équité linguistique, ensuite la réussite scolaire et le renforcement de la culture nationale.

En ma qualité d’éditeur de manuels scolaires en Haïti et en tant que partenaire du ministère de l’Éducation nationale, je peux témoigner ainsi :

  1. Il n’existe au ministère de l’Éducation nationale aucune procédure ni instruction d’accompagnement des producteurs de manuels scolaires en créole.

  1. Le ministère a préparé les termes de référence pour le manuel unique [LIV NIK] qui étaient davantage en rapport avec les questions matérielles et monétaires comme le nombre de pages devant couvrir les 5 matières, le coût final du livre, l’inclusion des 5 matières exigées sans aucune validation des contenus.

  1. Le ministère a lancé une procédure d’appel d’offres publiques à laquelle ont répondu moins de 9 éditeurs scolaires. Cet appel d’offres s’est révélé davantage orienté vers l’élimination de soumissionnaires que vers la recherche de productions de qualité. Des éditeurs ont été éliminés pour avoir omis de placer un certificat dans une enveloppe scellée.

  1. Suite à ces mesures visant clairement l’élimination de certains éditeurs, le ministère a proposé et négocié des accords de gré à gré qui n’ont jamais été respectés.

  1. Nous sommes en mesure de témoigner que toutes ces propositions tatillonnes n’avaient qu’un objectif : obliger les éditeurs de manuels à négocier avec des intermédiaires.

  1. Les Éditions Zémès ont proposé au ministère de participer à une évaluation de l’utilisation des manuels en salle de classe, ce qui a été refusé sous prétexte qu’un accord avec une université haïtienne avait été signé.

  1. Les éditeurs participant à ce programme n’ont disposé que de quelques mois pour produire (traduire) en créole les contenus des cinq matières.

  1. Il n’y a eu aucune préparation/motivation préalable des écoles, des directeurs et des enseignants à ce changement d’orientation majeur qui consiste en l’introduction d’un manuel unique en créole. Aucune sensibilisation de la population sauf la publicité voulant [faire] croire que les parents n’auraient plus besoin d’acheter plusieurs manuels. Par ailleurs, il faut mentionner qu’un tel projet contribue à l’affaiblissement du « marché du livre scolaire » qui sert le système depuis toujours.

  1. Il y a lieu de signaler enfin que les « Liv inik » ont été peu distribués dans les écoles. Le ministère ne possède aucune capacité, ni savoir, ni logistique pour une distribution de cette envergure : plus d’un million de manuels à travers le pays.

En conclusion, nous devons reconnaitre que ce projet a été un vaste gaspillage qui n’apporte aucune contribution à l’enseignement en créole ni à la promotion du créole comme matière importante dans le système éducatif ou encore dans l’imaginaire haïtien face à la nécessité de l’éducation dans la langue maternelle.

5- Point de vue de Jean Euphèle Milcé, linguiste, opérateur culturel et ex-directeur de publication du journal Le National

« Depuis plusieurs décennies, les concepteurs et porteurs de contenus ont assisté, des fois subi, un renversement total des pratiques de communication dans l’espace public, qu’on assimile, à tort ou à raison, à de la communication de masse, véritable « hype » dans la démocratie haïtienne en mal de soigner ses défauts de fabrique.

Avec plus ou moins de constance, la langue créole a accompagné le développement de la radio et de la télévision en Haïti à travers la publicité comme unique élément productif dans les modèles économiques, adoptés par défaut, dans la gestion des médias.

Même s’il est vrai que le français, avec son statut de langue standard de mobilité sociale et des situations formelles, continue d’être employé à l’écrit dans la communication académique et d’État, le créole a gagné une part non négligeable dans la communication publique ciblant un public interne. Toutefois le français, avec son cortège de mots savants et de terminologies techniques, garde son potentiel de langue comprise par les internationaux et particulièrement par les francophones.

Chez les littéraires, la langue française a perdu le monopole du raffinement. Les acteurs sociaux et politiques ont dû, stratégiquement, faire le pari de disséminer leurs éléments de communication en créole. La presse généraliste écrite haïtienne, ou ce qui reste dans ses ruines, a finalement cédé en acceptant dans ses colonnes de tribunes et des chroniques en créole.

Au quotidien, peu importe l’angoisse ou l’espoir, on commerce, on manipule, on accuse et on se défend en créole. Comme on est attaché, au-delà des envolées iconoclastes et patriotiques, aux deux langues d’Haïti, l’aménagement linguistique devient une grande nécessité. Une évidence. »

DEUXIÈME PARTIE / RÉFLEXION ANALYTIQUE

1. Communauté de vue entre les interlocuteurs interrogés sur l’aménagement du créole DANS L’ESPACE PUBLIC 

Il est significatif qu’il y ait, de manière générale, communauté de vue entre nos interlocuteurs en ce qui a trait à la présence de plus en plus massive du créole dans l’espace public depuis une quarantaine d’années. De manière fort pertinente, Jean Euphèle Milcé met en lumière un « renversement total des pratiques de communication dans l’espace public », le français ayant cédé la place au créole dans une dynamique « qu’on assimile, à tort ou à raison, à de la communication de masse ». Mais à l’entame et au creux des réponses qui nous ont été fournies se profile un constat : Haïti ne dispose pas encore de données statistiques résultant d’enquêtes de terrain et ciblant la configuration démolinguistique et sociolinguistique de l’ensemble de ses locuteurs. Plusieurs institutions nationales ont certes élaboré des études ciblées mais, de manière générale, de telles études ne renseignent pas sur la répartition et la configuration démolinguistique des locuteurs. Ainsi, le CONATEL a publié en 2023-2024 un tableau statistique, la « Liste des stations de radiodiffusion autorisées par Département ggéographique du pays ». Ce listage identifie un total de 697 stations radio ayant pignon sur rue en Haïti : 350 sont qualifiées de « légales » et 347 sont dites « irrégulières ». De ce total l’on dénombre 124 stations de radio émettant rien qu’à Port-au-Prince. L’on observe toutefois que le listage du CONATEL n’apporte aucun éclairage statistique et analytique sur (1) les caractéristiques démolinguistiques générales des émissions ; (2) le total des heures de diffusion en créole et en français ; (3) les caractéristiques démolinguistiques des émissions par genre (émission de divertissement, bulletin de nouvelles, publicité, lignes ouvertes / débats, etc.). Du même allant, le listage du CONATEL ne fournit aucun instrument de mesure de l’audience par type d’émission et selon la grille horaire (exemple : bulletin de nouvelles de 8 h, midi, 18 h, 22 h). Dans un tel environnement statistique, il est difficile d’établir un bilan chiffré et analytique exhaustif de la pénétration du créole dans les médias à l’échelle nationale –alors même que l’espace des médias demeure le plus diversifié et le plus vaste champ d’aménagement du créole dans le domaine public. L’on observe toutefois qu’il s’agit là d’un aménagement « sur le tas » et « par défaut » du créole et non pas d’un aménagement planifié par l’État ou par une instance privée autorisée. Il s’agit également, au plan jurilinguistique, d’un aménagement non régulé du créole, non encadré par une loi et des règlements qui en fixent les domaines et les modalités d’application. Exemple : une loi délimitant, conformément aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, les modalités de l’emploi du créole et du français dans le champ de la publicité parlée et écrite. Une telle loi n’autoriserait l’emploi de l’anglais et de l’espagnol que dans les émissions radio diffusées dans ces deux langues, pas ailleurs. Cette loi n’autoriserait l’emploi de l’anglais et de l’espagnol que dans les publications écrites diffusées dans ces deux langues, pas ailleurs.

Dans le domaine des échanges financiers formels / institutionnels, plus précisément dans le vaste champ des transactions bancaires et des milliers de transactions langagières qui les accompagnent, l’on observe que la publicité radio sauf de très rares exceptions s’expose essentiellement en créole. Sur le registre de l’écrit, toutefois, l’information s’énonce partiellement en créole et de manière générale en français. Exemple : le site Web de la Unibank affiche en page d’accueil de l’information sur le mode de slogans-directives rédigés en français. En créole, les énoncés suivants sont exposés : « UNIBANK pote pou ou — UNIBANK Tchat — Aksè a kont ou sou WhatsApp » / Tcheke balans kont ou – Transfere lajan – Mete minit sou telefòn ou – Peman sou kont mobil – *Fè 555*9# pou w aktive l ». Cette publicité unidirectionnelle affiche également les énoncés « Plis opsyon ! Plis fasilite ! Transfere oswa resevwa Natcash sou kont UNIBANK ou ». NOTE – Le lexique créole de la Unibank, empruntant au besoin la voie des emprunts et de la néologie, comprend des termes empruntés à l’anglais et/ou au français : « tchat », « aksè », « kont », « kont mobil », « aktive », « opsyon », « fasilite », « transfere », « Natcash ». Une telle activité néologique, qui répond à des besoins de communication grand public, pourrait donner lieu à l’avenir à l’élaboration du « Vocabulaire anglais-français-créole de la banque et de la monnaie » en vue de le normaliser (« standardiser »). En termes d’observation de terrain, il est difficile d’établir un bilan chiffré et analytique exhaustif de la pénétration du créole dans le secteur bancaire à l’échelle nationale –alors même que l’espace bancaire est un vaste champ d’aménagement du créole dans le domaine financier : les banques ont intérêt et s’efforcent de rejoindre une clientèle majoritairement unilingue créole dans sa langue maternelle. Ce qui est en jeu, au plan institutionnel, ce n’est guère une quelconque vision « patriotique » ou « identitariste » du créole mais bel et bien une conjugaison d’intérêts économiques et la rude concurrence entre institutions bancaires. L’on observe toutefois qu’il s’agit là d’un aménagement « sur le tas » effectué en l’absence d’un référentiel d’usage du créole et non pas d’un aménagement planifié par l’État ou, par exemple, par l’PB, l’Association professionnelle des banques. Sur le registre de l’écrit, l’on constate que le site Web de la Unibank ne comprend pas encore des rubriques opérationnelles rédigées en créole. Les rubriques opérationnelles, rédigées uniquement en français, se déclinent en page d’accueil comme suit : « Nos comptes », « Nos cartes de crédit », « Nos prêts », « Nos placements », « Nos Assurances ». Sur le site Web de l’APB rédigé uniquement en français, il est précisé que « L’Association professionnelle des banques a pour mission la promotion du secteur bancaire afin qu’il contribue à créer des conditions propices à un développement économique durable. L’APB œuvre à assurer le maintien d’un environnement légal et réglementaire favorable au développement du secteur financier dans des conditions de saine compétition. » La mission statutaire de l’APB ne comprend donc aucune dimension linguistique et nulle part cette Association patronale ne formule un cadre réglementaire d’aménagement du créole dans les institutions financières du pays qui, pourtant, desservent une clientèle majoritairement créolophone.

La raréfaction des données statistiques et analytiques exhaustives sur l’usage du créole dans l’espace public a des effets réels quoique difficilement mesurables, pour l’heure, sur la connaissance empirique des usages linguistiques par catégorie sociale, par sexe, par domaine et par répartition géographique nationale. Exemple : l’on ne dispose pas encore en Haïti d’instruments de mesure et d’analyse des langues en usage dans les divers types de tribunaux du pays –alors même que les instances judiciaires sont le lieu d’une intense activité langagière aussi bien dans les 185 Tribunaux de paix, les Tribunaux de première instance oeuvrant dans les 18 juridictions que connaît le pays. Dans cet espace langagier la langue quotidienne des usagers –la langue maternelle créole plus précisément–, côtoie la parole juridique qui s’énonce en français et qui a préalablement été codifiée en français dans des textes de loi (code du travail, code criminel, etc.). L’aménagement du créole dans les instances judiciaires du pays s’effectue sur le mode d’un aménagement « sur le tas » et « par défaut » du créole et non pas d’un aménagement planifié par l’État ou par une instance privée autorisée. De manière générale ce sont les avocats qui « aménagent » le créole oral au sens précis où ils font office, sur le tas, d’interprètes et de traducteurs et assurent le transfert des énoncés juridiques d’une langue codifiée à l’écrit à un discours oral « translittéré », plus ou moins « didactisé » destiné à la compréhension du locuteur-justiciable unilingue créole. Dans le dispositif institutionnel de l’application des lois haïtiennes, il s’agit donc —sur le registre jurilinguistique, d’un aménagement non régulé du créole, non encadré par une loi et des règlements qui en fixent les domaines et les modalités d’application.

