L’éphéméride du 18 novembre

La bataille de Vertières, 18 novembre 1803, Haïti ou le jour où le droit à l’afro descendance et à la citoyenneté a triomphé dans les Amériques
vertieres

Valmy, Austerlitz, Ulm, Waterloo… autant de batailles dont les noms nous sont familiers. Mais qui, en dehors d’Haïti, a déjà entendu parler de la bataille de Vertières, point d’aboutissement spectaculaire et sanglant de la guerre d’indépendance haïtienne ? Qui sait que cet affrontement s’est soldé, le 18 novembre 1803, par l’une des pires défaites napoléoniennes ? Que les Noirs s’y réclamaient des idéaux de la Révolution ? Ceux qui connaissent cette histoire sont peu nombreux, car la France vaincue s’est employée à effacer les traces de sa déconfiture dès la bataille terminée. Depuis 220 ans, Vertières est tour à tour occultée, à peine mentionnée ou encore mal datée, sans parler de l’argument encore prévalent selon lequel les soldats de l’armée indigène n’auraient pu triompher n’eussent été de la fatigue et du découragement des soldats français et de l’aide militaire de l’ennemi britannique allié à Jean-Jacques Dessalines. Pourtant, Vertières aurait dû faire date : son issue, désastreuse pour la puissance coloniale française, allait fissurer de manière irrémédiable les assises de l’esclavage et du colonialisme. Vertières consacrait la victoire du droit à la vie (et donc à l’afro-descendance), à la citoyenneté et à la liberté.

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La bataille de Vertières du 18 novembre 1803 est la plus grande et la dernière des trois grandes batailles de la guerre de l’indépendance. Les deux autres grandes batailles sont celle de la Ravine-à-Couleuvres du 23 février 1802 suivie de celle de la Crête-à-Pierrot (4-24 mars 1802). Au cours de ces deux grandes batailles de 1802 dans l’Artibonite, ce sont les troupes indigènes qui étaient assiégées par les troupes françaises de Leclerc. Mais lors de la bataille de Vertières, ce fut le contraire. Ce sont plutôt les troupes françaises qui étaient cette fois assiégées par les indigènes. Les troupes de Rochambeau contrôlaient dix forts dans les environs de la ville du Cap dont deux, Picolet et d’Estaing, protégeaient le port. Les autres huit fortifications étaient Vigie, Bréda, Pierre-Michel, Bel-Air, Jeantot, Hôpital Champlain, Vertières et la butte Charrier.

Ces forts assuraient l’hégémonie des Français et protégeaient l’accession à la ville du Cap. Les troupes françaises étaient tellement bien implantées dans le fort Vertières, situé à deux kilomètres du Cap-Haitien, qu’elles pensaient que personne ne pourrait les déloger. Avec un astucieux dispositif de cavalerie, d’artillerie, et surtout de grenadiers qui méprisaient la mort, les forces indigènes (20 000 contre 5 000 Français), firent la preuve d’une étonnante supériorité pour vaincre la plus grande armée d’Europe : vaillance, courage, intrépidité, capacité d’organisation, de stratégie et de tactique, don de soi, générosité, etc. La volonté de vaincre était au plus haut point, même si le prix à payer en vies humaines était très élevé.

Les Français répondent par des actions répressives à la détermination des soldats insurgés. Comme le relate Beaubrun Ardouin, les Français « les noyaient, les pendaient, les fusillaient, les étouffaient dans la cale des navires » avant de les faire « dévorer par des chiens amenés de Cuba [2]. » L’intensification de l’extermination atteint des sommets quand Rochambeau fit exécuter une centaine d’hommes à Jacmel. Ardouin écrit : « Rochambeau les fit embarquer sur un navire de guerre : on les plaça dans la cale en fermant hermétiquement les écoutilles, après y avoir allumé du soufre. Ces malheureux furent asphyxiés et leurs cadavres jetés ensuite dans la mer. C’est à ce barbare qu’on doit imputer ce genre de mort, qu’il inventa dans sa rage d’extermination et qui fut employé si souvent sous son gouvernement [3]. » Un crime précurseur des chambres à gaz des nazis que Claude Ribbe [4] a dénoncés clairement en 2005, sans référence oblique ni écriture détournée, en montrant la commune dynamique politique qui unit ces crimes de Napoléon à ceux d’Hitler. Mais dans la conjoncture de 1803, ces crimes ont soudé les soldats de l’armée indigène qui ont préféré mourir au combat plutôt que d’être dévorés par les chiens anthropophages de Rochambeau ou d’être gazés au dioxyde de soufre.