Dans l’ensemble et en ce qui concerne les obstacles institutionnels et instrumentaux de l’aménagement du créole dans l’espace public, l’on observe une lourde carence d’instruments statistiques et analytiques de nature démolinguistique, sociolinguistique et juridique. Autrement dit il manque à Haïti une pertinente gamme d’instruments d’analyse-évaluation pouvant conduire à une connaissance rigoureuse de l’état des lieux de l’aménagement du créole dans l’espace public. Il manque à Haïti une pertinente gamme d’instruments d’analyse-évaluation indispensables à la formulation d’une politique d’État relative à l’usage des deux langues officielles du pays dans l’espace public. Cette politique publique devra être explicitement formulée dans le futur énoncé de politique linguistique de l’État haïtien en conformité avec le « Préambule » et les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987. NOTE – Voir nos articles « La Constitution de 1987 est au fondement du ‘’Bilinguisme de l’équité des droits linguistiques’’ en Haïti » (Médiapart, Paris, 24 avril 2023 ; « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique » (Le National, Port-au-Prince, 11 octobre 2017) ; voir aussi notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwoye pou dwa lengwistik ann Ayiti » (Éditions du Cidihca et Éditions Zémès, 2018). NOTE – En ce qui a trait au bilinguisme d’État, l’on revisitera avec profit la vision exposée par Roody Edmé dans un texte fort éclairant daté de 2022. Enseignant de carrière et éditorialiste disposant en Haïti d’une large audience dans les milieux éducatifs et dans les médias, Roody Edmé nous invite avec hauteur de vue à une réflexion rassembleuse sur le bilinguisme haïtien dans les termes suivants : « Si l’on parle de refondation de ce pays, on ne peut faire l’économie d’un dispositif législatif consacrant l’autodétermination et la protection de la langue parlée par tous les Haïtiens, tout en conservant au français sa place historique. Notre bilinguisme est une richesse qu’il faut donc cultiver comme la terre, assainir comme notre environnement, et le mettre au service du jeune Haïtien comme un outil précieux d’éducation et de production de richesses » (« Bilinguisme haïtien : sortir de la zone grise », AlterPresse, 13 février 2022).

Il est hautement souhaitable d’envisager la mise sur pied, à l’avenir, d’une institution d’État de type « Observatoire sur l’usage public des deux langues officielles d’Haïti ». La création d’une telle instance pourrait être envisagée sur le mode du maillage des compétences institutionnelles entre la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti et l’Institut haïtien de statistiques. Il existe à l’échelle internationale plusieurs sortes d’observatoires linguistiques dotés de mandats spécifiques. Par exemple, l’Observatoire international des droits linguistiques a été créé « Afin de faire de l’Université de Moncton [au Canada] le centre par excellence de la recherche et de la publication en matière de droits linguistiques au Canada et dans le monde (…).

La dimension constitutionnelle et politique de l’aménagement du créole DANS L’ESPACE PUBLIC 

Dans la sphère publique –et singulièrement dans celle de l’Exécutif où doit être exercé la totalité des pouvoirs régaliens inscrits dans la Constitution de 1987–, la dimension politique est une dimension majeure et elle est présente à tous les étages de l’édifice social. Nous entendons par « dimension politique » l’ensemble des rapports relevant du champ politique et qui sont conjoints à la manière de se représenter et de gouverner un État ou une société. Sur ce registre, l’aire sémantique du terme politique se réfère également à la nature et au mode d’exercice du pouvoir. 

Divers travaux de recherche exposent que l’État haïtien est un État délinquant, un État hors-la-loi au sens précis où il viole quotidiennement et depuis 1987 l’article 40 de la Constitution de 1987. Cet article consigne à la fois un DROIT et une OBLIGATION : « SECTION 1 : DROIT A L’INFORMATION » — « Article 40 – « Obligation est faite à l’État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale ». Cet État délinquant, cet État hors-la-loi, par la non-application de l’article 40 de notre Charte fondamentale, viole les droits citoyens de l’ensemble des locuteurs haïtiens, unilingues et bilingues, qui sont tous égaux devant la Loi. Sur le plan institutionnel et en ce qui a trait à l’aménagement du créole dans l’espace public, pareille violation est d’autant plus prégnante que l’article 5 de la Constitution de 1987 stipule que le créole est la langue-liant qui unit tous les Haïtiens d’une part. Et, d’autre part, la non-application de l’article 40 de notre Charte fondamentale conforte l’usage institutionnel dominant du français ainsi que la minorisation institutionnelle du créole couplée à son invisibilisation inter-institutionnelle. En cela résident, pour une large part, les facteurs structurels de blocage de la résolution des problèmes linguistiques d’Haïti tant à l’échelle du pays tout entier qu’à l’échelle du système éducatif haïtien. 

L’article 40 de la Constitution de 1987 —dans la continuité de l’article 5 qui co-officialise les deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français–, constitue le socle sur lequel doit obligatoirement être élaboré et conduit la politique linguistique de l’État haïtien. Et tel que mentionné auparavant, cet article circonscrit UN DROIT ainsi que DES OBLIGATIONS, sans procéder à une quelconque hiérarchisation statutaire des langues créole et française. L’article 40 ne « barricade » pas notre langue-liant, le créole, il n’en fait pas une langue de captivité, prisonnière, enfermée dans une tour d’ivoire. Il n’en fait pas non plus une langue totémisée –une langue du ressentiment, vengeresse et chasseresse–, à laquelle certains créolistes fondamentalistes ainsi que le « clergé » des Ayatollahs du créole attribuent la « mission » inconstitutionnelle d’exclure la langue française du territoire national… Nous reviendrons là-dessus.

Avant d’exposer d’autres aspects de la dimension politique et constitutionnelle de l’aménagement du créole en Haïti, il y a lieu de signaler que la notion d’État haïtien, elle-même, fait débat. Les attributs constitutionnels de l’État haïtien figurent pourtant dans plusieurs articles de la Constitution de 1987, notamment à l’article 1 qui se lit comme suit : « Haïti est une République, indivisible, souveraine, indépendante, coopératiste, libre, démocratique et sociale ». Plusieurs autres articles de notre Charte fondamentale confortent ces attributs, notamment ceux qui énoncent la configuration républicaine du pays (capitale, souveraineté nationale, emblème national, monnaie nationale, nationalité, etc.), ainsi que les droits citoyens fondamentaux (liberté d’expression et d’association, etc.), tandis que l’article 32 innove et stipule que l’éducation est un droit citoyen fondamental.

La dictature trentenaire des Duvalier a profondément déstructuré l’État haïtien et en dépit des luttes citoyennes menées avant et après 1986, en dépit du vote référendaire majoritaire de la Constitution de 1987, l’édification de l’État de droit en Haïti est aujourd’hui encore un cheminement collectif semé d’embûches et fort complexe. L’édification de l’État de droit en Haïti est toujours amplement impactée par divers facteurs sociopolitiques, entre autres par le lourd passif de la non-déduvaliérisation du pays à tous les étages de l’édifice social. En l’espèce, certains chercheurs soutiennent que l’État haïtien n’existe plus, qu’il s’est auto-dissous au creux de récurrentes crises politiques et au fil de l’extinction de ses prérogatives régaliennes essentielles. Cet État auto-dissous, paradoxalement, continue en surface d’exercer certaines attributions régaliennes –il perçoit les impôts, il délivre des passeports, il règlemente l’édifice bancaire à travers la Banque de la République d’Haïti–, mais de nos jours il n’exerce pas le contrôle total du territoire national et il n’a plus le monopole de l’exercice de la force publique (la « violence légitime de l’État »). NOTE – À propos de l’exercice de la force publique, du « monopole de la violence physique légitime » » (Max Weber) et de l’articulation entre l’ordre et la liberté, voir « La « force publique ». Une étude de droit public » (thèse de doctorat d’Alexandre Dupont, École de droit, Dijon, Université Bourgogne Europe, 2023). Certains auteurs parlent de balkanisation et de l’État et du pouvoir d’État ou soutiennent la notion d’État patrimonial, d’État rentier. D’autres chercheurs le qualifient d’État mafieux, de narco-État caractérisé par la criminalisation/gangstérisation du pouvoir d’État lui-même –et le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, qui a occupé les allées du pouvoir ces douze dernières années, en est l’exemple le plus abouti. NOTE – Sur les caractéristiques de l’État, sur les récurrentes crises politiques en Haïti, sur l’extinction de l’État ou sur l’État auto-dissous, voir Jean-Marie Théodat (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), « Haïti, la fin d’un État », revue Conflits, 18 mai 2024. Voir aussi Jean Fritzner Étienne (2025), « Crise de la politique et crises politiques en Haïti (1986- 2024) » dans les Actes des journées d’étude « Failles haïtiennes » du 16 et 17 novembre 2023 à Sciences Po Bordeaux. Voir Catherine Coutard « État et société civile en Haïti » Karthala, Paris, 2005, ainsi que Sauveur Pierre Etienne, « L’énigme haïtienne », Éditions C3 Éditions, Port-au-Prince, 2014. Voir l’article de Colette Lespinasse, « Haïti : la question de l’État toujours au centre des luttes » (Cetri, 4 décembre 2017). Sur la criminalisation/gangstérisation de l’État haïtien, voir Jhon Picard Byron, enseignant-chercheur à Université d’État d’Haïti » : « Haïti : comment sortir de la terreur criminelle et aveugle instaurée par les “bandits légaux” ? », AlterPresse, 29 août 2022). Voir aussi Frédéric Thomas, « Haïti, État des gangs dans un pays sans État » (CETRI, 7 juillet 2022).

Michel Hector et Laënnec Hurbon ont dirigé et co-écrit un remarquable livre collectif de référence, « Genèse de l’État haïtien » (Éditions C3 Éditions, Port-au-Prince, 2024). L’introduction de cet ouvrage comprend, à la page 16, un chapitre intitulé « De Nouvelles réflexions sur la nature de l’État ». Les auteurs exposent que « Plusieurs chercheurs ont tenté de percer le mystère de cette interminable transition de plus de vingt ans vers la démocratie. Presque tous ont focalisé leur attention sur l’État qui, au-delà des caractéristiques généralement admises jusque-là, prend des qualificatifs divers selon l’angle de vue de chaque auteur : État faible (Corten ,1989), État duvaliérien ou État contre la nation (Trouillot, 1986), État prédateur (Lundahl, 1992), État contre les paysans du pays en dehors (Barthélemy, 1989), et plus récemment État néo-patrimonial (Étienne, 2007). C’est précisément cet État, diversement qualifié et analysé, qui est interpellé en ce qui a trait à l’aménagement du créole aux côtés du français et à parité statutaire constitutionnelle avec le français…

Dans le déroulé du présent article nous avons, sur plusieurs registres, mis en lumière les principaux obstacles institutionnels et instrumentaux de l’aménagement du créole dans l’espace public. Nous avons également rappelé que la notion d’État haïtien, elle-même, est sujette à débats. À cet ensemble de faits il convient d’ajouter les caractéristiques de la situation politique actuelle d’Haïti : « Le pays est plongé dans une crise politique et sécuritaire d’une rare intensité, avec un État en décomposition fonctionnelle et une gouvernance capturée par les réseaux criminels. La violence endémique, l’insécurité généralisée et la capture de l’État par des intérêts privés, notamment criminels, posent des défis majeurs à la gouvernance et à la stabilité régionale » (voir Jean-Marie Théodat (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), « Haïti, la fin d’un État », revue Conflits, 18 mai 2024). C’est précisément cet État, diversement qualifié et analysé, qui est interpellé au rendez-vous de l’aménagement du créole aux côtés du français et à parité statutaire constitutionnelle avec le français…

En toute logique, il y a lieu de se demander si « un État en décomposition fonctionnelle » et identifié comme un narco-État, un État failli, un État auto-dissous, un État criminalisé/gangstérisé peut être présent, en toute légitimité, à une table de concertation et de réflexion au titre d’un acteur premier et majeur de l’aménagement de nos deux langues officielles. Cette question de fond peut être posée sous un autre angle : l’aménagement linguistique, en ses fondements constitutionnels (articles 5 et 40 de la Constitution de 1987), peut-il être élaboré et mis en œuvre par « un État en décomposition fonctionnelle » ? L’aménagement constitutionnel des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français, peut-il être pensé et mis en oeuvre avec « un État en décomposition fonctionnelle » qui ne respecte pas la Constitution de 1987 et encore moins les droits linguistiques de l’ensemble des locuteurs haïtiens ? En clair : faut-il attendre l’établissement de l’État de droit en Haïti avant de porter haut le combat pour l’aménagement constitutionnel de nos deux langues officielles ?

Dans le droit fil de l’analyse contenue dans notre article « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique » (Le National, Port-au-Prince, 11 octobre 2017), il y a lieu de rappeler en quoi consiste notre vision de l’aménagement constitutionnel du créole et du français en Haïti, vision articulée aux droits linguistiques de l’ensemble des locuteurs haïtiens. 

Comme nous l’avons précisé dans différents textes et dans notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti » (Éditions du Cidihca et Éditions Zémès, 2018), la notion de « droits linguistiques » est relativement nouvelle dans le paysage linguistique haïtien. Elle met en cohérence une vision de la problématique linguistique au pays qui s’articule aux notions de « patrimoine linguistique bilingue », de « droit à la langue », de « droit à la langue maternelle » créole, d’« équité des droits linguistiques », de « parité statutaire constitutionnelle entre les deux langues officielles », de « didactique convergente créole-français », de « didactisation du créole », de « politique linguistique d’État » et de « législation linguistique contraignante ». Et c’est bien en conformité avec cette vision de la problématique linguistique haïtienne que nous avons institué, en avril 2017, le « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti » dans le droit fil des perspectives inscrites dans nos articles et dans notre livre « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011 ; réédité en 2023 par le Cidihca France).

La vision que nous offrons en partage et dont nous faisons le plaidoyer s’énonce clairement : il serait illusoire et contre-productif d’attendre la survenue de l’État de droit en Haïti pour lancer le grand chantier de l’aménagement constitutionnel de nos deux langues officielles. En l’absence avérée de leadership de l’État haïtien dans le domaine de l’aménagement linguistique, c’est précisément la vision constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti qui doit aujourd’hui être inscrite et débattue au creux des priorités des organisations haïtiennes des droits humains. Nous en avons dénombré une trentaine, parmi lesquelles la Plateforme des organisations haïtiennes des droits humains (POHDH), le Centre oecuménique des droits humains (CEDH), le Groupe d’appui aux rapatriés et réfugiés (GARR), la Commission épiscopale nationale justice et paix (CE-JILAP), Kay fanm, etc. Pour l’établissement d’un État de droit post dictature duvaliériste en Haïti, ces organisations font un travail remarquable dans des conditions difficiles et elles entendent au quotidien dire le Droit tout en menant un combat citoyen de premier plan : ce combat est conduit et se dit pour l’essentiel dans la langue maternelle des sujets parlants, le créole. Il y a à la fois parenté linguistique et perspective historique commune entre les « droits linguistiques » et les droits citoyens. L’exercice comme l’efficience des droits humains fondamentaux en Haïti, s’ils s’exercent sur un continuum sociopolitique et économique et dans le champ appelé « Droit », ils se nomment en amont et en aval dans la langue et par la langue –au premier chef dans la langue maternelle créole–, malgré le fait que nos séculaires lois régaliennes soient rédigées uniquement en français, ce qui renvoie d’ailleurs à la problématique de la nécessaire production/traduction/adaptation de toutes les lois du pays en créole (voir l’article du juriste Alain Guillaume : « L’expression créole du droit: une voie pour la réduction de la fracture juridique en Haïti », Revue française de linguistique appliquée, 2011/1 (Vol. XVI ; voir aussi nos articles parus en Haïti, « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti », Le National, 7 novembre 2019 ; « L’aménagement simultané du créole et du français en Haïti, une perspective constitutionnelle et rassembleuse  », Le National, 24 novembre 2020). 

2. Communauté de vue entre les interlocuteurs interrogés sur l’aménagement du créole DANS LE SYSTÈME ÉDUCATIF NATIONAL

Il est significatif que nos cinq interlocuteurs aient formulé des vues communes en ce qui a trait à l’aménagement du créole dans le système éducatif national. Dans l’ensemble leurs observations sont justes, elles « collent » au réel, elles expriment des préoccupations pédagogiques et didactiques fondées et formulent une vision cohérente de l’aménagement du créole dans les écoles haïtiennes.

Kensley Brutus, coordonnateur national de l’Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti (APKA), consigne cette commune vision avec force et clarté : « Se pa lè pou entansyon senbolik ankò : fòk gen mezi konkrè pou entegre kreyòl la kòm yon lang ansèyman toutbon, e sa menm nan nivo inivèsitè a. Sa mande klè kou dlo kokoye yon fòmasyon inivèsitè espesyalize nan didaktik kreyòl kòm lang manman, liv eskolè ki estandadize, zouti pedagojik ak leksikografik ki ekri an kreyòl, ansanm ak yon referans evalyasyon ki koyeran e ki aksesib menm jan sa fèt pou lòt lang yo di ki gen plis enpòtans sou sèn entènasyonal la ».

Pour sa part, en lien avec la relative raréfaction des outils pédagogiques en langue créole, l’éditeur de manuels scolaires Charles Tardieu, directeur des Éditions Zémès, nous rappelle très justement qu’« Un auteur de manuels scolaires a besoin d’un accompagnement systématique pour s’assurer que les contenus sont conformes au curriculum en vigueur, qu’ils respectent les règles de grammaire d’une langue standardisée, qu’ils participent à la formation culturelle des enfants, et surtout qu’ils contribuent à la libération mentale face aux traumatismes intergénérationnels légués par le colonialisme qui persiste encore aujourd’hui. Le manuel scolaire en créole doit participer à une opération de libération culturelle et mentale de l’enfant haïtien ».

De son côté Roody Edmé, enseignant de carrière, directeur d’école et vice-président de l’Association professionnelle des écoles privées (APEP), précise en toute rigueur qu’« Il existe ici et là des tentatives plus ou moins heureuses de manuels en créole présentant des textes d’auteurs et quelques outils grammaticaux. Mais rien de standardisé correspondant à une politique linguistique bien définie. Ce déficit de matériels didactiques constitue un handicap certain à un enseignement de qualité de la langue maternelle. Un apprentissage rigoureux et respectueux du créole nécessite donc une formation standardisée des maîtres ».

Ainsi sont identifiés et explicités les obstacles institutionnels majeurs quant à l’aménagement du créole dans le système éducatif national haïtien. Le diagnostic éclairant de nos interlocuteurs en ce qui concerne le secteur scolaire recoupe celui que nous avons identifié au début du présent article quant à l’aménagement du créole dans l’espace public, à savoir l’usage institutionnel dominant du français ainsi que la minorisation institutionnelle du créole couplée à son invisibilisation inter-institutionnelle. Pareils constats sont en lien direct avec l’inexistence de LA POLITIQUE LINGUISTIQUE ÉDUCATIVE issue d’un énoncé de politique linguistique d’État en Haïti. À cet égard il est symptomatique que 46 ans après la réforme Bernard de 1979, l’État haïtien n’a toujours pas adopté sa politique linguistique éducative : au plan institutionnel, cela (1) alimente et consolide des axes majeurs de mal-gouvernance du système éducatif national, (2) contribue à l’expansion du rachitisme de l’offre scolaire et à son inadéquation, (3) prive les enseignants d’une formation adéquate en didactique du créole langue maternelle, (4) alimente et consolide le populisme linguistique dans ses différentes variantes (nous reviendrons là-dessus dans le déroulé du présent article).

L’inexistence de LA POLITIQUE LINGUISTIQUE ÉDUCATIVE issue d’un énoncé de politique linguistique d’État représente, au plan institutionnel, le tout premier obstacle à l’aménagement du créole dans le système éducatif national.

L’on observe que le ministère de l’Éducation nationale a entreposé dans son poussiéreux grenier des « documents majeurs », d’abondants « projets de réforme », etc. sans que l’on sache lequel a la priorité ou lequel définit la vision centrale ainsi que l’action et les présumés programmes de l’École haïtienne. Celle-ci comprenait en 2019-2020, il faut bien le rappeler, environ 23 347 écoles privées et publiques selon Yves Roblin, spécialiste en planification de l’éducation et actuel directeur général du ministère de l’Éducation nationale. Yves Roblin estime que plus de 70% des écoles non publiques ne sont pas accréditées, 88% des écoles sont des établissements privés et 12% sont des établissements publics, et environ 100 000 enseignants œuvrent dans les secteurs privé et public de l’éducation –les chiffres varient de 80 000 à 100 000 selon les sources. Yves Roblin précise que « De façon agrégée, nous avons dans la base de données 2015 – 2016 quelques 4 millions d’élèves, 122 mille enseignants et quelques 19 505 écoles » (voir l’article « En planification de l’éducation, la carte scolaire c’est l’affaire de l’État », par Yves Roblin, Rezonòdwès, 19 septembre 2020). Pour sa part, le ministère de l’Éducation nationale, dans un document daté de 2023, estime à 92 351 le nombre d’enseignants oeuvrant dans les écoles haïtiennes (source : « Déclaration écoles, élèves et enseignants », MENFP-USI, 2023).

Pour mémoire, voici les « documents majeurs », les « projets de réforme » etc. entreposés dans le poussiéreux grenier du ministère de l’Éducation nationale :

  1. L’aménagement linguistique en salle de classe – Rapport de recherche (MENFP/Ateliers de GrafoPub, Port-au-Prince, 272 pages, année 2000). De 2000 à 2025, les recommandations de ce remarquable rapport de recherche commandité par le ministère de l’Éducation nationale n’ont jamais été mises en application., a été remisé au « grenier des objets perdus » de l’Éducation nationale.

  2. Cadre pour l’élaboration de la politique linguistique du MENFP / Aménagement linguistique en Préscolaire et Fondamental, par Marky Jean Pierre et Darline Cothière, mars 2016. 

  3. Référentiel haïtien de compétences linguistiques (Français – Créole) », par Darline Cothière, février 2018.

  4. Cadre d’orientation curriculaire du système éducatif haitien 2024-2054 / Version officielle (MENFP/Nectar COC 2024).

  5. Plan national d’éducation et de formation, ministère de l’Éducation nationale, 2015.

  6. Plan décennal d’éducation et de formation 2018-2028 (PDEF), ministère de l’Éducation nationale.

  7. Plan opérationnel 2010-2015– Vers la refondation du système éducatif haïtien, ministère de l’Éducation nationale.

Ces documents sont évoqués de-ci de-là, occasionnellement, dans différents discours du ministère de l’Éducation nationale sans que l’on sache lequel définit LA politique linguistique éducative de l’État haïtien. Ils font référence à la réforme Bernard de 1979, souventes fois de manière décorative et en dehors d’un bilan exhaustif de cette réforme élaboré par l’État haïtien. IL EST AINSI ATTESTÉ QU’AU PLAN INSTITUTIONNEL –ET EN CE QUI A TRAIT À L’AMÉNAGEMENT DU CRÉOLE DANS LES ÉCOLES DU PAYS–, L’ÉTAT HAÏTIEN PRÉSENTE UN LOURD DÉFICIT DE LEADERSHIP, DE RIGUEUR ET DE VISION, ET IL EST DÉPOSITAIRE D’UNE RACHITIQUE « PENSÉE PÉDAGOGICO-ÉDUCATIVE »… (Voir nos articles « L’aménagement du créole en Haïti et la réforme Bernard de 1979 : le bilan exhaustif reste à faire  », Rezonòdwès, 16 mars 2021, « L’aménagement du créole doit-il s’accompagner de « l’éviction de la langue française en Haïti ?  », Le National, 11 mai 2022), et « Le créole et le français dans l’École haïtienne : faut-il aménager une seule langue officielle en faisant l’impasse sur l’autre ? », Le National, 21 juin 2022).