Commandant les forces indigènes à partir de l’habitation Le Normand de Mézy au Limbé, à cinq kilomètres des combats, Dessalines se révèle un génial précurseur de la guérilla moderne. D’abord, son choix du lieu de naissance de Mackandal et de Boukman pour établir son quartier général n’est pas un hasard. Il se ressourçait sans doute dans la mémoire de la révolte générale des esclaves des 14 et 22 août 1791. Les troupes de Dessalines attaquent sur différents points et obligent l’ennemi à se disperser pendant qu’elles se concentrent en même temps sur l’objectif principal qui est la prise de Vertières. Géniale stratégie s’appuyant sur la flexibilité au plus haut point. Les hostilités commencent avec Augustin Clervaux qui attaque le Fort Bréda aux premières heures du jour le 18 novembre. Dans le même temps, Henri Christophe et Paul Romain assaillent le fort Vigie de l’autre côté de Vertières, puis dirigent leurs feux sur le Fort d’Estaing. François Capois (dit Capois-la-Mort) affronte la butte Charrier plus élevée que le Fort Vertières. Il attaque ensuite Vertières avec ses grenadiers. Après trois assauts successifs au cours desquels ses troupes sont décimées par la mitraille et les boulets, Capois lance un quatrième assaut avec encore plus de bravoure.

Les soldats chantent « Grenadiers ! A l’assaut, ça qui mouri pas z’affaire a yo, Nan point manman, Nan point papa, Grenadiers ! A l’assaut, Ça qui mouri, z’affaire a yo ! » Le cheval de Capois est atteint du boulet d’un canon. Il se met debout et, sabre au poing, se lance à pied à la tête de ses troupes en criant En avant, En avant ! Un autre boulet lui enlève son chapeau. Il continue le combat. Son héroïsme est tel que Rochambeau fait rouler les tambours, arrête la bataille et envoie un officier le féliciter pour sa bravoure. L’anthropologie culturelle haïtienne associe ce haut fait d’armes à l’intervention d’Ogoun Feray, dieu de la guerre dans le vaudou. Le combat reprend. Dessalines envoie à Capois des renforts dirigés par Louis Gabart et Jean-Philippe Daut. Ces derniers s’emparent de la butte Charrier. Au cours des combats qui durent plus de douze heures, les troupes indigènes perdent 1200 hommes, parmi lesquels les généraux Paul Prompt et Dominique. Du côté français, c’est la débandade.

Le matin du 19 novembre, Rochambeau annonce à Dessalines sa capitulation. Après la victoire des forces indigènes, les Français demandent dix jours pour retirer leurs troupes. En honneur de cette bataille héroïque, le 18 Novembre est considéré comme le jour de l’armée en Haïti. Il existe deux versions concernant la date de la proclamation de l’indépendance. Selon un texte paru en 1820 en France [5], l’indépendance aurait été proclamée la veille du jour désigné pour l’évacuation de l’île, soit le 29 novembre 1803, à Fort Dauphin, devenu Fort Liberté, par les généraux Dessalines, Christophe et Clervaux. Thomas Madiou [6] publie ce document en prenant la précaution de préciser qu’il doute de son authenticité, puisque Dessalines était au Cap le 29 novembre 1803 et non à Fort Dauphin. Ce document a été repris dans l’ouvrage de Gaspard Mollien [7] écrit en 1832 qui précède de quinze ans l’Histoire d’Haïti de Thomas Madiou publié en 1847.

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