Dans l’article « De l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti : qu’en savons-nous vraiment ? (Le National, 11 novembre 2021), nous avons exposé le constat que l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti est encore insuffisamment connu à l’échelle nationale. Nous avons relativisé ce constat en identifiant les documents ayant plus ou moins traité ce sujet, notamment (1) « L’école en créole : étude comparée des réformes des systèmes éducatifs en Haïti et aux Seychelles », par Robert Chaudenson et Pierre Vernet, Agence de coopération culturelle et technique, Québec, 1983 ; (2) « La situation linguistique en Haïti : bilan et prospective », par Michel Saint-Germain, Conseil de la langue française, Québec, 1988 ; (3) « Problématique linguistique en Haïti et réforme éducative : quelques constats », par Michel SaintGermain (Revue des sciences de l’éducation, volume 23, numéro 3, 1997) ; (4) « Créole et enseignement primaire en Haïti », ouvrage dirigé par le linguiste Albert Valdman avec la collaboration du linguiste Yves Joseph (Institut pédagogique national, Port-au-Prince, et Bloomington, Indiana University, 1980). D’autres documents, plus récents, enrichissent notre connaissance de l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti. Il s’agit de (5) « L’aménagement linguistique en salle de classe / Rapport de recherche » (Ministère de l’Éducation nationale, 2000) ; (6) « Le problème de l’usage scolaire d’une langue qui n’est pas parlée à la maison : le créole haïtien et la langue française dans l’enseignement haïtien », par Benjamin Hebblethwaite et Michel Weber (revue Dialogue et cultures 58 / 2012) ; (7) « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », par Renauld Govain (revue Contextes et didactiques 4/2014). Pour l’essentiel, les données de cette étude sont reprises dans l’article de Renauld Govain « Enseignement/apprentissage formel du créole à l’école en Haïti : un parcours à construire », revue Kreolistika, mars 2021 ; (8) « Enseignement du créole à l’école en Haïti : entre pratiques didactiques, contextes linguistiques et réalités de terrain », par Renauld Govain, in Frédéric Anciaux, Thomas Forissier et Lambert-Félix : voir Prudent (dir.), Contextualisations didactiques / Approches théoriques, Paris, L’Harmattan, 2013 ; (9) « Le créole haïtien dans la tourmente ? Faits probants, analyse et perspectives », par Fortenel Thélusma, Éditions C3 ». L’apport de ces linguistes est partiellement abordé dans notre article L’aménagement du créole dans l’École haïtienne : de la nécessité de dépasser la récitation des slogans miraculeux » (Potomitan, 1er juillet 2022).

D’autres contributions majeures contribuent à une meilleure connaissance de l’aménagement du créole et du français dans l’École haïtienne. Ce sont : « La question linguistique haïtienne : histoire, usages et description », par Renauld Govain / Document post-doctoral en vue de l’« Habilitation à diriger des recherches » (HDR) en sciences du langageUniversité Paris VIII, 1er juin 2022 ; « Plurilinguisme, pratique du français et appropriation de connaissances en contexte universitaire en Haïti ». Thèse de doctorat de Renauld Govain, Université Paris VIII, 2009. Sur le plan de la recherche en didactique du créole langue maternelle, une publication de premier plan contribue elle aussi à une meilleure connaissance de l’aménagement du créole : il s’agit du livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol (dir.) et alii, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021).

Pour résumer : au plan institutionnel, l’aménagement du créole dans l’École haïtienne fait face à des obstacles majeurs : (1) l’inexistence de LA politique linguistique éducative de l’État ; (2) la lacunaire formation didactique des enseignants et l’inexistence d’une formation spécifique en didactique du créole langue maternelle ; (3) en dépit des remarquables efforts des éditeurs de manuels scolaires depuis plusieurs années, insuffisance et raréfaction des outils pédagogiques et lexicographiques en langue créole (guides du maître et de l’élève, dictionnaire unilingue créole ou bilingue français-créole) ; (4) l’inexistence d’une politique nationale du livre scolaire ; (5) le besoin manifesté par nombre de rédacteurs de manuels scolaires de disposer d’une orthographe créole codifiée et standardisée par une autorité scientifique reconnue (la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti) ; (6) le faible niveau de concertation entre le ministère de l’Éducation et les associations professionnelles d’enseignants.

Le lourd déficit de rigueur et de vision ainsi que la rachitique « pensée pédagogico-éducative » de l’État haïtien –reproduits d’année en année au ministère de l’Éducation nationale–, sont au cœur de la perpétuation du populisme linguistique en Haïti.

« La nature a horreur du vide » dit l’adage… L’on observe que le « vide » en question est celui de la pauvreté et du rachitisme de la « pensée pédagogico-éducative » de l’État haïtien » que tend à couvrir les différentes manifestations du populisme linguistique en Haïti. Le populisme linguistique s’engouffre dans ce vide, il s’en nourrit et promeut l’aménagement du créole dans le labyrinthe des errances idéologiques et politiques. Nous définissons le populisme linguistique comme suit : corps d’idées qui fonctionne sur le registre de la subjectivité et fait appel à l’idéologie comme dispositif d’« explication » des faits de langue en société. Le populisme linguistique ignore délibérément les sciences du langage pour s’en tenir à une vision privilégiant des catégories « explicatives » essentiellement idéelles dans leur abstractivité : une telle posture s’arcboute dès lors, à contre-courant des travaux de terrain, à des clichés généralistes et/ou à des slogans auxquels l’on attribue les vertus d’une « vérité » catéchétique parlant au nom du « peuple » ou, dans certains cas, qui se veut « parole du peuple » lui-même. NOTE – À propos des notions de populisme et de discours populiste, voir l’étude « Discours populistes et sur le populisme : entre auto- et hétéro-désignations », par Nora Gattiglia, Silvia Modena et Stefano Vicari, revue Espaces linguistiques, numéro 7, 2024. Selon l’Observatoire du populisme au Canada, « Il existe trois approches principales pour définir le populisme, la plus courante étant l’approche idéologique. Selon le principal défenseur de l’approche idéologique, le politologue néerlandais Cas Mudde, le populisme est une « idéologie mince » qui divise le monde en deux : le peuple « pur » contre l’élite « corrompue ». En tant qu’« idéologie mince », le populisme doit être associé à une idéologie « complète » (par exemple, le conservatisme, le socialisme, le fascisme, etc.) pour prendre tout son sens et varie donc considérablement dans la manière dont il est déployé. C’est pourquoi on peut dire que des politiciens aussi différents que Bernie Sanders et Donald Trump embrassent des répertoires populistes ; bien que presque tous les éléments de leurs programmes diffèrent, ils partagent tous deux un discours manichéen (à des degrés divers) qui oppose le peuple aux élites » (voir l’article « Qu’est-ce que le populisme », site Web de l’Observatoire du populisme au Canada, n.d.). Voir aussi l’étude « Qu’est-ce qu’un discours populiste ? Le cas du discours de déclaration de candidature d’Éric Zemmour », par Lorella Sini (Università di Pisa), revue Espaces linguistiques, numéro 7, 2024.

Il serait naïf, laxiste et contre-productif de prendre le populisme linguistique à la légère : il se veut vertueux et parle d’abondance, il est « militant » à défaut d’être scientifique, il a ses rituels catéchétiques et il dispose même d’une… « Académie », l’Akademi kreyòl ayisyen créée prématurément en 2014. Dans le cas précis d’Haïti le populisme linguistique a donné lieu à des (im)postures idéologiques et politiques, à des arnaques constitutionnelles, à la promotion du soutien public au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, au révisionnisme historique couplé à l’appel à la délinquance constitutionnelle, le tout sur un continuum de fascination et d’attraction pour les idées noiristes-indigénistes-fascistes de François Duvalier.

Le sociolinguiste et sociodidacticien Bartholy Pierre Louis étudié de près une variante du populisme linguistique qu’il nomme très justement « l’idéologie linguistique haïtienne ». Ancien étudiant de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, Bartholy Pierre Louis, a soutenu avec succès en 2015 une magistrale thèse de doctorat intitulée « Quelle autogestion des pratiques sociolinguistiques haïtiennes dans les interactions verbales scolaires et extrascolaires en Haïti ? : une approche sociodidactique de la pluralité linguistique » (tome 1: 551 pages; tome 2: 125 pages). Cette thèse, défendue le 15 décembre 2015 sous le sceau de l’Université européenne de Bretagne (laboratoire « Plurilinguisme, représentations, expressions francophones information, communication, sociolinguistique », PREFics – UFR Arts, lettres, communication (ALC), a été élaborée sous la direction du linguiste Philippe Blanchet, professeur à l’Université́ Rennes 2. Sociolinguiste, spécialiste du plurilinguisme et didacticien de réputation internationale, Philippe Blanchet est l’auteur entre autres de « Les transpositions didactiques » paru dans Blanchet, P. et Chardenet, P. (dir.), « Guide pour la recherche en didactique des langues et des cultures. Approches contextualisées ». Montréal / Paris, PREFics, Agence universitaire de la Francophonie / Éditions des archives contemporaines, 2011 ; il est également l’auteur de « Politique linguistique et diffusion du français dans le monde » paru dans Bulot, T. et Blanchet, Ph., « Une introduction à la sociolinguistique (pour l’étude des dynamiques de la langue française dans le monde) », Éditions des archives contemporaines, Paris, 2013.

La démarche doctorale de Bartholy Pierre Louis présente une description à jour des dérives idéologiques d’une petite minorité de prédicateurs créolistes pourfendeurs de la langue française en Haïti et défenseurs sectaires du « tout en créole tout de suite ». Les enquêtes de terrain de Bartholy Pierre Louis lui ont permis de valider l’analyse suivante, qu’il faut fidèlement citer pour sa pertinence : « Que ce soit en famille, à l’école, à l’université, dans les administrations publiques et/ou privées ou dans les milieux sociaux spontanés, le créole doit être partout utilisé. Il est question ici de remplacer le français par le créole là où il n’a pas encore été investi soit comme langue de scolarisation ou langue de communication. Cette proposition rejoint [celle des] militants du créole qui soutiennent, du reste, fermement cette position. Dans leurs discours, le français est moins important, même si la Constitution haïtienne lui a confié le statut de langue seconde et officielle. (…) De plus, ils rendent le français en partie responsable du sous-développement du pays, car les taux d’échecs majeurs sont liés au français comme langue d’enseignement ; ce qui est largement discutable et même réfuté dans certaines publications scientifiques dont celles de Berrouët-Oriol (2011 : 182) qui voit, au contraire, la possibilité d’aménager les deux langues : « Mais contrairement à certains qui croient, de bonne foi ou avec d’ingénues ornières, qu’il faudrait désormais passer de manière exclusive au « tout en créole », nous plaidons ouvertement pour un aménagement linguistique fondé sur l’effectivité des droits linguistiques dans les deux langues haïtiennes » (op. cit. p. 201-202).

Il y a communauté de vue entre ce diagnostic établi par Bartholy Pierre Louis et le nôtre quant aux dérives idéologiques d’une petite minorité de prédicateurs créolistes pourfendeurs de la langue française en Haïti et défenseurs sectaires du « tout en créole tout de suite ». En effet, dans l’article en deux parties que nous avons publié dans Le National les 20 et 31 août 2017, « Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti ? », nous avons inventorié plusieurs manifestations du « populisme linguistique » en Haïti : cette « idéologie linguistique haïtienne » auscultée par Bartholy Pierre Louis dans sa thèse, au motif d’une radicale et légitime défense du créole, s’oppose à la réalité de notre patrimoine linguistique bilingue biséculaire créole-français. Notre article expose l’enfermement catéchétique promu par quelques prédicateurs créolistes, liés la plupart du temps à certains idéologues de l’Académie créole, enfermement qui va à l’encontre de l’article 5 de la Constitution de 1987 consacrant la co-officialité du créole et du français en Haïti. L’article « Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti ? » renvoie à celui que nous avons préalablement publié à Port-au-Prince dans Le National le 1er août 2017, « Le «monolinguisme » créole est-il une utopie? », et dans lequel nous avons identifié certaines cautions intellectuelles de l’« idéologie linguistique haïtienne » parmi lesquels Yves Dejean, linguiste créoliste de langue maternelle française. Ainsi, soutenir l’idée, comme le fait Yves Dejean, qu’« Il faut tirer les conséquences du fait qu’Haïti est un pays essentiellement monolingue (…) Haïti est des plus monolingues des pays monolingues » (Yves Dejean : « Rebati », 12 juin 2010) –ou encore que « Fransé sé danjé », (Yves Dejean : revue Sèl, n° 23-24, New York, 1975)–, revient à s’enfermer dans une dommageable myopie historique et idéologique qui pourrait faire obstacle à l’aménagement simultané des deux langues officielles du pays ainsi qu’à l’ouverture assumée au multilinguisme de notre modernité de sujets parlants. L’enfermement catéchétique des prédicateurs créolistes se donne à mesurer également au creux de l’article écrit par Tara García Mathewson, «How Discrimination Nearly Stalled a Dual-Language Program in Boston» (The Atlantic.com, 7 avril 2017), dans lequel, pince sans rire, le linguiste Michel DeGraff, cité par l’auteure, assène que « We became free in 1804 but THROUGH THE FRENCH LANGUAGE we did remain colonized » [les majuscules sont de nous, RBO]. Affirmer de manière aussi fantaisiste que nous sommes restés « colonisés » en raison de l’existence de la langue française en Haïti relève non seulement d’un dommageable canular conceptuel, mais aussi et surtout d’une vision extraordinairement pré-scientifique du mode de constitution historique de la République d’Haïti. Pareil rachitisme conceptuel, qui s’adosse aux métamorphoses du révisionnisme historique, entend superposer les effets miroir de la superstructure idéologique par-dessus la réalité historique telle qu’auscultée par les meilleurs historiens qui ont étudié les rapports des classes sociales avant et après l’Indépendance, ainsi que la configuration sociologique de l’État post-1804. NOTE — Là-dessus, voir Étienne D. Charlier : « Aperçu sur la formation historique de la nation haïtienne », [1954] rééd. Éditions DAMI, 2009; voir aussi Carolyn Fick, « Haïti, naissance d’une nation : la révolution de Saint-Domingue vue d’en bas », Éditions Les Perséides, 2013, ainsi que le remarquable livre de Laënnec Hurbon et Michel Hector, « Genèse de l’État haïtien » (Éditions C3 Éditions, Port-au-Prince, 2024). Plus près de nous, dans un dilettante et fantasque « post » émis sur Facebook et daté du 21 mars 2020, le linguiste Michel DeGraff s’exprime comme suit : « Kreyòl la se yon lang SYANTIFIK ki DJANM. Dokiman sa a se yon atik nan jounal SYANTIFIK Haitian Studies Association (Journal of Haitian Studies). Si kreyòl la ka sèvi pou LASYANS, li ka sèvi nan LEKÒL, nan INIVÈSITE, nan PALMAN tou, kòm sa dwa, san fòs kote, san baryè. Ayiti se yon peyi ENDEPANDAN depi 1804. Nou pa dwe kite lang franse a mete baboukèt nan bouch okenn sitwayen—ni sou ban lekòl, ni nan aktivite pwofesyonèl, ni nan biwo leta, ni nan tribinal, ni nan palman… Ayiti pa fouti devlope si n kontinye ap mete baboukèt sou lang nasyonal nou an. LANG KREYÒL LA SE MOTÈ POU EDIKASYON, LIBERASYON, JISTIS, DEVLÒPMAN, DIYITE AK RESPÈ DWA MOUN ANN AYITI.  http://linguistics.mit.edu/…/DeGraff-20170310-JoHS-two-woch…» / « Le créole est un langage scientifique fort. Ce document est un article dans le journal scientifique Haitian Studies Association(journal des études haïtiennes). Si le créole peut être utilisé pour la science, il peut être utilisé à l’école, à l’université, au parlement aussi, comme juste, sans barrières. Haïti est un pays indépendant depuis 1804. Nous ne devrions pas laisser la langue française mettre le peuple dans la bouche d’un citoyen — ni à l’école, ni au bureau de l’état, ni au parlement… Haïti ne peut se développer si Nous continuons à mettre la folie sur notre langue nationale. La langue créole est le moteur de l’éducation, la libération, la justice, le développement, la dignité et le respect des droits de l’homme en Haïti. http://linguistics.mit.edu/wp-content/uploads/DeGraff-20170310-JoHS-two-woch dife.pdf ». [Dans la citation, les majuscules et la version française sont de l’auteur, pas de RBO] Plutôt que de plaider pour une véritable didactisation du créole, Michel DeGraff se contente d’un lapidaire « sermon », d’une profession de foi, laissant explicitement entendre que le créole serait –déjà– une langue scientifique de premier plan capable d’exprimer toutes les réalités de la science et de la technique… Pour notre part, nous estimons que dire et penser la science en créole, dans tous les domaines, est nécessaire et s’avère un incontournable impératif historique ; mais cela nécessite en amont la mise en route d’une ample didactisation de la langue créole elle-même et la mise à disposition d’une gamme normalisée et variée d’instruments didactiques pour l’enseignement de la langue et l’enseignement dans la langue créole. C’est donc bien la nécessité de la mise en place d’un tel dispositif de didactisation de la langue créole qu’ignore lourdement Michel DeGraff sous couvert du slogan passe-partout « Kreyòl la se yon lang SYANTIFIK ki DJANM » (voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol (dir.) et alii, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021). Ce « sermon » identitaire et « nationaliste » est d’ailleurs en phase avec l’appui public offert par Michel DeGraff aux interventions, dans le domaine éducatif, du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste de Michel Martelly/Laurent Lamothe connu pour sa corruption généralisée, la criminalisation du pouvoir d’État livré aux « bandits légaux » et la dilapidation des caisses de l’État. Ainsi, dans l’article « La langue maternelle comme fondement du savoir : l’Initiative MIT-Haïti : vers une éducation en créole efficace et inclusive » (Revue transatlantique d’études suisses, 6/7, 2016/2017, p. 182), Michel DeGraff écrit qu’« Il existe déjà de louables efforts pour améliorer la situation en Haïti, où une éducation de qualité a traditionnellement été réservée au petit nombre. Un exemple récent est le Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire (PSUGO) lancé par le gouvernement haïtien en 2011 dans le but de garantir à tous les enfants une scolarité libre et obligatoire ». Michel DeGraff ne pouvait pas ne pas savoir que le PSUGO du régime néo-duvaliériste Tèt kale de Michel Martelly/Laurent Lamothe a été largement décrié en Haïti par de très nombreux enseignants comme l’atteste bien, à la suite d’une enquête fouillée, la série d’articles parus sur AlterPresse en 2014, « Le Psugo, une menace à l’enseignement en Haïti ? (parties I, II, III) – Un processus d’affaiblissement du système éducatif ». Le système prédateur et scandaleusement corrompu du PSUGO a également été rigoureusement ausculté par Charles Tardieu, spécialiste des sciences de l’éducation et enseignant-chercheur, dans son article fort bien documenté daté du 30 juin 2016, « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti ». Charles Tardieu est aussi l’auteur d’une série de quatre articles sur le PSUGO parus en Haïti sur le site AlterPresse, « Haïti: le PSUGO, une catastrophe programmée (1/4) », 4, 5, 6,7 août 2016).

L’appui public de Michel DeGraff au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliéiste s’est révélé constant au cours des ans et il a été amplement exposé sur YouTube. Ainsi, dans une vidéo mise en ligne sur YouTube au cours du mois de juin 2014 et qui est encore accessible en novembre 2025, Michel Degraff soutient, sans révéler ses sources ni fournir de preuve irréfutable, que 88 % des enfants vont à l’école grâce au PSUGO : « Gras a program Psugo a 88 pousan timoun ale lekòl »… Michel Degraff est [a été ?] le directeur scientifique et le principal responsable du MIT –  Haiti Initiative mis sur pied suite à un accord conclu en avril 2013 entre le MIT – Haiti Initiative et l’État haïtien représenté par le Premier ministre Laurent Lamothe, l’un des grands caïds du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. Le MIT – Haiti Initiative promeut depuis quelques années un « Glossary » pré-scientifique et pré-lexicographique d’une grande médiocrité, le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » (voir l’article « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative », par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 15 février 2022 ; voir aussi l’article « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 14 décembre 2021). Chez Michel DeGraff, la fascination pour les idées fascistes/indigénistes/duvaliéristes-noiristes est une constante et elle ouvre la voie au révisionnisme historique : ainsi, en 2024, Michel DeGraff a été expulsé du Département de linguistique du MIT au motif d’une propagande antisémite pro Hamas qu’il a menée sur le campus universitaire…

Le populisme linguistique s’est également manifesté en Haïti par la publication en 2018 du livre mort-né de Gérard-Marie Tardieu, « Yon sèl lang ofisyèl » (« Une seule langue officielle ») dont nous avons parlé dans notre article « Le créole, « seule langue officielle » d’Haïti : mirage ou vaine utopie ? » (Le National, 7 juin 2018).  Alors même que ce livre n’a eu aucun écho auprès des enseignants et des linguistes en Haïti, il illustre bien le caractère essentiellement pré-scientifique des idées fantaisistes des tenants de « l’idéologie linguistique haïtienne » dont se réclament les idéologues créolophiles, membres ou pas de l’Académie créole. Ainsi, l’une des expressions du fondamentalisme créolophile et de l’aveuglement volontaire se donne à voir dans l’article « Yon sèl lang ofisyèl pou dechouke mantalite nou » (Le Nouvelliste, 31 mai 2018) annonçant la parution en Haïti du livre de Gérard-Marie Tardieu, « Yon sèl lang ofisyèl » (« Une seule langue officielle »), dans lequel celui-ci, membre de l’Académie créole, plaide pour un unilatéralisme linguistique qui entend exclure l’une des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le français. L’argumentaire de Gérard-Marie Tardieu, selon le compte-rendu de son livre paru dans Le Nouvelliste, s’articule autour de l’idée de « révolution » à mener sur le chantier linguistique afin que le créole devienne la seule langue officielle d’Haïti : « Se konsa GMT [Gérard-Marie Tardieu] panse fòk gen yon revolisyon ki pou fèt. L ap pèmèt lang ayisyen an ak lang kolon an [sic] reprann plas yo kòmsadwa. Sa vle di, lang kreyòl la ap sèl lang ofisyèl nou pandan lang blan franse yo ap desann nan dezyèm plas la ». On notera au passage que l’article reprend le cliché éculé et xénophobe de la « langue du blanc », la « langue du colon », le français, confortant ainsi la fausse et démagogique idée que cette langue serait aujourd’hui, en Haïti, une langue « coloniale », une langue tout à fait étrangère comme l’est le coréen ou le danois pour le locuteur haïtien. Pour sa part, Bito David –ingénieur-agronome, diplômé en gestion administrative et « spécialiste en éducation multiculturelle » selon Le Nouvelliste du 18 juin 2014, et qui a publié plusieurs livres en français–, voit dans le fait français en Haïti un « crime », une « aberration », un « virus mental et psychologique »: « Edike yon Ayisyen nan lang franse se yon krimyon aberasyonyon mechanste ke anpil nan nou viktim, epi ki lage nou nan yon viris mantal ak sikolojik ki ap minen piti piti tout sa ki ta kapab ede n makonen ak reyalite lavi nou nan koneksyon ak kominote nou, fondasyon n kom yon pep patikilye ak anviwonnman nou ». Ainsi, éduquer un Haïtien en français serait « un crime, une aberration » ; pire : « un virus mental » qu’il faudrait combattre par la « créolisation » [sic] du système éducatif en Haïti (Bito David : « Pou kreyolizasyon sistèm edikasyon peyi Ayiti », Facebook, 27 août 2017). Le populisme linguistique, tel que porté par Bito David et consorts, est donc un conflictuel appareillage subjectif et démagogique à tous les étages de l’édifice social, et il n’arrête pas d’enfermer la réflexion sur la problématique linguistique haïtienne dans le cul-de-sac de la confusion, de l’obscurité de la pensée pré-scientifique et de la mise à l’écart ou de l’ignorance assumée des sciences du langage.

Sur le registre du populisme linguistique, de la verbeuse militance œcuménique et des égarements idéologiques individuels, l’on observe que l’une des plus récentes manifestations de l’unilatéralisme créolophile se donne à lire dans l’article d’un membre de l’Akademi kreyòl, « Estati lang ak amenajman lengwistik kreyòl » / « Kreyòl lang komen, kreyòl premye lang ofisyèl Ayiti », texte de Janwobè Plasid [Jean-Robert Placide] paru en Haïti dans Le Nouvelliste du 22 octobre 2025. Cet article doit être lu avec attention car il charrie lourdement et dans un évident brouillard analytique son lot de confusions conceptuelles et notionnelles : il ouvre la voie à une erratique et volontaire mésinterprétation des articles 5 et 40 de la Constitution haïtienne de 1987 et il tente de justifier deux régimes linguistiques inconstitutionnels et discriminatoires en Haïti. Le premier régime linguistique serait institué par le statut et sur le registre d’une « première langue officielle » et le second serait téléporté sur le registre du statut d’une « seconde langue officielle ». Comme on l’a observé précédemment dans le cas de Gérard-Marie Tardieu, l’arnaque à la Constitution de 1987 introduite par Jean-Robert Placide n’a aucun fondement jurilinguistique : l’on observe que nulle part dans la Constitution de 1987 il n’est question d’une « première langue officielle » ni d’une « seconde langue officielle », et les articles 5 et 40 de notre Charte fondamentale n’instituent aucune hiérarchisation statutaire et préférentielle entre nos deux langues officielles, le créole et le français. Les « arguments » énoncés par l’auteur de cet appel confus à la commission d’une véritable fraude constitutionnelle étaient déjà perceptibles dans le livre mort-né qu’il a publié en collaboration avec le linguiste Sauveur Joseph et avec l’aval complaisant du GRAHN-Monde, « Un aménagement linguistique pour le développement du peuple haïtien : bilinguisme équitable différencié et la valorisation du créole » (Presses internationales Polytechnique, Montréal, 2012). L’annonce de la parution de cet ouvrage figure dans le Bulletin du GRAHN (volume 2, numéro 2, août 2012), mais l’on a observé que depuis 2012 le « sous-comité des langues » du GRAHN ayant, semble-t-il, contribué à l’élaboration de ce livre, n’a pas fait état d’éventuels travaux consécutifs à sa parution et n’a pas non plus communiqué sur son hypothétique diffusion en Haïti et en outremer… Dans le compte-rendu de lecture de cet ouvrage, le journaliste Patrick Saint-Pré, évoquant les auteurs Jean-Robert Placide et Sauveur Joseph, note que « D’après leurs lunettes, la politique linguistique idéale pour Haïti devrait tout d’abord DÉCLARER LE CRÉOLE LA SEULE LANGUE OFFICIELLE DU PAYS ; ensuite respecter et faire respecter les droits de LA LANGUE OFFICIELLE ; défendre le créole, faire sa promotion et encourager son développement et celui de sa communauté linguistique ; enfin, exiger que les écoles fonctionnent en créole avec une ouverture aux autres langues étrangères sur le territoire » (Patrick Saint-Pré : « Pour en finir avec le bilinguisme exclusiviste haïtien », Le Nouvelliste, 25 mai 2016). [La transcription des segments de la citation, en majuscules et en gras, est de RBO]

Dans l’article « Estati lang ak amenajman lengwistik kreyòl » / « Kreyòl lang komen, kreyòl premye lang ofisyèl Ayiti » (Le Nouvelliste, 22 octobre 2025), Jean-Robert Placide se révèle ardent artisan du révisionnisme historique et il se livre à une frauduleuse réécriture de l’article 211 de la Constitution de 1987. Il prétend, en effet, que « Atik 211, di : lang ansèyman inivèsitè se lang ofisyèl. Kidonk, inivèsite yo ak etablisman ansèyman siperyè YO KA CHWAZI YONN NAN LANG OFISYÈL YO. Sa pa dwe fèt kon sa. Li lè li tan pou sa chanje epi pou inivèsite yo kòm espas lakonesans, ki genyen lidèchip nan peyi a, pran responsablite yo anvan menm lwa a chanje ». [La transcription des segments de la citation, en majuscules et en gras, est de RBO] Voici ce qui est consigné dans la version officielle de la Constitution de 1987 : « Article 211 – « L’autorisation de fonctionner des Universités et des Écoles supérieures privées est subordonnée à l’approbation technique du Conseil de l’Université d’État, à une participation majoritaire haïtienne au niveau du capital et du corps professoral ainsi qu’à L’OBLIGATION D’ENSEIGNER NOTAMMENT EN LANGUE OFFICIELLE DU PAYS ». [La transcription de ce segment de la citation, en majuscules et en gras, est de RBO] Comme on le voit bien, le texte constitutionnel ne consigne nullement la frauduleuse assertion de Jean-Robert Placide selon laquelle « inivèsite yo ak etablisman ansèyman siperyè YO KA CHWAZI YONN NAN LANG OFISYÈL YO… L’on observe que l’article 211 n’institue aucune hiérarchisation statutaire et préférentielle entre les deux langues, et il ne contredit ni le « Préambule » ni les article 5 et 40 de notre Charte fondamentale. Il est d’ailleurs symptomatique que le faux en écriture assumé par l’« académicien » Jean-Robert Placide soit en parfaite harmonie avec celui de l’« académicien » Gérard-Marie Tardieu auteur du livre « Yon sèl lang ofosyèl », ouvrage mort-né lui aussi, paru en Haïti aux Éditions Kopivit en 2018. Ces deux membres de l’Akademi kreyòl ayisyen invitent leurs rares lecteurs à une surréaliste errance sur le registre de l’arnaque constitutionnelle, de la délinquance constitutionnelle caractérisée. Ils invitent leurs rares lecteurs à se substituer à l’Assemblée constituante qui a élaboré la Constitution de 1987, ils les invitent frauduleusement à se placer au-dessus du vote référendaire majoritaire de notre Charte fondamentale : pareille imposture constitutionnelle, commise par des « académiciens » fondamentalistes, illustre l’idée frauduleuse que l’on pourrait saucissonner ou tronçonner la Constitution de 1987 en fonction des aléas et des prétentions d’un unilatéralisme créole unijambiste aussi sectaire que dogmatique. Ils se réfèrent à notre Loi fondamentale, qui se situe au sommet de l’édifice juridique haïtien, mais du même mouvement ils appellent à violer et à trafiquer cette Loi fondamentale… Il faut prendre toute la mesure que l’arnaque constitutionnelle, la délinquance constitutionnelle caractérisée ainsi que l’imposture constitutionnelle se tissent et se faufilent à visière levée et au cœur même du populisme linguistique en Haïti.

À l’aune du déni de réalité, du populisme linguistique, de la verbeuse militance œcuménique et des égarements idéologiques individuels, l’article de Jean-Robert Placide, « Estati lang ak amenajman lengwistik kreyòl » / « Kreyòl lang komen, kreyòl premye lang ofisyèl Ayiti » (Le Nouvelliste, 22 octobre 2025) fournit un autre fort éclairant enseignement. En effet il consigne que « Ayiti pa gen Ministè lang, ni Sekretèri lang, ni Biwo lang, ni Ofis dwa lang kreyòl. Konstitisyon Repiblik Ayiti 1987 la, nan atik 213 la, kreye Akademi kreyòl ayisyen an (AKA). Dokiman konstitisynèl 1987 la bay AKA misyon, pou li kodifye lang kreyòl la, /oryante, jere/ pèmèt devlopman lang kreyòl la, an òd, an amoni epi selon prensip syantifik. Pou kounye a, se Akademi Kreyòl Ayisyen an ki ta dwe jwe wòl ministè lang, sekretèri lang, biwo lang ak ofis dwa lengwistik kreyòl ». [Le souligné en italiques et gras est de RBO] L’on observe ainsi que Jean-Robert Placide s’installe dans un aveuglement volontaire et se révèle incapable d’élaborer un bilan analytique objectif des actions présumées de la chétive Akademi kreyòl ayisyen. Une chape de plomb, une véritable omertà mafieuse semble avoir été mise en place par les idéologues de l’Académie créole et par plusieurs intellectuels haïtiens –adeptes de la complaisance et du culte immodéré de l’amateurisme–, au sujet des errements et de l’échec total de cette institution prématurément créée en 2014. Nous en avons fait le bilan analytique et documenté dans plusieurs articles, notamment dans celui publié sous le titre « Actualisation du bilan de l’Akademi kreyòl ayisyen : entre « zanno dekoratif », aphonie, strabisme et momification » paru en Haïti le 31 juillet 2025 sur les 17 plateformes régionales du Réseau des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH) et sur le fil info de l’Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti (APKA). Cet article a également été publié aux États-Unis sur le site Rezonòdwès et en Martinique sur le site Madinin’Art.  

Dans cet article nous avons exposé ceci : « En toute rigueur l’on observe que de 2014 à 2025, l’Akademi kreyòl ayisyen n’a publié aucun article scientifique sur le créole, aucune enquête de terrain, aucun ouvrage de lexicographie créole, aucun livre de référence sur la didactique créole et la didactisation du créole, aucun dictionnaire créole, aucune grammaire créole, aucun guide pédagogique pour l’enseignement EN créole et l’enseignement DU créole. Elle n’a publié aucun ouvrage de référence dans l’un des domaines de la créolistique : grammaire, phonologie, lexicologie et lexicographie, dictionnairique, sociolinguistique, démolinguistique, jurilinguistique… De 2014 à 2025, l’Akademi kreyòl ayisyen n’a publié qu’un seul texte… « scientifique », la très lacunaire « Résolution » relative à l’orthographe du créole. Cette œuvre « scientifique » –que les enseignants et directeurs d’écoles à travers le pays n’ont pas pris au sérieux–, a été rigoureusement auscultée par deux linguistes haïtiens de premier plan, Lemète Zéphyr et Renauld Govain. Ainsi, « Lemète Zéphyr dénonce les lacunes de la résolution de l’Aka sur l’orthographe du créole » (Montray kreyòl, 19 juin 2017), tandis que Renauld Govain analyse la position officielle de l’AKA dans son texte « Konprann ‘’Premye rezolisyon sou òtograf lang kreyòl ayisyen’’ an » (AlterPresse, 28 juin 2017). Il éclaire cette « Première résolution », précisant, entre autres, que l’Académie créole confond orthographe, alphabet et graphie : « Rezolisyon an manke jistès nan chwa tèminolojik li yo. Sanble li konfonn òtograf, alfabè, grafi yon pa, epi yon lòt pa, li konpòte tèt li tankou yon trete òtograf, jan nou kapab verifye sa nan dispozisyon 2, 4, 5, 8, 9. » Pour sa part, Christophe Charles, poète, éditeur et enseignant, pourtant membre de l’Académie créole, prend le contre-pied de la position officielle de l’AKA sur la graphie du créole dans un texte publié dans Le Nouvelliste du 26 octobre 2020, « Propositions pour améliorer la graphie du créole haïtien ». Au bilan de l’action de l’Académie créole destinée à « fixer » l’orthographe du créole, l’échec est là aussi de notoriété publique mais l’on ne retrouve nulle trace d’une analyse critique de cet échec sur le site officiel de l’AKA, en particulier dans le « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 » mis en ligne par l’AKA sur son site Web ».

RAPPEL – De 2015 à 2025, nous avons soumis à la réflexion et au débat public plusieurs textes analytiques amplement documentés traitant de la chétive Akademi kreyòl ayisyen : 

1.     «  « Accord du 8 juillet 2015 – Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale » (Potomitan, 15 juillet 2015).

2.     « Maigre bilan de l’Académie du créole haïtien (2014-2019) : les leçons d’une dérive prévisible » (Le National et Potomitan, 5 avril 2019). 

3.     « Bilan quinquennal truqué à l’Académie du créole haïtien » (Rezonòdwès, 9 décembre 2019).

4.     « L’Académie du créole haïtien et la problématique de la langue maternelle créole » (Madinin’Art, 14 février 2020).

5.     « L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022) » (Médiapart, 18 janvier 2022).

 

6.     « Journée internationale du créole 2024 : la vision indocte et rachitique de l’Akademi kreyòl ayisyen mène une fois de plus à une impasse » (Rezonòdwès, 19 octobre 2024).

  1. « L’Akademi kreyòl ayisyen recycle une fois de plus ses vieilles recettes et sectarise son incapacité à aménager le créole » (Rezonòdwès, 20 février 2025).

Par ailleurs il est utile de rappeler que Jean-Robert Placide est l’auteur du livre « Ayisyanite ak kreyolite », qui porte en sous-titre la mention « Mouvman kreyòl ayisyen / Sosyete Koukouy yon nouvo endijenis an evolisyon » (Jebca Éditions, 2023). Dans cet ouvrage il s’est fait le chantre d’un obscur indigénisme racialiste téléporté d’une crispation identitaire-racialisteindigéniste » héritée de l’indigénisme et du noirisme duvaliériste… Nous en avons fait un compte-rendu analytique dans notre article paru le 24 mars 2024 en Haïti, aux États-Unis, en Martinique et en France, « Le livre « ayisyanite ak kreyolite » ressuscite-t-il l’indigénisme racialiste duvaliérien sous les habits artificieux du « nouvo endijenis an evolisyon » ? ». La racialisation indigéniste-noiriste d’inspiration duvaliériste revendiquée par Jean-Robert Placide a un temps été la carte de visite d’un sociologue respecté, enseignant à l’Université d’État d’Haïti, Jean Casimir, auteur de l’article « Lang blan yo p ap pran peyi a pou yo » publié le 10 février 2023 à la rubrique « Opinion » du site Ayibopost (voir notre article « Jean Casimir ou les dérives d’une vision racialiste de la problématique linguistique haïtienne », Le National, 21 mars 2023).

Au mitan du populisme linguistique, la dérive nationaliste / racialiste-noiriste / essentialiste / identitariste nourrie de révisionnisme historique a maintes fois affiché sa fascination/adulation pour les pouvoirs autoritaires et le fascisme. On l’a vu en Allemagne avec la montée du nazisme, au seuil de la seconde Guerre mondiale, on l’a identifié lors du génocide commis en 1994 au « Pays des mille collines », le Rwanda, et il est factuellement repérable dans l’arrivée des idées fascistes en Haïti.

Arrimée au creux du « noirisme », la pensée racialiste-fasciste de François Duvalier a été étudiée par Virginie Belony dans sa remarquable thèse de doctorat en histoire soutenue le 13 février 2023 à l’Université de Montréal et intitulée « Tout [n’] était pas si négatif que ça : les mémoires contestées du duvaliérisme au sein de la diaspora haïtienne de Montréal, 1964-2014 ». L’historienne précise, au chapitre 3 et à la page 37 de sa thèse, que « Le raisonnement noiriste fut au cœur de la pensée duvaliériste. S’appuyant sur des différences biologiques entre Africains et Européens, [François Duvalier] préconisait un « gouvernement noir pour un peuple noir. » [La pensée duvaliériste] se caractérisait également par sa relation conflictuelle avec le libéralisme. À ce sujet, l’historien Matthew Smit (2009) note que « noirisme was a strong anti-liberal component including the implementation of an authoritarian and exclusive state. » (« Le noirisme comportait une forte composante antilibérale, notamment la mise en place d’un État autoritaire et exclusif. » [Traduction : RBO] Un peu plus loin dans son analyse, Virginie Belony expose que « Si les textes qui ont inspiré [le livre de François Duvalier, « Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti », Imprimerie de l’État, 1959, Éditions Fardin, 1965] ne témoignent pas forcément d’un effort intellectuel rigoureux ni même d’un souci de nuances, leur importance comme outils de propagande promulguant une vision essentialiste, racialiste (pour ne pas dire raciste) et simpliste de l’histoire d’Haïti n’est pas dérisoire ». Virginie Belony précise de surcroît, au chapitre 2 de sa thèse de doctorat, que l’idéologue duvaliériste Gérard Daumec évoque un « facteur raciologique » à la culture haïtienne dans son ouvrage « Guide des Œuvres essentielles du Dr François Duvalier » (Imprimerie Henri Deschamps, 22 septembre 1967).  NOTE — L’emploi fortement connoté du terme « Ginen » dans l’expression « mouvman panse endijèn Ayisyen Ginen » (p. 21 du livre de Jean-Robert Placide) n’est pas fortuit. Il exprime, sur le registre du vocabulaire indigéniste/racialiste, l’enfermement des membres de la communauté nationale dans une vision ethno-essentialiste univoque de l’identité haïtienne : « nou se Nèg Ginen », « nou se pitit Ginen ». L’identité haïtienne est ainsi circonscrite et renvoyée à une filiation ancestrale univoque à dominante raciologique, à un territoire, la Guinée, l’un des lieux où le système colonial avait organisé la déportation des esclaves africains vers les Antilles. La prégnance des termes « nan Ginen », « peyi Ginen », « Lafrik Ginen », « Sèvis Ginen » dans le Vodou et plus largement dans la culture populaire haïtienne est diversement attestée, mais il ne faut pas perdre de vue que la vision ethno-essentialiste univoque repérable dans le vocabulaire indigéniste/racialiste évacue du même mouvement les autres composantes historiques de l’identité haïtienne. Il serait intéressant d’explorer, en lien avec l’étude du champ lexical du terme « nèg Ginen », celui du terme « nèg Congo » également répandu en créole haïtien. Le sociologue Franklin Midy, dans son étude « Les Congos à Saint-Domingue – De l’imaginaire au réel » (revue Ethnologies, volume 28, numéro 1, 2006), nous rappelle que « Les captifs de l’Afrique septentrionale avaient en commun le fait que leurs nations avaient été soumises aux Maures et islamisées (Moreau de Saint-Méry, 1958, I : 49). Ces nations parlaient chacune une langue différente, mais le wolof, largement répandu dans la région, servait de langue de liaison. (…) Les peuples de la Côte d’Or et de la Côte des Esclaves (Ghana, Haute-Volta, Togo, Dahomey, Nigeria occidental) fournissaient, après ceux des côtes du Congo et de l’Angola, le plus grand nombre de captifs aux plantations de Saint-Domingue ».

L’on doit prendre toute la mesure que le « nationalisme ethnique » qui, sous la plume de Jean-Robert Placide (page 32), s’arrime au tryptique « nasyonalite etni an (Ayisyen), lang etni an (kreyòl ayisyen), ak teritwa etni an (peyi Ayiti) », en lien direct avec ce que l’on appelle en Haïti « la question de couleur ». Ainsi, à la page 65 de sa remarquable thèse de doctorat, Virginie Belony note avec une grande pertinence, à propos de « L’occupation américaine et la question de couleur : de l’indigénisme au noirisme », que « Tandis qu’on accusait à tort ou à raison l’élite « mulâtre » de faciliter l’exploitation américaine d’Haïti, plusieurs tentèrent de donner un sens à ce qui, dans les faits, représentait un arrêt de plus de 111 ans de vie nationale indépendante. Les réponses à l’occupation furent variées. [Micheline] Labelle note qu’après l’écrasement des soulèvements populaires en 1920, la riposte à l’occupation se fit principalement à travers des explorations intellectuelles. Le courant indigéniste fut sans doute l’un des plus prolifiques tant par l’étendue des efforts qu’il produisit (revues littéraires, centre de recherches et autres) que par son impact dans la vie savante du pays. L’entre-deux-guerres donna naissance à plusieurs mouvements de revendication d’une identité africaine et de réévaluation des lieux de production du savoir. L’indigénisme haïtien s’inscrit donc dans une poussée à l’échelle internationale, qui s’avère toutefois bien ancrée dans des réalités propres à l’île caribéenne. En effet, l’indigénisme se voulait une riposte nationaliste à l’occupation américaine, mais également un effort littéraire et culturel revendiquant les racines africaines d’Haïti. Inspiré des travaux du docteur et ethnologue haïtien Jean-Price Mars qui, en plus de critiquer la faillite de l’élite haïtienne, lui reprochait son « bovarysme collectif » et son refus de voir dans son intégralité, l’indigénisme proposait un projet novateur et attrayant pour la jeunesse haïtienne désireuse de se défaire de l’eurocentrisme qui avait marqué les générations précédentes. C’était selon plusieurs cette disposition maladroite à copier l’Europe qui avait fourni un terrain propice pour une offensive américaine en Haïti. L’unité du pays dépendait d’une union entre différents secteurs de la société par l’entremise d’une reconnaissance pleine d’une culture commune. Le Vaudou, jusqu’ici considéré avec appréhension et perçu comme la forme la plus barbare des superstitions africaines, devint désormais un terrain d’investigation respecté voire adulé tant il était associé aux paysans gardiens de l’ « authentique » culture haïtienne. Cet intérêt pour l’authenticité ponctué à la présence humiliante des Américains devait faire naître chez certains une volonté de créer un mouvement politique à l’image de l’indigénisme ». Enfin, au moment de la rédaction du présent article, nous n’avons pas été en mesure de consulter l’intégralité de l’article du théologien/historien David Nicholls intitulé « Embryo-Politics in Haiti - Government and Opposition », 6 :1 (1971). Dans ce texte David Nicholls explore les diverses formes de nationalisme qui ont émergé en Haïti pendant l’occupation américaine (1915-1934). Il évoque des figures telles que celle de l’intellectuel Jean Magloire qui, dans les années 1930, ont glorifié des penseurs et dirigeants fascistes, notamment Mussolini et Hitler, au nom du nationalisme. Selon David Nicholls, Jean Magloire a par la suite occupé un poste ministériel dans le gouvernement de François Duvalier (1957-1971). D’autres sources confirment que Jean Magloire, à l’instar du maurassien Gérard de Catalogne, grand admirateur du maréchal Pétain et proche collaborateur de François Duvalier, a lui aussi activement participé à la diffusion des idées fascistes en Haïti et singulièrement auprès des duvaliéristes.

Deux études sont particulièrement éclairantes pour mieux apprécier et situer le corps d’idées bricolées et défendues par Jean-Robert Placide dans le dispositif idéologique et politique d’une soi-disant « nationalité ethnique » haïtienne et d’une pseudo « langue ethnique » haïtienne présentes sur le « territoire de l’ethnie » haïtienne, Haïti, et de ses liens conceptuels avec le noirisme et l’indigénisme racialiste-fasciste de François Duvalier. Il s’agit d’une part de l’exploration conceptuelle de la filiation idéologique du noirisme et de l’indigénisme effectuée par Micheline Labelle dans un article de grande amplitude analytique, « La force opérante de l’idéologie de couleur en 1946 ». Cet article est paru dans l’ouvrage édité sous la direction du politologue, historien et essayiste Frantz Voltaire, « Pouvoir noir en Haïti. L’explosion de 1946 » (Montréal : V&R Éditeurs et Éditions du CIDIHCA, 1988). D’autre part, il s’agit du travail doctoral de Rodady Gustave, « De l’indigénisme au noirisme : l’exaltation des racines africaines et son influence sur les institutions haïtiennes de 1915 à 1957 » (thèse de doctorat, Université Grenoble Alpes, en cotutelle avec lUniversité d’État d’Haïti, 2019). — (Sur le moirisme, voir également « François Duvalier, le terrible théoricien du noirisme », docu-web de Guy Férolus, critique littéraire, cinéaste et écrivain, site HaïtiInter, 4 décembre 2020 ; voir aussi D. Rogers, Université des Antilles, « De l’origine du préjugé de couleur en Haïti », dans Outre-Mers – Revue d’histoire, 90 (340-341), 2003 ; Brigid Enchill, « Le colorisme et le noirisme dans le contexte haïtien » / Amour de Marie Vieux-Chauvet, paru dans Mouvances francophones, volume 6, numéro 1, 2021.)

La dérive nationaliste / essentialiste / identitariste s’est manifestée à plusieurs reprises chez certains linguistes et intellectuels haïtiens appartenant à l’écosystème de l’Akademi kreyòl. Elle a été observée lorsque le rectorat de l’Université d’État d’Haïti, sous la houlette de l’économiste Fritz Deshommes, a tenté de faire alliance avec le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste au motif combien illusoire et inutile de faire du créole l’une des langues officielles d’un comateux OVNI dénommé CARICOM… Ainsi, « Alors qu’Haïti assure, depuis ce mois de janvier 2013, la présidence de la Communauté caribéenne (CARICOM), le rectorat de l’Université d’État d’Haïti et le comité de mise sur pied d’une académie de la langue créole appellent le chef de l’État, Michel Martelly, à demander que le créole, plutôt que le français, soit l’une des langues officielles de l’organisation régionale » (« Le créole haïtien plutôt que le français comme langue officielle, plaident deux institutions », AlterPresse, 29 janvier 2013).

Unilatéralisme créole, populisme linguistique et égarements institutionnels au ministère de l’Éducation nationale

La scabreuse saga du LIV INIK AN KREYÒL représente une étape particulièrement riche d’enseignements quant aux effets directs de l’unilatéralisme créole, du populisme linguistique et des égarements institutionnels. Dans un récent article, –« Le « Liv inik an kreyòl », marqueur fondamental de l’échec didactique, pédagogique et de gouvernance du système éducatif haïtien » (Rezonòdwès, octobre 2025)–, nous avons livré une analyse amplement documentée de la saga du « Liv inik an kreyòl » au creux de l’échec de la gouvernance du système éducatif national haïtien sous la férule du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. Ainsi, nous avons exposé qu’il est attesté que le bilan des deux mandatures du PHTKiste Nesmy Manigat à la direction de l’Éducation nationale est celui d’un retentissant :

  1. échec de tous les programmes dits de « réforme » du système éducatif national haïtien financés à hauteur de plusieurs millions de dollars ces douze dernières années ;

  1. échec d’une gouvernance ayant ignoré la reddition des comptes ;

  1. échec de la révision curriculaire pensée en dehors d’une politique éducative nationale ;

  1. échec quant à l’élaboration et la promulgation d’une politique du livre scolaire ;

  1. échec quant à la nécessité d’élaborer et de promulguer un énoncé de politique linguistique éducative nationale ;

  1. échec de l’aménagement du créole, à tous les étages de l’École haïtienne, imaginé dans la négation d’un énoncé de politique linguistique éducative nationale ;

  1. échec du projet de LIV INIK AN KREYÒL.

Synthèse des caractéristiques du LIV INIK AN KREYÒL (version papier et version électronique)

En février 2024, le titulaire de l’Éducation nationale Nesmy Manigat a rendu visite au journal Le Nouvelliste (voir l’article « Le ministre de l’Éducation nationale visite Le Nouvelliste et présente la version numérique du livre unique », Le Nouvelliste, 21 février 2024). Il a présenté en ces termes la version numérique du LIV INIK AN KREYÒL : « C’est une véritable révolution sur le chemin de l’équité et de l’inclusion en Haïti qui permettra à des milliers d’élèves défavorisés d’avoir accès à des contenus multimédias riches dans toutes les disciplines obligatoires du cadre d’orientation curriculaire actuel », a jugé Nesmy Manigat. Pour le ministre de l’Éducation nationale, la version numérique du livre unique est signe « d’un nouvel effort pour offrir une éducation de qualité, à travers des programmes d’étude renouvelés et modernisés à toutes les catégories d’enfants ». (…) « Conçu selon la pédagogie basée sur l’approche par compétence, ce nouvel outil a été mis au point par l’Unité de technologie de l’information et de la communication en éducation (UTICE) ».  [Le souligné en italiques et gras est de RBO]

Comme nous l’avons rappelé durant la conférence que nous avons donnée en Haïti, via Zoom, au PEN CLUB des Gonaïves le 21 février 2024 –« Dwa lengwistik tout Ayisyen, dwa pou sèvi ak lang matènèl kreyòl nan tout lekòl ann Ayiti : ki sa Konstitisyon 1987 la di lan sa ? »–, Haïti est le seul pays au monde à vouloir implanter dans son système éducatif national SEPT VERSIONS DIFFÉRENTES d’un LIVRE UNIQUE EN CRÉOLE élaboré par SEPT ÉDITEURS DIFFÉRENTS. Haïti est le seul pays au monde à vouloir instituer une pseudo… « révolution sur le chemin de l’équité et de l’inclusion en Haïti », selon Nesmy Manigat, quitte à emprisonner et à ratatiner toutes les matières scolaires dans l’étroitesse d’un livre unique de 300 pages tandis que les élèves du Sénégal, de l’Afrique du Sud, du Canada, de la Martinique, de l’Algérie, de l’Argentine, de la Finlande ou de la Suisse ont à leur disposition des milliers de livres couvrant diverses matières et accessibles dans les bibliothèques scolaires, municipales ou nationales. À titre comparatif, il est utile de signaler que la Bibliothèque Schœlcher, qui est la bibliothèque publique départementale de la ville de Fort-de-France en Martinique, a été inaugurée en 1893. Elle possède un fonds de 130 000 ouvrages incluant un important fonds antillais. Inaugurée en mars 1939 et responsable du dépôt légal des livres à l’échelle du pays, la Bibliothèque nationale d’Haïti comprenait en 2012 environ 60 000 ouvrages. Première bibliothèque patrimoniale du pays et la plus ancienne bibliothèque d’Haïti, la célèbre Bibliothèque haïtienne des Spiritains (BHS) anciennement Bibliothèque haïtienne des Pères du St-Esprit (BHPSE) a été fondée en 1873 par le Père Daniel Weick. Elle compte aujourd’hui 20 000 ouvrages incluant des documents et collections historiques, des fonds d’archives privées, des cartes, etc. Le remarquable site officiel de la Bibliothèque et archives nationales du Québec (BanQ) répertorie les bibliothèques nationales des États et gouvernements membres ou observateurs de l’Organisation internationale de la Francophonie. Pour la petite île sœur de la Dominique, le site de la BanQ précise que la Bibliothèque publique de la Dominique, membre du National documentation center and public library of Dominica, comprend 50 000 volumes.

Il faut prendre toute la mesure que ce qui caractérise principalement la version numérique du LIV INIK AN KREYÒL pompeusement annoncée par le ministre l’Éducation nationale Nesmy Manigat, c’est que cette version numérique n’a pas été élaborée dans la concertation avec les enseignants et selon les critères d’une politique nationale du livre scolaire politique qui n’existe toujours pas au MENFP. Et elle ne s’inscrit pas non plus dans un programme national d’aménagement du créole, aux côtés du français, dans l’École haïtienne. Cette version numérique n’est que la transposition « technique » (la « photocopie ») immuable, figée, de la version papier de l’ouvrage, elle charrie de ce fait toutes les lacunes méthodologiques, pédagogiques et didactiques de cette version papier, elle ne résout en rien l’échec attesté d’un LIV INIK qui se décline en 7 VERSIONS DIFFÉRENTES ÉLABORÉES PAR 7 DIFFÉRENTS ÉDITEURS. Contactés par nos soins, des éditeurs de manuels scolaires en Haïti ont bien précisé que le BAT (le « bon à tirer ») qu’un éditeur achemine à l’imprimeur est déjà une version numérisée de l’ouvrage à paraître. D’autre part, sur le plan technique, les professionnels familiers de la production de livres numériques assurent qu’il suffit d’un ordinateur, d’un équipement dédié à la numérisation directe de textes, d’images et de sons (c’est le rôle du scanneur et d’un logiciel dédié) pour obtenir en une demi-journée un « livre numérique » ou une version plus élaborée, un « livre numérique enrichi » d’environ 300 pages… L’on a bien noté qu’il y a tromperie sur la marchandise lorsque le MENFP soutient, frauduleusement, que la version numérique du LIV INIK AN KREYÒL présentée au Nouvelliste « permettra à des milliers d’élèves défavorisés d’avoir accès à des contenus multimédias riches dans toutes les disciplines obligatoires du Cadre d’orientation curriculaire actuel ». La démonstration n’a pas été faite, qui aurait permis de savoir si la version présentée au Nouvelliste le 21 février 2024 est effectivement un « livre numérique enrichi » (en anglais : « enriched ebook », « enhanced ebook ») qui, au plan technique, est le seul dispositif permettant d’avoir accès à des contenus multimédia enrichis nécessitant une connexion à Internet. L’on a gardé en mémoire que la plateforme « PRATIC » –lancée dans la précipitation par le ministère de l’Éducation nationale durant la pandémie de Covid 19 et destinée l’enseignement à distance–, annonçait elle aussi « l’accès à des contenus multimédias riches dans toutes les disciplines », mais en réalité cela n’a pas été le cas puisque les « experts » de l’Unité de technologie de l’information et de la communication en éducation (l’UTICE) au sein du ministère de l’Éducation n’avaient effectué que le « copier-coller » brut des programmes et des cours… (voir l’article « Le LIV INIK AN KREYÒL, version numérique, ou la permanence du bluff cosmétique au ministère de l’Éducation nationale d’Haïti », par Robert Berrouët-Oriol, Médiapart, Paris, 24 février 2024). La version numérique du LIV INIK AN KREYÒL, soi-disant destinée à permettre « à des milliers d’élèves défavorisés d’avoir accès à des contenus multimédias riches dans toutes les disciplines obligatoires du Cadre d’orientation curriculaire actuel », n’a pas passé l’épreuve d’une implantation planifiée et mesurable dans le système éducatif national. Il s’est avéré être un autre « gadget », un nouvel instrument de propagande là où la majorité des élèves, de langue maternelle créole, ne disposent ni d’un ordinateur personnel ni d’une connexion à Internet, ordinateur et connexion dont le coût est extrêmement élevé en Haïti. NOTE – Sur le volet didactique en particulier, voir notre article « Le LIV INIK AN KREYÒL et la problématique des outils didactiques en langue créole dans l’École haïtienne » (Rezonòdwès, 13 août 2023).

Synthèse de l’article – Dans le déroulé du présent article nous avons mis en lumière et analysé les principaux facteurs de blocage de l’aménagement du créole dans le système éducatif national. Au plan institutionnel, l’aménagement du créole dans l’École haïtienne fait face à des obstacles majeurs : (1) l’inexistence de LA politique linguistique éducative de l’État ; (2) la lacunaire formation didactique des enseignants et l’inexistence d’une formation spécifique en didactique du créole langue maternelle ; (3) en dépit des remarquables efforts des éditeurs de manuels scolaires depuis plusieurs années, insuffisance et raréfaction des outils pédagogiques et lexicographiques en langue créole (guides du maître et de l’élève, dictionnaire unilingue créole ou bilingue français-créole) ; (4) l’inexistence d’une politique nationale du livre scolaire ; (5) le besoin manifesté par nombre de rédacteurs de manuels scolaires de disposer d’une orthographe créole codifiée et standardisée par une autorité scientifique reconnue (la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti) ; (6) le faible niveau de concertation entre le ministère de l’Éducation et les associations professionnelles d’enseignants.

Perspective – Il est hautement souhaitable qu’une TABLE DE CONCERTATION NATIONALE soit prochainement mise sur pied à l’initiative des organisations des droits humains, de la Faculté de linguistique appliquée, du Regroupement des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH), de l’Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti (APKA) et de la Féfération des Barreaux d’Haïti en vue d’instituer un cadre de réflexion et de propositions ciblant l’aménagement des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français. Dans un esprit d’ouverture et de dialogue, il est souhaitable que le ministère de l’Éducation nationale soit invité à contribuer aux travaux de cette TABLE DE CONCERTATION NATIONALE.

(*) Par Robert Berrouët-Oriol

Linguiste-terminologue

Conseiller spécial, Conseil national d’administration

du Regroupement des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH)
Konseye pèmanan, Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti (APKA)

Membre du Comité international de suivi du Dictionnaire des francophones

Montréal, le 17 novembre 2025